Monthly Archives: March 2017

[Vidéo] Digital labor : le syndicalisme qui vient (Paris, 29 mars 2017)

Le 29 mars 2017, j’étais l’invité du syndicat Ugict-CGT pour une soirée débat autour de la thématique de l’uberisation, et plus largement de la transformation numérique qui impacte le travail et le syndicalisme. L’intervention a été diffusée en direct vidéo sur Facebook et est disponible ici en replay.

 

Les inquiétudes actuelles face aux vagues d'”ubérisation” et d’automatisation qui touchent le système productif international poussent à interroger les formes traditionnelles du syndicalisme et du dialogue social.

Les analyses actuelles font souvent l’impasse sur les spécificités du travail à l’heure des plateforme. Ce dernier n’est pas seulement caractérisé par la précarisation des travailleurs “à la demande”, mais par la tâcheronnisation et de dataïfication de tous les métiers.

Dans la mesure où tout travail se transforme en “digital labor”, les emplois sont menacés par deux forces complémentaires et, jusqu’à maintenant, peu reconnues.

D’une part, on assiste à l’émergence d’énormes marchés du *micro-travail* sur internet, strictement liés aux intérêts des entreprises nationales, qui délocalisent de manière sournoise un nombre croissant d’activités.

De l’autre, les entreprises se plateformisent en assumant la forme d’écosystèmes où tous les acteurs sont transformés en producteurs : les clients, les consommateurs finaux, les foules anonymes.

Face à cette décomposition numérique de la force de travail, des nouvelles conflictualités se manifestent. Au niveau international, un syndicalisme de nouvelle génération fait surface, orienté vers la mise en place d’alternatives au capitalisme des plateformes : du “platform cooperativism”, au communs, au fairwork.

 

Marché du travail : entre automation et modèles pré-capitalistes (Alternatives Economiques, 28 mars 2017)

Dans le magazine Alternatives Economiques, Franck Aggeri, professeur de management à Mines ParisTech, fournit une analyse en quatre temps de la question du travail à l’heure des plateformes numériques, à partir d’un compte-rendu d’un de mes séminaires portant sur les liens entre digital labor et automation.

4 idées reçues sur le travail à l’heure des plates-formes numériques

Le  développement fulgurant des plates-formes numériques ne va pas sans  susciter des craintes ou des espoirs que symbolise Uber, entreprise  érigée tantôt en modèle, tantôt en bouc émissaire. L’un des sujets les  plus discutés porte sur les conséquences de ces plates-formes sur le  travail : comment modifient-elles les formes de travail ? En quoi  remplacent-elles du travail salarié par du travail indépendant ? En quoi  contribuent-elles à saper les fondements de notre modèle social et de  notre droit du travail ? Des emplois sont-ils menacés par le travail des  algorithmes ?
Le problème est que l’impact des plates-formes sur  le travail suscite davantage de fantasmes et de conjectures que  d’analyses solides fondées sur des études empiriques. C’est précisément  l’objet du dernier numéro du Libellio d’Aegis,  revue scientifique en ligne, que d’éclairer à partir d’analyses  distanciées et informées les transformations du travail occasionnées par  l’irruption des plates-formes. On y trouve en particulier deux  contributions remarquables d’Aurélien Acquier, professeur de management à  l’ESCP-Europe, et d’Antonio Casilli, sociologue à Telecom ParisTech, et  auteur avec Dominique Cardon d’un livre remarqué sur le digital labor1.
Idée reçue n°1 : une menace pour l’emploi
Première  idée reçue : la révolution numérique menacerait l’emploi. Antonio  Casilli rappelle justement que la question de l’impact des nouvelles  technologies, et notamment du machinisme, est aussi ancienne que la  révolution industrielle. Dès le début du XIXème siècle, certains  économistes comme Thomas Mortimer ou David Ricardo s’inquiètent déjà de  la substitution massive du travail humain par des machines. Cette  crainte s’est avérée infondée car ils ont sous-estimé les potentialités  nouvelles ouvertes par les révolutions techniques qui ont certes détruit  certains emplois mais ont contribué à en créer d’autres dans de  nouveaux secteurs.
Au XIXème siècle, Thomas Mortimer ou David Ricardo  s’inquiétaient déjà de la substitution massive du travail humain par des  machines

A cet égard, le rapport controversé de  Frey et Osborne de l’université d’Oxford paru en 2013 sur  l’impact de l’économie numérique sur l’emploi ne fait que reproduire  les biais d’analyse de leurs illustres aînés. Ainsi, ils prédisent que  47% des emplois sont menacés par la révolution digitale d’ici à 2050 à  partir d’une recension de l’impact de ces technologies sur les métiers  existants sans tenir compte des créations d’emploi associées aux  nouveaux métiers que cette révolution numérique pourrait occasionner.
Idée reçue n°2 : des plates-formes peu intensives en travail
Seconde  idée reçue : ces plates-formes seraient peu intensives en travail.  Antonio Casilli indique que loin de l’imagerie d’un monde gouverné par  les algorithmes, ces plates-formes sont intensives en travail, mais  selon des modalités inhabituelles et largement invisibles du grand  public. Il a notamment le grand mérite de pointer du doigt une première  modalité qui constitue une face cachée de cette économie de  plate-forme : l’exploitation d’un lumpen proletariat en charge  de réaliser un ensemble de micro-tâches visant à compléter, améliorer ou  pallier les défaillances des algorithmes. Cela recouvre une variété de  petites tâches comme transcrire un ticket de caisse, écouter de la  musique et la classer, labelliser des images, identifier des messages ou  des sites douteux, etc. En échange, ces travailleurs perçoivent des  micro-rémunérations qui, à la fin du mois, peuvent aller de quelques  dollars à une centaine.
Quand un internaute reconnaît une image ou retranscrit une phrase, il travaille pour Google

