Snob.ru : distinction 2.0 ou inégalité en réseau ?

Au hasard de mes explorations en ligne, je découvre Snob.ru, service de réseautage pour “l’élite de la société russe”. Tout comme son homologue international asmallworld.net, ce site créé en 2008 permet à des personnes aisées d’afficher leurs goûts et leurs styles de vie distinctifs dans un cadre valorisant. Sponsorisé par le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, le réseau a été souvent présenté dans la presse internationale comme un repaire de nouveaux beaufs, symptôme de la décadence anthropologique de la Russie de Putin.

Mais il est surtout une mine d’or pour tout chercheur travaillant sur les pratiques de consommation actuelles, et surtout une occasion unique pour mettre à jour certaines notions sociologiques, de la consommation ostentatoire de Veblen à la distinction de Bourdieu, de l‘élite du pouvoir de C. Wright-Mills au rôle de la violence symbolique chez Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot.

Ceci dit, l’existence même d’un réseau de ce type et de la culture spécifique qu’il contribue à développer, nous met face à la question de savoir quel est l’impact des médias sociaux d’Internet dans la perpétuation des inégalités sociales. Sont-ils bien des laboratoires d’intégration ou bien des déclencheurs de formes de ségrégation et de fractures sociales de plus en plus aiguës ?

Souvent, d’une manière certes expéditive, certains commentateurs ont résumés mes positions à ce propos en  affirmant que la pratiques des médias sociaux “augmente” le capital social des usagers. En fait, comme je l’expose dans Les liaisons numériques et dans d’autres textes, je suis d’un avis fort différent : les médias sociaux sont utilisés pour “optimiser” (au sens de maximiser sous contrainte) ledit capital social (au sens de l’ensemble des ressources relationnelles qu’un individu a à sa disposition pour atteindre ses but personnels, politiques ou professionnels). Ceci évidemment permet d’activer “la force des liens faibles” si chère à Marc Granovetter ou de faire valoir – selon les exigences du moment – des logiques de cohésion (bonding) ou de connectivité (bridging), mais sans gommer les effets de la stratification sociale qui opèrent à un niveau beaucoup plus foncier – du moment où on fait le choix d’adhérer à un service de networking orienté à une certaine catégorie d’usagers jusqu’au moment où on arrive à développer et à entretenir les compétences et les attitudes nécessaires pour évoluer dans ledit service.

La question reste de savoir si ces réseaux permettent une transmission de pratiques culturelles et de modes de consommations d’un milieu à l’autre. Est-ce que les nouveaux riches russes sont en train de jeter des passerelles vers d’autres milieux pour leur permettre une quelque forme d’ascension sociale ou symbolique ? Un texte de Tine Roesen paru dans la dernière livraison de Digital Icons nous aide à trouver quelques éléments de réponse.

Tout en affichant ses fonctionnalités de média social, Snob.ru n’a pas fait de la sociabilité en ligne (ici restituée par le terme общение, qui désigne plutôt la communication) sa caractéristique principale. Bâtie autour d’une “infrastructure  humaine unique” (уникальный круг собеседников, un noyau de membres influents activement sélectionnés), la communauté Snobshchestvo ne s’ouvre pas à la diversité. Tout au plus elle l’instrumentalise en permettant un accès libre (mais payant) au service et en segmentant ses utilisateurs entre “aisés”, “bien éduqués”, “fortunés” etc.

Tout en devenant de plus en plus ouvert au fil des années, Snob.ru demeure “une aire protégée de l’Internet” (охраняемая территория в Интернете), une sorte d’îlot résidentiel voué à une logique “non-massmédiatique” (средство немассовой информации). Le tout finit par ressembler à un de ces ghettos du Gotha dont parlent Pinçon et  Pinçon Charlot : des enclaves où l’entre-soi est cultivé à l’extrême en se positionnant de manière ambiguë par rapport à un extérieur tantôt éloigné tantôt exploité par les nouveaux riches.