Compte rendu de “Qu’est-ce que le digital labor ?” (Rue89 – L’Obs, 6 sept. 2015)

Dans le site d’information Rue89, Rémi Noyon dresse un compte rendu synthétique et incisif de Qu’est-ce que le digital labor ? (INA Editions, 2015).

J’ai réalisé que j’étais exploité (et que je ne pouvais rien y faire)

Rémi Noyon | Journaliste Rue89

C’est une drôle de théorie, qui commence à prendre corps, dans le sillage d’une autre. Les intellos de gauche s’intéressent à la théorie des communs et, dans les plis de celle-ci, à celle du « digital labor » – cette captation par des entreprises de la valeur générée par vos activités en ligne.

Le 27 août dernier, les sociologues Antonio Casilli et Dominique Cardon ont publié un court livre sur la question, « Qu’est-ce que le Digital Labor ? » (éditions Ina). C’est un dialogue incisif qui permet de faire le point sur l’avancée du concept. Je l’ai lu. Voici ce que j’ai retenu.

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Sur Facebook, vous bossez

(Sur Rue89 aussi)

La couverture du livre « Qu’est-ce que le Digital Labor ? »

Il n’est pas rare que mon rédacteur en chef conclue une discussion en suggérant de « demander à nos lecteurs de participer ».

Cela peut s’entendre comme un appel désintéressé. N’est-ce pas le fondement même d’Internet de permettre cette mise en réseau ?

Antonio Casilli y décèle plutôt un travail gratuit. Pour lui, nos traces, nos flux, nos micro-actions sont devenus la matière première du « capitalisme cognitif » – celui qui délaisse les usines pour les universités, les produits de consommation pour la connaissance.

Il ne s’agit pas que des commentaires laissés sur Rue89. Mais aussi des « like », des tweets, des recommandations postées sur TripAdvisor, des données émises par nos téléphones, de nos historiques de recherches, de nos photos publiées sur Instagram ou Flickr, de nos achats sur Amazon, etc.

Au passage, ce travail fait de vous, de nous, une « armée de réserve de “travailleurs qui s’ignorent” ». Ensemble, nous mettons la pression sur les journalistes, l’industrie culturelle, et tout ces métiers susceptibles de se faire « ubériser ». Il existe même des sites d’actualité qui font traduire leur contenu par des internautes désireux d’apprendre une langue…

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Des gestes simples

Tu sais cliquer ?

Le « digital labor » ne demande pas des compétences ou des talents particuliers. Le cas le plus flagrant est peut-être celui du Mechanical Turk d’Amazon. Cette plateforme met en relation des travailleurs qui réalisent des tâches simples, des « HITS », pour des entreprises qui les rémunèrent pour écrire un commentaire, cliquer, regarder une vidéo, etc.

Mais la logique du « digital labor » va bien au-delà. Ce travail, parcellaire et atomisé, n’est pas toujours rémunéré. En fait, il ne l’est que rarement. Pour « vérifier que vous n’êtes pas un robot », Google vous demande parfois de déchiffrer des mots déformés. Sans le savoir, vous aidez à la numérisation de Google Books. Gratuitement.

A chaque fois, le travail fourni consiste en des gestes simples, insignifiants. C’est l’idéal du travailleur flexible – le contraire de l’homme de métier. Nous ne sommes pas pas très loin du « travail en miettes » de Georges Friedmann, qui décrivait, avant l’invention d’Internet, l’assèchement du travail par l’hyper-spécialisation. Dans ce schéma, les hackers seraient l’incarnation moderne des ouvriers spécialisés qui pouvaient – quel luxe ! – choisir leur employeur.

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N’allez plus aux hackathons !

On vous a menti

Tout le génie d’une « plateforme » est d’attirer un essaim, une « multitude ». Et de le laisser bosser à sa place.

Ce fonctionnement de l’économie numérique, cette captation de valeur, serait la face libérale de l’éthique « hacker », héritée de la contre-culture des années 60. Celle-ci a insisté sur les comportements positifs, gentillets, du Web : la participation, la générosité, le don, etc.

Il ne reste que peu d’enchantés qui pensent que cette collaboration se fait de façon désintéressée, pour la beauté du geste. L’analyse la plus courante veut que les contributeurs de Wikipédia, par exemple, donnent de leur temps afin de gagner des points de réputation. Cette approche est le début de l’analyse « économique » d’Internet : lorsque l’on quantifie, il n’est plus très compliqué de calculer un prix.

En allant au bout de cette logique, la théorie du « digital labor » retourne le discours « hacker » comme un crêpe pour affirmer que les contributions s’apparentent à du travail. Et, que pour le moment, il est payé peau de zob. On vous a menti ! Vous avez été couillonné ! N’allez plus aux hackathons !

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L’exploitation heureuse

Oui oui

L’exploitation devient parfois évidente. En 2014, les photographes adeptes de Flickr se sont agacés de voir que la plateforme annonçait la vente de posters tirés de leur œuvres. Pourtant, celles-ci avaient été publiées avec autorisation de réutilisation commerciale. Rien n’empêchait donc Flickr d’en tirer profit.

A en croire Casilli, ce travail diffus ne serait guère visible autrement que par ces petits symptômes. La raison en est simple : « face à un haut degré d’exploitation, nous connaissons un faible degré d’aliénation ». Pour le dire autrement, nous serions exploités de façon heureuse (à se demander donc si c’est de l’exploitation, mais nous y reviendrons plus bas).

« L’aliénation est largement supportable […] parce que son extraction de valeur se base sur les mêmes technologies sociales qui entretiennent le lien personnel entre l’usager-travailleur et sa communauté. »

En tentant d’identifier un autre symptôme de ce travail non-reconnu, Antonio Casilli ose une hypothèse audacieuse : les trolls seraient des luddites, comme les canuts lyonnais qui mettaient leurs sabots dans les machines à tisser pour perturber l’industrialisation.