L’autre modalité, également méconnue,  est le travail réalisé par les utilisateurs eux-mêmes. Cette idée que  les clients participent à la co-construction de l’offre n’est pas propre  à l’économie numérique mais elle atteint, dans ce cas, une ampleur sans  précédent. Par exemple, quand un internaute améliore une traduction  proposée, quand il traduit un bout de texte, reconnaît une image ou  retranscrit une phrase, il travaille pour Google. Ainsi, les clients  participent activement sans le savoir à l’activité de ces plates-formes.  Ils contribuent également à les enrichir puisque les clics et les likes  sont vendus à des entreprises commerciales qui sont prêtes à payer cher  pour mieux connaître les besoins et les goûts de clients potentiels.
Idée reçue n°3 : un modèle d’organisation du travail inédit
Troisième  idée reçue : les plates-formes constitueraient un modèle d’organisation  du travail inédit. Aurélien Acquier explique comment le modèle  d’intermédiation des plates-formes transactionnelles ressemble à s’y  méprendre au modèle pré-capitaliste du domestic system dans  lequel des agriculteurs réalisaient une activité ouvrière domestique  (comme coudre, tisser, filer ou tricoter) pour le compte de négociants  en échange d’une rémunération à la pièce ou à la tâche. Ces paysans  réalisaient cette activité avec leurs propres outils. Ils étaient donc  les détenteurs du capital. Comme dans le modèle du domestic system,  les plates-formes ne sont pas propriétaires des actifs (les véhicules  pour Uber, les appartements ou maisons pour AirBnB) ; elles ne gèrent  pas un espace de travail spécifique ; les travailleurs sont  contractuellement indépendants de l’apporteur d’affaires ; les activités  constituent souvent un appoint par rapport à une autre activité  principale.
Les produits et services issus de la vieille économie n’ont pas disparu

Cette forme organisationnelle revient au  premier plan parce que les technologies de l’information facilitent  l’accès à l’information et permettent son contrôle et qu’elles réduisent  les coûts de transaction. Les entreprises y ont recours parce qu’elles  leur permettent d’externaliser les coûts salariaux et les risques de  licenciement, et qu’elles sont peu intensives en capital. Il faut  cependant relativiser leur domaine d’extension. Les produits et services  issus de la vieille économie n’ont pas disparu. Bien au contraire, il  faut bien des contenus à vendre. Par exemple, le numérique n’a pas  remplacé le travail du journaliste ou celui du musicien, il a modifié  les supports pour qu’ils puissent circuler sur ces plates-formes,  fragilisant, il est vrai, les modèles d’affaire des entreprises qui  commercialisaient les anciens types de support (la presse papier ou les  maisons de disque). Pour produire ces contenus, et notamment ceux qui  réclament de l’innovation, il faut toujours des entreprises pour les  concevoir et les produire et organiser les activités y concourant.
Idée reçue n°4 : le travail salarié fragilisé
Quatrième  idée reçue : les plates-formes conduiraient à fragiliser le travail  salarié. Un tel risque existe mais les événements récents soulignent la  fragilité du modèle du travail indépendant associé au développement de  ses plates-formes. Comme le rappelle les procès en France ou aux  Etats-Unis auxquels Uber est confronté, l’entreprise, comme d’autres,  est menacée de voir le contrat commercial qui l’unit aux chauffeurs  considéré comme une forme déguisée de salariat et requalifié comme  contrat de travail.
La démonstration d’un lien de subordination entre une  plate-forme et ceux qui travaillent pour elle dépend du degré de  prescription des tâches

Sur le plan juridique, cette relation  dépend de la capacité à démontrer l’existence d’un lien de  subordination. S’il y a subordination, alors il faut requalifier les  chauffeurs indépendants en salariés, ce qui mettrait en péril le modèle  d’affaire d’Uber qui tire son avantage du fait que l’entreprise  n’endosse pas les mêmes coûts et contraintes que les compagnies de taxis  traditionnelles. Sur un plan technique, la démonstration d’un lien de  subordination éventuel dépend du degré de prescription des tâches,  explique Aurélien Acquier. Jusqu’où Uber prescrit-il aux chauffeurs le  contenu de leurs activités ? Quelle est leur marge de liberté  réelle dans le choix des clients, des trajets ou de la tarification,  etc. ? Si le juge peut établir qu’existe un degré de prescription élevé,  il est probable qu’il estime que le lien de subordination est effectif.  Aurélien Acquier souligne cependant que le degré de prescription est  variable d’une plate-forme à l’autre et qu’il faut éviter toute  généralisation hâtive. Si certaines d’entre elles, à l’instar d’Uber,  encadrent fortement l’activité de leurs chauffeurs, d’autres, comme  Leboncoin par exemple, ne prescrivent pas la nature des relations entre  les utilisateurs de la plate-forme.
Ces analyses sont utiles car  elles nous aident à mieux comprendre le fonctionnement réel des  plates-formes, les enjeux qu’elles soulèvent et les points de vigilance  sur lesquels il est urgent d’enquêter pour éventuellement mieux les  encadrer et les réguler. Elles montrent également que la grande  entreprise et le salariat ne constituent pas des référents adéquats pour  penser le travail sur ces plates-formes, et qu’à l’inverse, d’autres  modèles d’organisation plus anciens, comme le domestic system, peuvent nous aider à mieux éclairer leur fonctionnement et leurs effets concrets.

[Séminaire #ecnEHESS] Mary L. Gray “Amazon MTurk: les coulisses de l’intelligence artificielle” (10 avril 2017, 17h)

Enseignement ouvert aux auditeurs libres. Pour s’inscrire, merci de renseigner le formulaire.

Pour la séance du 10 avril 2017 EHESS Etudier les cultures du numérique, nous avons l’honneur d’accueillir Mary L. Gray, chercheuse chez Microsoft Research et membre du Berkman Center for Internet and Society de l’Université Harvard. Mary Gray a été l’une des pionnières des études sur Amazon Mechanical Turk et sur les liens entre micro-travail et intelligence artificielle.

