capitalisme cognitif

Capitalisme des plateformes : interview dans L’Humanité (26 mai, 2016)

Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » !

Entretien réalisé par Pia de QuatreBarbes
Jeudi, 26 Mai, 2016
Humanité Dimanche

Photo : AFP

Pour Antonio A. Casilli, professeur à Télécom ParisTech et chercheur associé à l’EHESS, le capitalisme de plateforme pousse le travail en dehors de l’entreprise. Et surtout, il reporte tous les risques sur le seul travailleur. Entretien.

HD. Pourquoi refusez-vous ce terme d’ubérisation ?

Antonio Casilli. Avant tout parce que c’est un terme de communicants du CAC 40. Il faudrait plutôt mobiliser le concept de « plateformisation ». La plateforme réalise un appareillement algorithmique entre différents groupes humains. Elle met en communication consommateurs et producteurs, travailleurs et recruteurs… C’est un changement de paradigme qui s’étend à toutes les réalités productives. Même les grandes entreprises para-étatiques sont poussées à l’adopter, à travers les initiatives de numérisation, comme celle d’EDF (par exemple le compteur Linky) ou de La Poste. Elles cherchent à se transformer en gestionnaires de flux de données et opérateurs de cette mise en relation de différents groupes humains.

HD. Quelles sont les conséquences sur le travail ?

A. C. On assiste à un phénomène d’éviction des forces productives. Les plateformes poussent l’activité travaillée en dehors de l’entreprise. Elle est effectuée au sein d’un écosystème dans lequel tout le monde est mis sous le régime du travail : les sous-traitants, mais aussi les consommateurs. C’est un travail qui peine à se faire reconnaître, déguisé sous les appellations « socialisation », « partage », « collaboration ». Le travailleur, lui, doit apporter ses moyens de production : son véhicule, son logement, son vélo… Cette responsabilité de se doter de ressources matérielles lui revient. C’est un nouveau travail à la pièce, régi par les plateformes. Nous assistons à une véritable « tâcheronisation numérique ».

Le capitalisme de plateforme reporte sur le travailleur le risque de fluctuation du marché. Si l’activité est interrompue à cause d’une baisse des commandes, l’entreprise ne fait finalement qu’arrêter de donner du travail. Ce risque du marché était la responsabilité historique de l’entrepreneur. Or les plateformes ne le prennent plus, elles s’affichent comme de simples intermédiaires.

La sociologue américaine Gina Neff l’appelle le « venture labour », le « travail risque », constamment soumis au péril de ne pas pouvoir approcher la rémunération promise. C’est le cas des plateformes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk (une traduction ou une identification de photos, payées enmoyenne 1,7 euro l’heure – NDLR).

HD. C’est un retour au XIXe siècle sous les airs de la modernité…

A. C. Oui, on est en train de répéter une histoire qui consiste à réaffirmer les droits fondamentaux pour des personnes, non reconnues comme travailleurs. Une plateforme comme Uber ne licencie plus ses travailleurs, elle les « désactive ». Car, pour Uber, il ne s’agit plus d’un salarié, mais d’une figure professionnelle beaucoup plus ambiguë. Nous ne sommes plus dans des situations d’emploi formel, mais de travail implicite.

HD. Comment reconnaître ce travail implicite ?

A. C. Les plateformes présentent souvent l’activité comme ludique, mais il y a toujours quatre éléments qui relèvent de l’activité travaillée classique. D’abord, elle produit de la valeur. Deuxième critère, il y a un encadrement contractuel, notamment sous la forme des conditions générales d’usage. Elles établissent qui fait quoi pour qui et qui profite des activités sur la plateforme. Autre élément : le traçage. Nous sommes soumis à des métriques de performance comme le temps de connexion, le nombre de contacts, la réputation.

Le dernier aspect, de plus en plus visible, est la dimension de subordination. Le système légal français ne reconnaît que la subordination juridique. Mais, dans d’autres pays, la loi a introduit la notion de la parasubordination : la dépendance économique, les sujétions particulières… En France, on ne voit pas qu’une subordination aujourd’hui s’installe à travers l’utilisation du système technique même. Le chef donneur d’ordres a été remplacé par l’algorithme envoyeur de notifications. C’est lui qui dit au chauffeur Uber où aller, au coursier Deliveroo où livrer.

« Qu’est-ce que le digital labor ? » d’Antonio A. Casilli et Dominique Cardon, éditions INA, 2015.

Source: Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » ! | L’Humanité

[Séminaire #ecnEHESS] Yann Moulier-Boutang “Capitalisme cognitif et travail digital” (1 févr. 2016)

Pour la séance du lundi 1er février 2016 de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques nous avons eu le plaisir d’accueillir Yann Moulier-Boutang, professeur à l’Université de Technologie de Compiègne, co-fondateur de la revue Multitudes, et auteur entre autres des ouvrages L’abeille et l’économiste (Carnets Nord, 2010) et Capitalisme cognitif (Ed. Amsterdam, 2007).

Le séminaire a eu lieu à l’EHESS, salle 13, 105 bd. Raspail, 75006 Paris.

Retrouvez le livetweet du séminaire sur Twitter : hashtag #ecnEHESS.

Titre : Capitalisme cognitif et travail digital : un aller et retour.

Intervenant : Yann Moulier-Boutang.

Résumé : Qu’est-ce que l’approche théorique du capitalisme cognitif telle que Y. Moulier-Boutang la développe depuis 1999 peut apporter à l’analyse précise de toutes les formes de travail et d’activités subsumées dans la production de valeur actuelle ? Réciproquement qu’est-ce que l’analyse de terrain du travail digital (sur les moteurs de recherche, sur les plates-formes collaboratives des entreprises, dans l’économie sociale et solidaire numérisées, sur les réseaux sociaux, dans les Tiers lieux) peut-elle apporter à l’analyse de la composition sociale et technique du rapport capitaliste et donc des nouvelles classes sociales qui se désignent, des formes de cristallisation des résistances ou des subversion de l’ordre numériques ? Les humanités numériques ou digitales ne se bornent pas à des descriptions des fonctionnements nouveaux d’extraction de valeur; elles repèrent les contradictions nouvelles, les points de bifurcation qui acquièrent d’autant plus d’importance que la codification de l’activité aujourd’hui constitue l’un des enjeux majeurs des régimes de gouvernance qui cherchent à s’installer.


Compte- rendus des séances précédentes :

Prochaines séances :

  • 7 mars 2016Jérôme Denis (Télécom ParisTech) et Karën Fort (Université Paris-Sorbonne) “Petites mains et micro-travail”.
  • 4 avril 2016Camille Alloing (Université de Poitiers) et Julien Pierre (Université Stendhal Grenoble 3) “Questionner le digital labor par le prisme des émotions”.
  • 2 mai 2016Judith Rochfeld (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Valérie-Laure Benabou (UVSQ) “Le partage de la valeur à l’heure des plateformes”.
  • 6 juin 2016Bruno Vétel (Télécom ParisTech) et Mathieu Cocq (ENS) “Les univers de travail dans les jeux vidéos”.