« Si toute participation à la vie en ligne peut être assimilée au travail, le fait d’empêcher cette participation peut, à mon avis, parfois être assimilé à une forme de sabotage. »

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Inutile de courir, il n’y a pas de salut

Sauf dans une zone blanche

Il ne s’agit pas seulement de « like », ou de messages postés depuis l’écran d’un ordinateur de bureau. Les smartphones – et l’internet des objets – nous font basculer dans une production encore plus diffuse, plus collante. Les données émises par nos téléphones – sans aucune action de notre part – ont une valeur économique. Nos déplacements, smartphones en poche, deviennent un travail.

Les « trois 8 » (travailler, s’éduquer, se reposer) ont été remplacés par les « trois 24 ». Tout se mélange. Travail et loisir. Vie privée et vie professionnelle. Il est donc illusoire d’espérer échapper à ce travail de tous les jours, de toutes les heures. Sauf à casser vos smartphone. Et votre GPS. Et tous les objets qui intègrent une carte RFID (carte de transport, de cantine, etc.).

Cette emprise sur le quotidien est décrite par des néologismes comme « weisure » (contraction de « work » et « leisure ») ou « playbor » (« play » et « labor »). Elle n’est d’ailleurs pas exclusive au numérique : dans les magasins Ikéa, vous n’achetez pas un meuble, mais le privilège de le monter vous-même.

« En poussant à sa limite extrême ce raisonnement, nous pourrions identifier la forme paradigmatique du digital labor dans l’acte même d’être en ligne. »

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Des conséquences très concrètes

Uber ou l’économie des miettes

Cette économie collaborative n’est pas un nuage lointain. Elle rejaillit sur la sphère réelle – à supposer qu’une telle distinction ait encore un sens. C’est le cas avec Airbnb, Uber ou TaskRabbit, qui « met en contact une personne prête à réaliser une tâche simple avec une autre personne à l’emploi du temps trop chargé pour la réaliser elle-même ».

Antonio Casilli n’est pas trop fan de ces « services » :

« [Le travailleur] se retrouve dans une situation de précarité extrême, car son revenu n’est pas garanti, pas plus que son flux d’activés : la flexibilité est totale. »

Une fois cela posé (ainsi que la question des accidents du travail, des cotisations, des règlements), il suggère d’être méfiant vis-à-vis des applications qui vous promettent de sauver le monde. Ce sont, si l’on suit la pente théorique du « digital labor », des moyens d’étendre l’empire du capitalisme sur nos vies.

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La solution ? Le fric pour tous

On peut rêver

Il existe bien une esquisse de syndicat pour les travailleurs du Mechanical Turk d’Amazon. Le site « We are Dynamo » est né de la rencontre entre des chercheurs de Stanford et des « turkers ». Il fédère des utilisateurs de la plateforme et leur permet de parler d’une seule voix face à Amazon.

C’est la version de gauche. A droite, les libéraux voudraient créer des micro-royalties. Chacun deviendrait l’entrepreneur de ses données. Et chaque action en ligne ouvrirait le droit à une mini-redevance. Mais c’est déjà reconnaître que ses informations, souvent intimes, sont une marchandise comme une autre.

Casilli préfère donc l’idée d’un revenu de base qui viendrait sanctionner ce travail diffus.

Avant d’en arriver-là, il espère que la reconnaissance du « digital labor » permettra de réformer la fiscalité du numérique. Reconnaître que la valeur est créée par les utilisateurs français de Facebook limiterait le rapatriement des profits vers Dublin.

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Une théorie de vieux marxiste ?

Trop de chiffres, trop de lettres

Bon. Dominique Cardon, qui donne la réplique à Antonio Casilli, se demande si tout ce qui précède n’est pas une théorie de marxiste non-assumé (je résume). Il est vrai que le « digital labor » s’inscrit bien dans les notions de « surtravail », de « plus value » et de spoliation.

Cardon n’est pas surpris. Si ce type de théorie se développe, c’est parce qu’Internet a perdu son innocence. C’était un univers sympathique, où le travail n’était pas considéré comme du travail. Puis son usage s’est massifié, les sites marchands se sont développés, il a été question de surveillance et de « gouvernance algorithmique ».

En se « noircissant », Internet a invité les chercheurs à le considérer autrement, à y ré-injecter les concepts de l’économiste (contrat, échanges, rémunérations).

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Ou de dandy blasé ?

C’était mieux avant

Mais Cardon va plus loin (le coquin) :

« Le paradoxe est que, ayant étonnamment “réussi”, Internet donne à tous ceux qui ont participé à ses premiers pas, le sentiment que son esprit initial, une enfance libre et indocile, a été confisqué. »

Délogés de leur avant-garde, les théoriciens d’Internet auraient cherché une nouvelle position critique. Après s’être plongés dans des contributions complexes (textes, codes, etc.), ils n’estimeraient guère la vulgarité des « petites participations » tel que le fait de « liker ». D’où la constitution, un peu condescendante, d’une théorie de la servitude volontaire. Celle-ci ne décrirait que mal une réalité complexe et infantiliserait les internautes :

« C’est par exemple ce qui arrive si vous allez expliquer à la blogueuse tricot passionnée et enthousiaste qu’elle est, en fait, en train de “travailler” pour enrichir une variante subtile du capitalisme qui l’a mise à la besogne sans qu’elle ne se rende compte de son aliénation. »

Source: J’ai réalisé que j’étais exploité (et que je ne pouvais rien y faire) – Rue89 – L’Obs