Pour suivre le séminaire sur Twitter : hashtag #ecnEHESS.

ATTENTION : Le siège habituel étant fermé pour les vacances universitaires, cette  séance se déroulera le lundi 10 avril 2017, de 17h à 20h, amphi Opale, Télécom ParisTech, 46 rue Barrault, 13e arr. Paris.

Title: What is Going On Behind the API? Artificial Intelligence, Digital Labor and the Paradox of Automation’s “Last Mile.”

Speaker: Mary L. Gray

Abstract: On-demand digital labor has become the core “operating system” for a range of on-demand services. It is also vital to the advancement of artificial intelligence (AI) systems built to supplement or replace humans in industries ranging from tax preparation, like LegalZoom, to digital personal assistants, like Alexa. This presentation shares research that starts from the position that on-demand “crowdwork”—intelligent systems that blend AI and humans-in-the-loop to deliver paid services through an application programming interface (API)—will dominate the future of work by both buttressing the operations of future enterprises and advancing automation. For 2 years Mary L Gray and computer scientist Siddharth Suri have combined ethnographic fieldwork and computational analysis to understand the demographics, motivations, resources, skills and strategies workers drawn on to optimize their participation in this nascent but growing form of employment.  Crowdwork systems are not, simply, technologies. They are sites of labor with complicated social dynamics that, ultimately, hold value and require recognition to be sustainable forms of work.

La présentation et les débats se dérouleront en anglais.


Séminaire organisé en collaboration avec ENDL (European Network on Digital Labour).

Qui entraîne les IA et les drones ? Les internautes (Le Figaro, 22 mars 2017)

Dans Le Figaro no. 22586, en kiosque le mercredi 22 mars 2017, un article sur les liens entre digital labor et l’intelligence artificielle.  L’enquête est née des échanges entre la journaliste Elisa Braün, Mark Graham (Oxford Internet Institute) et moi-même.

 

Les internautes travaillent aussi pour les géants du Web
Braun, Elisa

Chez Google, il n’y a pas de petites économies. Un internaute veut changer son mot de passe ? Alors qu’il pense simplement prouver qu’il n’est pas un robot en cliquant sur un panneau de signalisation dans une série d’images, il entraîne les intelligences artificielles développées par l’entreprise et améliore sans le savoir des logiciels de conduite autonome à comprendre le Code de la route.

L’intelligence artificielle a beau promettre un futur rempli de machines entièrement autonomes, elle a encore besoin en coulisses de millions de petites actions humaines. « La plupart des services en ligne ont besoin de beaucoup d’êtres humains pour fonctionner » , explique au Figaro Mark Graham, géographe d’Internet à l’université d’Oxford et spécialiste de ces formes de travail invisibles de l’économie numérique. Cette activité, qui mobilise l’internaute moyen comme plusieurs centaines de millions de travailleurs insoupçonnés, a même un nom : le digital labor.

La ruée vers l’intelligence artificielle a amplifié ce phénomène. Google, Facebook, Microsoft et IBM ont chacun leurs propres laboratoires de recherche dans le domaine. Ces entreprises misent particulièrement sur cette technologie pour assurer leur avenir et ont recruté les meilleurs chercheurs pour réaliser leurs ambitions. Mais pour fonctionner correctement et réaliser leurs prouesses, les intelligences artificielles ont besoin de beaucoup d’attention humaine. Pour qu’un ordinateur reconnaisse un chaton parmi des milliards d’images, un humain doit d’abord lui montrer des milliers de photos de chatons. Cette phase d’entraînement ne revient pas aux grands savants mais à des internautes, qui se chargent de cliquer sur de nombreuses images de chatons jusqu’à ce que l’intelligence artificielle ait compris les traits distinctifs des félins et puisse prendre le relais.

Pour trouver cette main-d’oeuvre, les grandes entreprises adoptent différentes stratégies. Certaines font faire une partie de ce travail à leurs utilisateurs, sans même que ceux-ci en aient conscience. Lorsqu’un utilisateur de Facebook signale une image violente sur son flux d’actualités, il aide par exemple les algorithmes de modération du réseau social à repérer plus finement les contenus choquants postés chaque jour par milliers. Du côté de Google, la reconnaissance de caractères sur des « Captcha » (ces dispositifs qui apparaissent pour vérifier qu’un utilisateur n’est pas un robot) a longtemps permis d’aider les robots de l’entreprise à lire les pages de livres abîmées sur Google Books et à les indexer sur le moteur de recherche.

Les grandes entreprises adoptent une autre stratégie pour les sujets plus sensibles (comme la recherche militaire) ou laborieux (comme la reconnaissance de milliers d’images). Elles font appel à des internautes faiblement rémunérés sur des plateformes spécifiques de digital labor. Certaines ont même lancé leur propre système, de façon plus ou moins assumée. Google passe par EWOK, Amazon détient le service Mechanical Turk, Microsoft se sert de l’UHRS, et la technologie Watson, d’IBM, s’appuie sur la plateforme Spare5 (récemment rebaptisée Mighty AI). Sans connaître le commanditaire de leur travail, les internautes qui fréquentent ces sites doivent parfois reconnaître des pistes d’atterrissage sur des vues aériennes. « Je suis assez certain que certains travaux que nous observons servent pour entraîner les drones » , explique Mark Graham, qui a dirigé une importante étude auprès de centaines de « tâcherons du clic » en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. Google, qui demande parfois à ses utilisateurs de repérer des pales d’hélicoptère sur des images pour recouvrer son mot de passe, est aussi propriétaire de Boston Dynamics, une entreprise investie dans la fabrication de robots militaires.

