censure

Etude sur la censure des médias sociaux et les émeutes : la presse internationale en parle

Le sujet est plus que jamais d’actualité : à l’occasion des Jeux Olympiques de Londres, les autorités britanniques redoutes des nouvelles explosions de violence comparables aux émeutes qui ont secoué l’Angleterre l’année dernière. L’étude d’Antonio Casilli et Paola Tubaro sur la censure du Web en cas de violence civile, initialement publiée en 2011 sous forme de blog, vient de paraître dans le numéro 115 de la revue Bulletin of Sociological Methodology sous le titre  “Social Media Censorship in Times of Political Unrest – A Social Simulation Experiment with the UK Riots”.

Les médias internationaux ont relayé l’information. Ici de suite, les liens vers les sources principales.

Communiqué de presse SAGE publications

CNN

The Daily Mail

Yahoo Lifestyle

Technorati

The Times of India

GigaOM

Buzzfeed

Sify News

Phys.org

Science Daily

Zee News TV India

Oman Tribune

The Free Library

L’atelier

Sciencenewsline

Le Soir d’Algérie

Tempo Indonesia

Sur le blog d’Antonio Casilli Bodyspacesociety une version préprint de l’étude est disponible, ainsi qu’à d’autres informations de référence (vidéo, simulations, bios des auteurs, etc.)

"Contre la censure du Net" : video du TEDx talk d’Antonio Casilli (Paris, 19 mai 2012)

A l’occasion du TEDx Paris Universités, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) a présenté les résultats de l’étude ICCU (Internet Censorship and Civil Unrest) conduit avec Paola Tubaro (Université de Greenwich, Londres). La vidéo de son talk est désormais disponible en ligne.

La censure est extrêmement difficile à étudier du point de vue des sciences sociales. Dans la mesure où elle est une interruption de flux d’information, les données relatives à ses conséquences et à son efficacité prétendue sont souvent inaccessibles aux chercheurs. C’est pourquoi nous devons nous appuyer sur une méthode innovante : la simulation sociale.  Cette méthode consiste à construire des simulations informatiques (en l’occurrence des systèmes multi-agents), c’est-à-dire des logiciels modélisant des phénomènes empiriquement observés. Les simulations poussent les logiques des faits sociaux à l’extrême et nous aident à réfléchir à leurs déterminantes.  Pour illustrer cette démarche, faisons un petit pas en arrière dans le temps. C’est le début du mois d’août 2011 –  et Londres brûle. Les émeutes britanniques ont commencé.

La situation est extrêmement complexe : bavures de police, violence civile des émeutiers, grogne des citoyens et surtout le premier ministre David Cameron qui annonce à la télé son intention de censurer les médias sociaux qu’il qualifie de « porteurs d’un discours de haine et de violence ».  Ce même Cameron avait été, quelques mois auparavant, le premier leader occidental à se rendre en Egypte après la chute de Moubarak. A cette occasion, il avait salué le rôle d’Internet dans le Printemps Arabe. Ô sublime hypocrisie des hommes politiques ! Vecteurs de démocratie en Egypte, les médias sociaux étaient désormais devenus les graines de l’anarchie au Royaume-Uni.  Anarchie, ou plutôt simple criminalité : les conservateurs anglais s’accordent pour dire que les émeutes de l’été 2011 n’ont aucune dimension politique. Le maire de Londres, Boris Johnson, déclare haut et fort : « Je ne veux plus d’explications sociologiques : je veux de la répression ».

Le schéma d’explication de l’action sociale adopté par le gouvernement anglais est très clair – et très réducteur. Les acteurs de ces événements appartiennent à deux catégories. D’une part, les émeutiers : des voleurs, des criminels dont le seul mobile est leur soif de pillage. De l’autre, les forces de l’ordre chargées de les réprimer.  Mais en se rendant sur le terrain, l’observation des lieux touchés par les émeutes, la collecte de documentation (par ex. les sources de presse), l’exploration en ligne ou la veille dans les médias sociaux, et bien sûr les conversations avec des personnes concernés par ces événements – nous restituent un tout autre tableau. Un jeu d’acteurs et de règles de comportement fort différent se dessine. Le degré zéro de ce fait social qu’est une émeute est représenté par un « citoyen » lambda, en situation de calme. Il s’adonne à ses activités quotidiennes mais, quand le niveau de ressentiment et de mécontentement dépasse un certain seuil, il peut devenir « actif ». Il passe alors en mode émeute, et il y reste tant que l’intervention de la « police » ne le contienne, en rendant inactif pendant une période plus ou moins importante tout individu « interpellé ».

