"Un manifeste en faveur de la sociabilité hybride" : Les liaisons numériques dans Réseaux n. 166

Le vol. 29 num. 166 de la revue savante Réseaux : Communication – Technologie – Société propose une recension de l’ouvrage d’Antonio Casilli Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).

L’ouvrage [est] bâti sur une métaphore théâtrale : trois grandes notions (chacune étant l’objet d’une partie) : l’espace, le corps et le lien social, deviennent respectivement scène, protagoniste et intrigue avant d’être passées au crible du réseau des réseaux.

[…] Des profondes transformations qui affectent l’espace privé, la sphère publique n’est pas exempte. Antonio Casilli affirme, sur la base d’un entretien avec un cyberactiviste anglais et d’une observation participante au sein d’un groupe de blogueurs politiques californiens, que la « distinction entre privé et public est de moins en moins tangible ». Pour lui, la logique participative d’Internet, avec ses réseaux sociaux, ses listes de diffusion et ses blogs, non seulement montre que les usages numériques ne vont pas dans le sens d’une dépolitisation des citoyens, mais qu’ils peuvent, en court-circuitant les différents niveaux de représentationpolitique, sinon renforcer la démocratie, du moins en redéfinir les règles.

Entre ces espaces privés et publics transformés, l’auteur se demande comment l’usager parvient à se ménager un lieu propre. C’est l’occasion pour lui d’aborder ce qu’il appelle le « paradoxe de la privacy ». Comment expliquer que les internautes se préoccupent sans cesse davantage de la protection de leurs données pour en divulguer des quantités toujours plus importantes ? Deux hypothèses sont avancées : d’une part, la gestion de la privacy serait à la fois contrôle des flux entrants et sortants d’informations, ce qui autoriserait les usagers à peser stratégiquement les risques du dévoilement et les gains de la visibilité ; d’autre part, ces bases de données d’informations personnelles que sont Facebook, MySpace et autres, mettraient en jeu une « surveillance participative » dont les internautes seraient des acteurs volontaires.

[…]

La dernière partie, attachée à déconstruire le mythe des propriétés désocialisantes d’Internet, fait l’inventaire des caractéristiques du lien social numérique. L’auteur y cite Grannovetter, Burt et Milgram, pour affirmer que les réseaux sociaux mettent en pratique à la fois « la force des liens faibles », l’importance du comblement des trous structuraux dans le renforcement du capital social et la portée des effets « petits mondes », amplifiée par le Web 2.0. Étudiant les pratiques d’amitié et d’amour en ligne, il montre comment le friending (« activité productive qui crée de la valeur ajoutée à travers le travail collaboratif de plusieurs usagers interliés ») et le dating (l’ensemble des pratiques sociales d’un couple préparant la relation amoureuse) les transforment respectivement, en réintroduisant pour le premier une sorte de « toilettage » social, et en ritualisant, pour le second, la progression de la relation. Génératrices de confiance, les relations sociales assistées par ordinateur offriraient une maîtrise supplémentaire aux acteurs dans la construction de leur socialité. C’est pourquoi Antonio Casilli peut conclure en affirmant que « les technologies numériques ne représentent pas une menace pour le lien social », mais qu’« elles en constituent au contraire des modalités complémentaires ».

Les liaisons numériques se présente comme un manifeste en faveur de la sociabilité hybride qu’engendrent l’informatisation et la connexion croissante des sociétés humaines. Complémentaires des relations sociales traditionnelles, ces liaisons permettraient à la fois un enrichissement de l’espace social, un empowerment du corps et une diversification du lien social.