« Face à ce genre de cas, il faut se demander quel type d’intelligence artificielle nous aidons à développer » , note Antonio Casilli, sociologue à Télécom ParisTech et spécialiste du digital labor. Outre les finalités de ce type de travail, ses conditions posent aussi problème aux experts car elles perpétuent des inégalités. D’ici à 2019, 213 millions de travailleurs devraient pourtant intégrer le marché du digital labor, selon les chiffres de l’International Labour Organisation. L’utilisation des plateformes qui mettent en relation les entreprises et ces millions de travailleurs augmente de 25 % chaque année, selon les chiffres cités par l’étude de Mark Graham. Or, la rémunération de ces micro-tâches ou de ce travail n’est absolument pas régulée. Beaucoup de ces microtravailleurs passent 18 heures par semaine en moyenne à rechercher un travail précaire et épuisant. En France, le Conseil national du numérique a récemment lancé une grande consultation sur le digital labor. Les chercheurs européens se sont déjà fédérés en un réseau, European Network on Digital Labour (ENDL). –

Le micro-travail : des corvées peu gratifiantes et mal rémunérées (01net, 22 mars 2017)

Dans le magazine 01net du 22 mars 2017, une longue enquête sur les marchés du micro-travail du Sud Global, avec des extraîts d’un entretien que j’ai accordé au journaliste Gabriel Simeon.

Le Calvaire Des Forçats Du Net

Gabriel Simeon

Pour arrondir leurs fins de mois diffciles ou simplement gagner leur croûte, les besogneux du Web acceptent des corvées peu gratifiantes et très mal rémunérées.

Si internet était un iceberg, la partie émergée serait peuplée de Youtubers et de blogueurs, de patrons de géants du net et de startup… Bref, de tous ceux qui ont décroché le pactole en surfant sur ce nouvel eldorado. Le dessous de l’iceberg, l’invisible et l’essentiel, serait composé de ces petites mains payées au clic ou à la tâche, et pour qui net rime d’abord avec cacahuètes. Ces microtâcherons, comme les nomme le sociologue Antonio Casilli, professeur à télécom Paristech et auteur de Qu’est-ce que le digital labor ? (2015), seraient plus d’une centaine de millions dans le monde. Leur point commun ? ils se sont un jour inscrits sur une plateforme Web de microtravail comme il en existe des dizaines : zhubajie (15millions de travailleurs), Upwork (12 millions), CrowdSource (8 millions)… autant de places de marché qui font miroiter des jobs faciles, réalisables depuis un ordinateur, bien au chaud, chez soi. Le paradis des laborieux ? On finirait presque par le croire, si les missions ne se révélaient pas aussi courtes, répétitives et payées au lance-pierre.

Comme sur mechanical turk, mturk pour les habitués. Cette place de marché pionnière, lancée en 2005 par amazon, tire son nom d’un canular fomenté par un ingénieur hongrois du XViisiècle. Le farceur prétendait avoir développé un automate capable de battre n’importe qui aux échecs. C’était bidon. Sous sa machine, se dissimulait un humain en chair et en os qui, lui, était réellement imbattable.

Des souris et des hommes. Ce clin d’oeil à ce subterfuge, censé annoncer la domination des machines sur l’homme, est désormais une des vitrines du géant du commerce en ligne. Sur son site, amazon qualifie très ironiquement son mechanical turk, d’artificial artificial intelligence, autrement dit “d’artificielle intelligence artificielle”. Une façon cynique de rappeler que les robots ne nous ont pas encore tout à fait remplacés. Le site mturk.com met donc en relation employeurs et stakhanovistes du mulot pour confier à ces derniers des travaux que les ordinateurs ne parviennent pas encore bien à réaliser. Par exemple, analyser une image, effectuer une présentation PowerPoint, donner de la visibilité à un site Web, traduire un texte… Signe des temps, beaucoup sont prêts à s’acquitter de ce genre de corvées, en échange d’une (petite) poignée de dollars ou de coupons de réduction.

Gains sans effort. au passage, l’entremetteur capte sa commission (20 % environ du budget consenti par l’employeur), ce qui ne freine en rien son succès. La plateforme compte quelque 500 000 inscrits et 15 000 travailleurs actifs par mois, dont un quart y consacrerait plus de vingt et une heures par semaine. La réussite est telle que d’autres ténors du net, et pas des moindres, se sont lancés sur ce créneau, tels microsoft avec UHRS ou iBm avec Spare. Cette idée de faire appel aux internautes pour exécuter des boulots fastidieux n’est pas tout à fait nouvelle. au début des années 2000, des universitaires avaient déjà eu l’idée de solliciter des amateurs de sciences pour découvrir d’autres étoiles sur des images prises au télescope, dans l’espace. “Depuis, Internet a poussé à l’extrême ce phénomène dit de crowdsourcing” , constate Antonio Casilli. Le système a également été favorisé par l’émergence des emplois à la pige ou en free-lance, ainsi que par le boom de la sous-traitance. Pour autant, les plateformes comme mturk ne sont pas totalement dénuées d’intérêt. grâce à elles, certains disposent maintenant d’un moyen d’arrondir leurs fins de mois, sans même avoir à sortir de chez eux, tout en contribuant aussi à faire progresser la recherche. Plus d’un tiers des activités proposées alimentent des études scientifiques. enfin, le site d’amazon soulage les entreprises en leur donnant accès à une main-d’oeuvre variée, taillable et corvéable à merci… et surtout, très low-cost.