Voyons alors qu’est-ce que cela donne dans notre simulation informatique. Nous avons une simple interface dans laquelle un certain nombre de variables (densité relative de citoyens et de policiers, légitimité du gouvernement, etc.) sont configurées.  Dans son état initial, cette simulation présente une grille peuplée exclusivement de citoyens en calme et de policier.  Une fois mise en marche, la simulation nous montre une situation de violence civile : les émeutiers s’activent, se groupent, résistent à la police qui cherche à les arrêter et à les transformer en inactifs.  Nous pouvons suivre, en regardant les courbes à la droite de l’écran, la progression du nombre d’émeutiers, du nombre de personnes interpellées (qui se stabilise) et du nombre de citoyens qui ne participent pas aux émeutes (qui diminue depuis le début).  Nous pouvons aussi suivre le comportement d’un seul citoyen. On a choisi celui-là, par exemple. On va l’appeler Ted. Il est entouré par un cercle qui représente sa « vision », c’est-à-dire sa capacité à connaître les événements qui se passent autour de lui. Il passe à travers plusieurs états : initialement il est inactif, mais ensuite il participe aux émeutes et parfois il se fait arrêter par la police.

Et les médias sociaux, dans tout cela ? Facebook, Twitter et le réseau de BlackBerry BBM ont été pointés du doigt pendant les faits de l’été 2011. Pourtant, nous ne pouvons pas croire à l’hypothèse simpliste qu’il « déclenchent » les émeutes. Tout au plus, ils les accompagnent, ils les équipent.  Mais comment ? Grâce à ce qu’on a défini comme la « vision » de chaque individu. C’est le cercle qui entoure notre citoyen Ted dans notre simulation. Dans une situation normale, le cercle à un diamètre 1 et Ted ne peut voir que dans son contexte proche. Mais s’il se sert des médias sociaux, son diamètre de vision devient plus important. Il peut alors savoir ce qui se passe à 1, à 5 ou à 50 kilomètres de chez lui. Il peut décider de se rendre dans un autre quartier, par exemple, pour prendre part aux actions des émeutiers. Mais quand la censure intervient, son champ de vision rétrécit. La censure interrompt des flux de communication. Elle diminue la capacité des individus à saisir les caractéristiques de leur contexte. Dans ce sens, la censure aveugle les acteurs sociaux.

Et quelles sont ses conséquences? Comment influence-t-elle la violence civile au niveau agrégé et dans le temps. Les résultats de nos simulations sont clairs. 1) Dans le cas d’une censure totale, la violence monte tout de suite, atteint un plateau et reste au maximum. C’est ce qu’on appelle « le scénario Moubarak », voire la situation dans laquelle avait été précipitée l’Egypte après la décision de couper l’accès à Internet. 2) Dans le deuxième cas, de censure partielle, nous devons nous attendre à un pic de violence initial. Ensuite elle se stabilise à un niveau très important et on a un contexte d’instabilité politique permanente. 3) Enfin, en cas d’absence de censure, le pattern de la violence civile est très différent : la violence a des montées très spectaculaires (les émeutes) mais ensuite elle revient à zéro. Entre un pic et l’autre, on a des périodes de paix sociale très longs. Ce qui plus est, le niveau agrégé de violence civile, représenté par la ligne de tendance blanche, est beaucoup moins important que dans les deux autres cas.  C’est pourquoi l’absence de censure lors des révoltes est préférable. Dans ce cas, la société converge vers un équilibre de paix après des pics d’émeutes. On appelle cette situation un « équilibre ponctué ». L’harmonie sociale n’est pas constante, mais elle est cyclique. Entre un cycle et l’autre, le nombre de citoyens en état de calme (la courbe blanche) monte. Et ces citoyens ont la possibilité d’exprimer leur désaccord et leur contestation librement, ce qui peut parfois provoquer des manifestations violentes de conflictualité.

Cette étude nous rappelle une bonne règle à suivre dans des situations de changement social : ne pas renoncer à nos valeurs et à la liberté d’expression (surtout la liberté d’expression en ligne) pour un sentiment de sécurité illusoire. Les efforts pour censurer et filtrer le Web se multiplient. Nos efforts pour contrer cette censure doivent se multiplier aussi. Une approche de recherche basée sur la simulation sociale peut, je le crois, contribuer à nous montrer une voie de sortie de la logique de la censure – de cette caverne dans laquelle nos libertés sont enfouies, ensevelies.

"Pro-ana censorship is ineffective and inefficient" : podcast d'Antonio Casilli sur CBC Radio (Canada, 26 avr. 2012)

Le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) est l’invité de Jian Ghomeshi pour le magazine culturel Q, sur la chaîne nationale canadienne CBC Radio. Une discussion sur les conséquences négatives de la censure des contenus “pro-anorexiques” dans les médias sociaux.