Selon l’institut américain Pew Research Center, près de deux tiers des boulots offerts sur mturk sont rémunérés moins de 10 centimes (on parle de dollar, mais c’est à peu près la même chose en euro). il suffit de s’inscrire sur le site pour le vérifier. Une certaine Shery gould offre une récompense de 0,04 dollar pour qui récupérera les adresses mails des dirigeants d’une entreprise. Plus bas, on propose de convertir des prix américains en euros (0,07 dollar) ou de lister des ingrédients présents sur des photos de produits alimentaires (0,50 dollar, waouh !). À ce rythme, on vous laisse imaginer le nombre d’actions à enchaîner pour gagner sa croûte. Laura, une mère au foyer américaine, a fait le calcul et l’a publié sur un site de turkers (travailleurs mturker) mécontents : “La triste réalité, déplore-t-elle, c’est que j’ai gagné 0,75 dollar de l’heure ces deux dernières semaines, qui seront encore amputés de 15 % après impôts . ” Dix fois moins que le salaire minimum en vigueur dans tout le pays ! Pour les autres turkers, ce n’est guère mieux. La moitié engrange moins de 5 dollars de l’heure, et cela à raison de quarante heures par semaine sans avoir de vacances, soit 10 379 dollars (9 800 euros) à l’année ! tout ça, sans contrat à la clé. Leurs “patrons” ne cotisent ni pour leur santé ni pour leur retraite… et s’ils ne sont pas satisfaits du boulot, les turkers ne sont pas payés !

À la rigueur, le cyberesclave peut se faire une vague idée de la probité de son employeur en consultant son “taux d’approbation”, calculé en fonction des avis d’anciens employés, et mentionné sur son profil. S’il n’est pas content, il n’a qu’à aller trimer ailleurs. Ce ne sont pas les sites qui manquent.

Dix centimes le couple. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de la nouvelle application de rencontres Once. Ses concepteurs promettent à chacun de leurs membres de les mettre en relation chaque jour avec une potentielle âme soeur, d’après l’analyse des profils des tourtereaux. alors que, jusqu’ici, la plupart de ces sites avaient recours à des algorithmes automatisés pour dégoter la perle rare, Once innove en faisant appel à des “matchmakers”. Selon le magazine Challenges , ces grouillots de l’amour chargés de trier les profils seraient au moins 150 à opérer en France. ils seraient payés 10 centimes par paire de profils établis. À raison d’un “match” réalisé toutes les trente secondes, sans prendre la moindre pause, ces travailleurs peuvent espérer empocher 12 euros de l’heure. mais attention, ils ne touchent l’argent que si les candidats accouplés ont vraiment le coup de foudre… Ce qui n’arrive qu’une fois sur deux. C’est déjà moins alléchant.

Bon, on fait la fine bouche. Pourtant, dans des pays émergents comme on les nomme à présent, beaucoup sauteraient sur l’occase pour pouvoir manger. L’indonésie fournirait ainsi l’essentiel des micro-tâcherons du net, d’après Antonio Casilli. Là-bas, ces esclaves de la souris offcient carrément dans des fermes à clics, dans le but de partager et Liker des contenus publiés sur Facebook. tandis qu’en inde ou aux Philippines, les crève-la-faim s’échinent à apprendre l’allemand ou le russe pour, ensuite, proposer leur service de traduction contre des clopinettes.

Travailler à l’oeil. encore peuvent-ils s’estimer contents d’être payés. Car aujourd’hui, rémunérer les besogneux en espèces sonnantes et trébuchantes, c’est déjà dépassé. ainsi, les Local guides de google doivent-ils se contenter d’une gratification pour les bonnes adresses de restaurants, les photos qu’ils publient ou les avis qu’ils partagent dans le but d’enrichir la toile déployée par le colosse du Web. en échange, ces gentils Saint-Bernard gagnent un peu d’espace disque sur google Drive ou ont l’honneur de tester en avant-première des appareils promus par la marque. merci, c’est trop, vraiment, vous n’auriez pas dû…

De toute façon, plébéiens du réseau que nous sommes, nous ne réalisons même pas que nous bossons gracieusement pour les mastodontes du Web. n’avez-vous jamais coché la case Je ne suis pas un robot, avant de valider un téléchargement ? Ce système, qui nécessite parfois d’analyser une photo pour prouver qu’on est bien un humain, sert en fait à entraîner les programmes de reconnaissance d’images de google. Dur, dur d’être considéré comme un cyberprolo, quand on se prend pour un champion du mulot. n

Illustration(s) :
Des plateformes comme mTurc font florès sur le Net en offrant aux entreprises des cybertâcherons payés au lance-pierre : moins de 0,10 $ la tâche !
Afflux de Like sur les réseaux sociaux ? Les fermes à clics, comme celle-ci en Chine, sont entrées en action !
Des plateformes comme mTurc font florès sur le Net en offrant aux entreprises des cybertâcherons payés au lance-pierre : moins de 0,10 $ la tâche !
Afflux de Like sur les réseaux sociaux ? Les fermes à clics, comme celle-ci en Chine, sont entrées en action !

Facebook
Facebook est spécialisé dans les prestations de services de réseautage social en ligne. L’activité de la société s’organise autour de 3 pôles : – prestations de mise en réseau : notamment prestations
Facebook
Facebook specializes in online social networking services. The group’s activity is organized around 3 areas: – networking services: primarily information exchanging and photography sharing for the individuals (1.9 billion monthly

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Inscrire dans le Code du travail le digital labor (Slate, 19 mars 2017)

Le média d’information Slate a demandé à 100 chercheurs des proposition pour la campagne présidentielle 2017. Da la médecine, à l’éducation, à la technologie, au travail, voilà le résultat. Et voilà aussi ma propre proposition, sur la régulation du travail des plateformes.

 

Inscrire dans le Code du travail le digital labor

Antonio A Casilli
Du chauffeur d’appli de VTC à l’usager de réseaux sociaux numériques, nous sommes tous à divers titres les ouvriers d’une vaste usine de données. Rémunérés ou pas, chaque type de «tâcherons du clic» devrait avoir un statut juridique, avec des droits et des protections associés.

Par delà les géants du numérique que sont les AFAMA (Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Alphabet ex-Google), les entreprises traditionnelles commencent à adopter les caractéristiques de l’économie des plateformes: utilisation intensive de données, coordination algorithmique de diverses catégories d’usager, captation de la valeur produite par les individus, qu’ils cherchent un travail, une location, une course de taxi, qu’ils souhaitent s’échanger des documents, des images… En devenant des plateformes, les entreprises deviennent des usines à données, dans lesquelles nous sommes tous des ouvriers et effectuons ce qu’on appelle du «digital labor» (qu’on traduit par «travail digital» plutôt que «travail numérique», dans la mesure où ce travail doit s’effectuer «avec les doigts», sur un clavier, une souris, un écran tactile).

Je propose que le Code du travail reconnaisse tous ces travailleurs comme tels et leur accorde des droits, qui iraient du niveau minimal de leur rémunération à leur encadrement contractuel en passant par leur droit de se syndiquer et de se mobiliser. Dans le détail, ces droits dépendraient du type de travailleur de plateforme concerné. Il existe différents types d’usines de données, chacune mettant à contribution différentes catégories d’usagers, lesquels se situent sur un continuum allant de ceux qui sont sous-rémunérés, à ceux qui ne le sont pas du tout.
1.Les travailleurs des plateformes à la demande

Il y a d’abord les travailleurs d’Uber, Airbnb, et autre Deliveroo. C’est ce qu’on a mépris un moment pour une «économie collaborative». Dans l’exemple le plus connu, Uber, on pourrait penser que l’entreprise fournit principalement des services de transport urbain. En fait, c’est une entreprise qui collecte les clics, les messages, les données de géolocalisation de ses chauffeurs et de ses passagers et les met en relation. Si le chauffeur doit évidemment conduire le passager à sa destination, la plus grande partie de son temps de travail est en fait consacrée à des tâches effectuées sur l’appli Uber: choisir la bonne photo de profil, envoyer des messages au client et, surtout, gérer sa réputation et en particulier sa note, dont dépend son maintien sur la plateforme. Les chauffeurs Uber et autres travailleurs des plateformes à la demande font émerger deux questions juridiques: la possible requalification comme salariés formels de la plateforme, dans la mesure où ils ont un lien de subordination avec cette dernière. Et la question d’un salaire minimum horaire, que la loi pourrait fixer.
2.Les micro-travailleurs

Un autre cas de figure est celui des plateformes de micro-travail en ligne, dont la plus connue est Amazon Mechanical Turk. Il s’agit de plateformes où les producteurs de données vont recruter des micro-tâcherons du clic, c’est-à-dire des internautes qui exécutent des activités minuscules et répétitives comme retranscrire des tickets de caisse, labelliser des images, saisir des noms de produits. Les opérateurs peuvent aussi être recrutés pour tester les applications mobiles, générer de l’audience artificielle sur les réseaux sociaux en partageant et «likant» des informations. Certains s’occupent de sélectionner et de filtrer des contenus problématiques allant des mèmes racistes aux images violentes ou choquantes. Ces tâches sont rémunérées à peine quelque centimes. Certaines, nécessaires pour faire monter le score des micro-tâcherons, sont mêmes gratuites. Requalifier ces travailleurs comme employés serait complexe, mais la loi pourrait fixer un taux horaire minimum pour ce micro-travail, en faisant reconnaître la pénibilité des micro-tâches émotionnellement plus éprouvantes. Le Code du travail pourrait aussi reconnaître (plus fermement que ne l’a fait la loi El Khomri) leur droit de se syndiquer, ainsi que celui de mener des recours collectifs en justice.
3.Les utilisateurs lambda

Une situation distincte concerne tous les individus qui produisent de la donnée sur des plateformes sociales, c’est à dire la grande majorité de la population. C’est une force de travail numérique qui s’ignore, d’autant qu’elle n’a pas conscience de produire de la valeur. Le micro-travail invisible des plateformes peut être celui de tous les utilisateurs de médias sociaux, comme Facebook qui extrait des données personnelles ensuite monétisées, parce que revendues à des entreprises tierces ou à des courtiers en données. Mais c’est aussi le cas des plateformes d’objets connectés qui enregistrent jour et nuit des données sur nos comportements. Les conditions générales d’utilisation devraient préciser dans quelles conditions le droit de propriété sur les données et des contenus produits par les utilisateurs ne leur revient pas. Dans certains cas, elles devraient aussi reconnaître le lien de «parasubordination technique» existant entre les utilisateurs et ces plateformes qui, sous couvert de loisir, les exposent à un flux tendu de notifications («clique ici», «connecte-toi», «évalue ce produit», etc) lesquelles sont autant d’ordres impartis pour réaliser des tâches.

Ailleurs dans les médias (janv.-mars 2017)

» (24 mars 2017) Turc mécanique d’Amazon, comment les travailleurs du clic sont devenus esclaves de la machine, Cnet

» (22 mars 2017) La Biennale du design de Saint-Etienne et les “mutants” du travail, Télérama

» (20 mars 2017) La troll de guerre des bataillons «antisystème», Libération

» (15 mars 2017) Les Sleeping Giants attaquent les «fake news» au portefeuille, Mediapart

» (4 mars 2017)  Heetch : le start-up condamnée et après?, France Culture

» (3 mars 2017) La société numérique en 2017, La Toile des Communicateurs

» (24 févr. 2017) Fake news, désinformation, post-vérité : quel rôle pour les professionnels de l’information ?, Prospectibles, Blogs SciencesPo

» (22 févr. 2017) Travail : la révolution a commencé, Télérama

» (22 févr. 2017) La politique en 140 caractères, La Vie des Idées

» (14 févr. 2017) Wikipédia est aussi imparfait que ses contributeurs, Slate

» (14 févr. 2017) Il est trop tard pour s’alarmer d’une cyberguerre électorale, Slate

» (10 févr. 2017)  Fake news et “travailleurs du clic” : comment la désinformation est devenue un marché mondial, Méta Média, France TV

» (13 févr. 2017) Un journaliste bloqué sur Wikipédia : le canular, cette idée moisie, OBS/Rue89

» (12 févr. 2017) Pourquoi et comment j’ai créé un canular sur Wikipédia, Le Monde

» (8 févr. 2017)  BiTS – Troll, Arte

» (10 janv. 2017) La question du digital labor, véritable réponse aux fake news et à un numérique démocratique ?, Medium

Digital labor, privilège et invisibilisation de la pénibilité (grand entretien dans Le Monde, 11 mars 2017)

Le quotidien Le Monde démarre une enquête sur le digital labor. Le coup d’envoi ? Cette interview que j’ai accordée au journaliste Grégoire Orain.