Pour écouter le podcast : [audio:http://dl.dropbox.com/u/10267886/qpodcast_20120426_81083.mp3 |titles=CBC Radio Canada ‘Q with Jian Ghomeshi’ |artists=Antonio A. Casilli]

In my latest book I dealt with the topic of pro-ana (short for “pro-anorexia”) and pro-mia (“pro-bulimia”) websites, blogs and forums of persons with eating disorders. The most controversial among them have gone as far as to claim that eating disorders are a choice or a lifestyle, rather than conditions. A grant from the French National Research Agency (ANR) allowed me and my colleagues to lauch ANAMIA, a large-scale study on eating disorder-oriented online communities.

Since the early 2000s, fears that these websites may induce unhealthy behaviours (possibly in young and adolescent viewers), have prompted many web services to remove them, while some countries have considered outlawing them. Yet eating-disorder related Web communities continue to proliferate. They have migrated to more hidden platforms, barred entry to outsiders, concealed their true nature, and relocated in foreign countries. In a post published on my Bodyspacesociety blog, I have dubbed this the “toothpaste tube effect“: squeezed from one service, controversial contents re-group elsewhere. Paradoxically, censorship multiplies these websites – if only because of the urge to duplicate contents for backup purposes, in case they have to shut down and move!

Today, these websites are less open and less visible, though still numerous and densely connected with one another. Thus, they can still influence their users, just as before; but it has become harder for health and nutrition campaigns to locate them and reach out to their users.

Our results indicate that Internet censorship is ineffective and inefficient: it has failed to stop “negative” influences, and has made it more difficult for “positive” influences to operate.

Interview d'Antonio Casilli et Paola Tubaro sur réseaux et émeutes de Londres (RSLN, 30 août 2011)

Dans Regards sur le Numérique, le magazine en ligne de Microsoft France, Sandrine Cochard interviewe Paola Tubaro et Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) sur le rôle des médias sociaux dans les émeutes de Londres. L’occasion pour les deux sociologues de revenir sur leur étude commune sur les effets négatifs de la censure du Web et pour relire de manière nuancé les rôle des technologies de l’information et de la communication dans la vague révolutionnaire qui a secoué l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

RSLN : Très vite, les médias sociaux ont été montrés du doigt…

P. T. : Oui et d’une manière d’autant plus hypocrite que l’utilisation de ces mêmes médias sociaux avait été saluée dans les soulèvements des pays du Moyen-Orient. En optant pour un discours de diabolisation des réseaux, le gouvernement britannique a surtout voulu montrer qu’il reprenait le pouvoir et remettait de l’ordre dans une situation qui avait dégénérée.
A. C. : Le gouvernement britannique s’est acharné, du moins sur le papier, afin de ne pas revivre la même situation que dans les dans les 1980, quand certains médias autonomes (comme les radios pirates) avaient effectivement instrumenté et donné une voix aux émeutiers de Brixton, de Birmingham…
 
RSLN : Les médias sociaux peuvent-ils déclencher une émeute ?
A. C. : On a beaucoup insisté sur le fait que les médias sociaux puissent être des déclencheurs de conflictualité, de radicalisation politique. Or, je crois que nous avons surestimé le rôle de Facebook et Twitter, y compris dans les révolutions arabes, en oubliant les facteurs socio-économiques sous-jacents… Les médias sociaux sont des outils. Dans le cas de Londres, ils ont accompagné une manifestation sociale qui partait de la détresse et du mécontentement général vis-à-vis des coupes budgétaires et du gouvernement Cameron, mais ils n’en ont pas été le déclencheur.
P. T. : L’attention s’est focalisée sur un certain usage de ces réseaux. Or, ils ont également été utilisés par d’autres personnes qui se mobilisaient pour nettoyer les rues par exemple. A côté de la violence civile a éclos une autre réaction, celle d’une civilité citoyenne.
A.C. : Ces deux réactions sont complémentaires : comme dans chaque mouvement il y a une partie constructive et une partie destructive.
(…)
P. T. : Nous avons reçu un très bon accueil de la blogosphère, de l’intérêt de la part des médias. Le gouvernement en revanche n’a pas donné suite…
A. C. : Il faut comprendre qu’il existe en ce moment même au Royaume-Uni une sorte de haine de la sociologie. Avec les émeutes, le maire de Londres, Boris Johnson (conservateur), a eu des propos incendiaires contre les sociologues, les accusant de vouloir justifier les violences sous prétexte de les expliquer.
P. T. : Les autorités britanniques ont une conception anachronique de la sociologie. Ils pensent qu’une explication sociologique reviendrait à dire que ce sont les grandes variables, comme la pauvreté ou l’exclusion, qui expliquent ce qui s’est passé. C’est effectivement ce que faisait souvent la sociologie dans le passé, et qui a montré ses limites aujourd’hui : tous les pauvres ne sont pas des émeutiers ! Or, la sociologie actuelle développe des approches beaucoup plus fines, qui nécessitent de regarder les dynamiques de groupes et les microdéterminants des comportements individuels de beaucoup plus près.