« Sur Internet, nous travaillons tous, et la pénibilité de ce travail est invisible »

Le chercheur Antonio Casilli explique comment, derrière des services en apparence gratuits, Facebook, Amazon, Google… ont créé une « économie du clic ».

Par Grégoire Orain (propos recueillis par)

Quel est le point commun entre le moment ou vous remontez votre fil Facebook, celui où vous regardez des vidéos sur YouTube et lorsque vous cherchez des photos de chatons sur Google ? Dans les trois cas, vous l’ignorez sans doute, vous êtes en train de travailler.Sur Internet, les grandes plates-formes numériques américaines font tout pour capter notre attention et notre temps, nous offrant des services toujours plus sophistiqués pour communiquer, voyager, nous informer, ou tout simplement consommer.Des outils gratuits, du moins en apparence. Car derrière nos loisirs numériques se cache un bouleversement majeur, mondial, de la façon dont nous produisons de la valeur. De manière plus ou moins invisible, plus ou moins insidieuse, la Silicon Valley nous a tous mis au travail.Antonio Casilli est enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur, avec le sociologue Dominique Cardon, de Qu’est-ce que le Digital Labor ? (INA éditions, 2015).

Dans votre ouvrage, vous expliquez que dès l’instant où quelqu’un se connecte à Facebook, voire à Internet en général, il est mis au travail. De quelle manière ?

C’est un concept que la communauté scientifique appelle le digital labor, c’est-à-dire un travail du clic, composé de plusieurs petites tâches, réalisé sur des plates-formes, qui ne demande pas de qualification et dont le principal intérêt est de produire des données. C’est un travail éminemment social.Sur les réseaux sociaux, par exemple, vous êtes toujours en train de coopérer avec quelqu’un – vous partagez son contenu, likez sa photo, et ainsi de suite –, mais également de travailler pour quelqu’un – le réseau social, qui exploite vos données. C’est ainsi que les grandes plates-formes numériques auxquelles nous avons accès produisent de la valeur.

Quelles sont ces plates-formes, et comment nous font-elles travailler ?

Il en existe quatre types. Le premier type, ce sont les plates-formes à la demande, comme Uber ou Airbnb, qui sous couvert d’une autre activité (transport, location, etc.) font de la production de données, enregistrent nos destinations, notre localisation, nos commentaires, notre réputation, nos évaluations, et qui revendent ensuite ces données.Du côté des chauffeurs du VTC, à lire : Uber crée « une nouvelle population de travailleurs pauvres et mal couverts »Le deuxième type, ce sont les plates-formes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk, Upwork, l’application mCent… Des sites sur lesquels des millions de personnes dans le monde réalisent des tâches extrêmement simples [chercher sur Internet l’adresse d’un magasin, numériser les informations d’une carte de visite, décrire les éléments d’une image…] pour des rémunérations extrêmement faibles, de l’ordre de quelques centimes d’euros par minute.Le troisième type, ce sont les plates-formes de gestion de l’Internet des objets. Nos smartphones, nos montres connectées, mais aussi nos télévisions, nos ampoules ou nos thermostats connectés produisent de la donnée qui est ensuite exploitée. Nos maisons se transforment en usine à données, et cette production converge vers les immenses serveurs de Google ou d’Amazon.Le dernier type, enfin, ce sont les plates-formes sociales. Ecrire un post, formuler un tweet, filmer une vidéo pour la partager, mais aussi faire circuler des contenus, signaler ceux qui sont choquants ou inappropriés, c’est du travail, même s’il y a un côté jeu, un côté qui procure du plaisir.

Est-ce vraiment un problème de travailler indirectement et gratuitement pour Facebook ou pour Uber ? Après tout, ils fournissent aussi des services qui sont utiles et pour lesquels nous ne payons pas…

Les personnes qui ne voient pas le souci dans le digital labor sont des privilégiés. Ce sont les gens qui ont le temps et le capital social et culturel nécessaires pour profiter à l’extrême de ce qu’offre le Net. Internet a été conçu pour plaire à ces personnes-là, et celles-ci y trouvent un plaisir fou.  Mais dans le même temps, lorsque nous laissons parler notre privilège, nous faisons l’impasse sur des dizaines de millions de personnes en Inde, en Chine ou ailleurs qui nous permettent de profiter d’Internet pour un salaire de la faim.  Une plate-forme comme Upwork affiche 12 millions de travailleurs enregistrés, autant pour les Chinois de Witmart. Les microtâches réalisées sur ces plates-formes servent à améliorer les intelligences artificielles et les algorithmes des services que nous utilisons, à filtrer les contenus que nous ne voulons pas voir. Un travail invisible, une économie du clic, faite de travailleurs exploités à l’autre bout du monde.

Comment se fait-il que cet aspect de l’activité sur Internet soit méconnu des utilisateurs du réseau ?

Parce que ces entreprises font appel à des ruses pour nous convaincre de travailler pour elles. Pour commencer, la production de données est la plus simple possible. En 2011, Mark Zuckerberg affirmait qu’un partage sur Facebook devait se faire « sans aucune résistance ». On cherche à fluidifier la production de données.  La seconde ruse, qui rend le travail invisible à nos yeux, c’est la « ludification » ; on fait de la production un jeu, ce qui permet aux gens de tirer un plaisir du fait de passer des heures et des heures connectés à des systèmes qui, pourtant, ne cessent de leur adresser des injonctions : clique ici, « like » cette vidéo, commente ton expérience, etc.  Sur les plates-formes de microtravail, c’est la même chose. L’interface d’Amazon Mechanical Turk est assez sympa : des icônes partout, un effet d’émulation entre travailleurs, une valorisation de la réactivité, des scores qui débloquent d’autres jobs à accomplir, etc.  En somme, la ludification permet de pousser les gens à constamment interagir…  Pas seulement. En faisant de la production un jeu, et donc en la sortant de la transaction économique, on minimise le risque que les gens s’organisent, prennent conscience qu’ils sont en train de travailler et, finalement, demandent de l’argent.  C’est pour cette raison qu’il est très difficile d’organiser une prise de conscience collective : tout est fait pour que l’utilisateur soit mis en dehors de la logique contractuelle ou salariale.
Dans ce cas, le « digital labor » n’est-il pas un travail heureux ?

La vraie question n’est pas celle du bonheur ou du plaisir, mais celle de la pénibilité du travail, qui devient invisible. D’autres que nous se tapent les tâches pénibles, les visionnages de contenus méprisables, affreux, terribles, et font marcher le trafic organique dans Facebook. Les personnes qui filtrent les vidéos des égorgements de l’organisation Etat islamique sont aux Philippines, au Mexique, ailleurs. On a délocalisé la pénibilité.

Comment peut-on faire pour prendre en compte ces nouvelles formes de production qui échappent aux cadres habituels du temps de travail, des contrats, du salaire ?

Il y a un problème d’organisation au niveau international, un problème urgent, sérieux, pour lequel il n’y a pour l’instant pas de réponse. Aujourd’hui, si quelqu’un fait grève aux Philippines, un Indonésien va récupérer le travail. Mais ce n’est pas qu’une question de concurrence entre différents pays. Comment donner à tout le monde des droits, la possibilité de contester des conditions de travail ?  En revanche, dans les contextes nationaux, les choses bougent rapidement. Les syndicats, en France, en Allemagne, en Scandinavie, en Autriche, lancent des réflexions sur les travailleurs des plates-formes, de toutes les plates-formes, celles à la demande, bien sûr, comme Uber, mais aussi les plates-formes de microtâches.  Le syndicat allemand IGmetall, par exemple, a lancé Fair Crowd Work, un outil qui doit permettre à ceux qui accomplissent un microtravail de dénoncer les mauvaises pratiques, d’évaluer leurs employeurs, etc.

Si cette régulation ne vient pas, que se passera-t-il ?

Un syndicat, aujourd’hui, ne peut pas se permettre de continuer à avoir les mêmes logiques de dialogue social ou de financement, car les scénarios qui se préparent sont des scénarios de conflictualité.  Elle est déjà là : Uber et tant d’autres font face à des grèves, les modérateurs et les filtreurs s’organisent. Mais en face, les entreprises traditionnelles se « plateformisent » à mesure qu’elles se tournent vers l’exploitation de données, la mise en place d’algorithmes, etc. Cette polarisation demande que les corps intermédiaires sachent de quoi il est question, et quelles sont leurs responsabilités sociales et politiques.

Source: « Sur Internet, nous travaillons tous, et la pénibilité de ce travail est invisible »

[Séminaire #ecnEHESS] Nikos Smyrnaios “Les GAFAM : notre oligopole quotidien” (20 mars 2017, 17h)

Enseignement ouvert aux auditeurs libres. Pour s’inscrire, merci de renseigner le formulaire.

Dans le cadre de notre séminaire EHESS Etudier les cultures du numérique, nous avons le plaisir d’accueillir Nikos Smyrnaios (Université Toulouse 3) et auteur de l’ouvrage Les GAFAM contre l’internet : une économie politique du numérique (INA Editions, 2017).

Pour suivre le séminaire sur Twitter : hashtag #ecnEHESS.

ATTENTION : CHANGEMENT DE SALLE : La séance se déroulera le lundi 20 mars 2017, de 17h à 20h, salle 13, 6e étage, EHESS, 105 bd. Raspail, Paris 6e arr.

Titre : GAFAM: logiques et stratégies de l’oligopole qui a pris le contrôle de nos outils numériques

Intervenant : Nikos Smyrnaios
Résumé : “Quelques startups autrefois ‘sympathiques’ ont donné naissance à des multinationales oligopolistiques qui régissent le cœur informationnel de nos sociétés au point qu’un acronyme, GAFAM, leur soit dédié. Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont les produits emblématiques d’un ordre capitaliste nouveau qu’ils contribuent eux mêmes à forger, légitimer et renforcer. Cet ordre néolibéral s’inscrit résolument contre le projet originel de l’internet. La conférence s’intéressera précisément aux conditions qui ont permis l’émergence de cet oligopole et aux stratégies que celui-ci met en œuvre pour  contrôler nos outils de communication quotidiens et les plateformes qui nous utilisons pour accéder à l’information et aux contenus en ligne (exploitation du travail, évitement de l’impôt, concentration horizontale et verticale, infomédiation, exploitation des données personnelles etc.).”

Prochaines séances

mturk 10 avril 2017
Mary Gray (Microsoft Research)
Behind the API: Work in On-Demand Digital Labor Markets
datanomix 15 mai 2017
Louis-David Benyayer (Without Model) et Simon Chignard (Etalab)
Les nouveaux business models des données
magna 19 juin 2017
Juan Carlos De Martin (NEXA Center for Internet & Society)
Looking back at the 2015 ‘Declaration of Internet Rights’