emploi

Grand entretien dans le 1 Hebdo (25 sept. 2019)

Dans le numéro 265 de l’hebdomadaire Le 1, j’ai accordé un entretien au journaliste Julien Bisson.

« Des formes de subordination et de flexibilisation de plus en plus extrêmes »

Antonio Casilli, sociologue

Le titre de votre essai En attendant les robots offre un clin d’œil littéraire pour décrire le contexte actuel : l’intelligence artificielle (IA) tarde-t-elle à arriver ?

Dans la pièce de Samuel Beckett, Godot n’arrive jamais. Il est une promesse constamment renouvelée, un horizon pour certains utopique, pour d’autres apocalyptique, qui ne se réalise jamais. Je trouve que la métaphore colle très bien à la situation actuelle : la projection imaginaire et fantasmatique que nous faisons sur les intelligences artificielles et l’automatisation, qui n’est pas là aujourd’hui, mais le sera demain peut-être, ou certainement après-demain. En réalité, elle est constamment repoussée. Mais en attendant, on est sujet à des formes de subordination, de flexibilisation de plus en plus extrêmes, d’encasernement de la force de travail de plus en plus poussées, toujours sous la menace, comme une sorte d’épée de Damoclès, de ces robots qui feraient disparaître des millions ou des dizaines de millions d’emplois. 

Le titre de votre essai En attendant les robots offre un clin d’œil littéraire pour décrire le contexte actuel : l’intelligence artificielle (IA) tarde-t-elle à arriver ?

Dans la pièce de Samuel Beckett, Godot n’arrive jamais. Il est une promesse constamment renouvelée, un horizon pour certains utopique, pour d’autres apocalyptique, qui ne se réalise jamais. Je trouve que la métaphore colle très bien à la situation actuelle : la projection imaginaire et fantasmatique que nous faisons sur les intelligences artificielles et l’automatisation, qui n’est pas là aujourd’hui, mais le sera demain peut-être, ou certainement après-demain. En réalité, elle est constamment repoussée. Mais en attendant, on est sujet à des formes de subordination, de flexibilisation de plus en plus extrêmes, d’encasernement de la force de travail de plus en plus poussées, toujours sous la menace, comme une sorte d’épée de Damoclès, de ces robots qui feraient disparaître des millions ou des dizaines de millions d’emplois. 

La réalité est que l’emploi disparaît à la suite de décisions suivant des logiques capitalistes, et non par la faute des robots. Les décideurs du monde numérique, à commencer par les PDG et les actionnaires de ces plateformes, peuvent jouer la carte des robots pour dire : « Ce n’est pas ma faute, ce sont les robots qui arrivent, c’est l’automatisation. » Alors qu’en réalité, ces personnes qui sont virées, qui sortent par la porte de l’emploi classique, rentrent par la fenêtre en tant que microtâcherons. Il ne s’agit donc pas d’un grand remplacement technologique, mais d’un grand déplacement de la rémunération de ce travail. Ce phénomène, on le voit dans des tas de contextes productifs dans lesquels des usines prétendent automatiser leur production, mais recrutent ensuite d’autres personnes pour faire un travail bien plus flexibilisé ou bien plus usant. Cela se produit à l’échelle du monde, dans le contexte du digital labor et du travail plateformisé.

Qu’est-ce que le digital labor ?

Cette notion s’est imposée au milieu des années 2010. On cherche à travers elle, d’une part, à analyser le travail des plateformes numériques et, d’autre part, à réactualiser des notions développées dans d’autres contextes, comme l’ouvriérisme italien, qui concernent toute forme de travail informel, invisibilisé, caché. Il s’agit donc d’un travail plateformisé et difficile à saisir qui établit des relations sociales médiatisées par des technologies numériques. On insiste sur le terme digital, parce que c’est un travail qui se caractérise, d’un point de vue matériel, par l’acte de cliquer d’un doigt sur la touche d’une souris ou d’un écran tactile. C’est aussi une notion qui permet de se pencher sur des formes de travail qui échappent aux définitions traditionnelles d’activités travaillées parce qu’elles ne se situent pas dans les contextes et les lieux classiques du travail. Ce n’est pas un travail d’usine ni de bureau, même s’il peut avoir lieu dans des mondes sociaux de ce type, mais c’est un travail qui se poursuit dans la rue, dans les foyers. Il prend bien souvent la forme de tâches qui exigent très peu d’efforts tout en étant extrêmement fragmentées.

Vous écrivez dans votre livre que « pour chaque col blanc, il existe des millions de cols bleus dans le numérique ». Pourquoi ces travailleurs sont-ils si invisibles ?

D’abord, parce que les cols blancs sont extrêmement visibles et prennent toute la place. Je désigne par ce terme les personnes qui réalisent le travail noble et sublime du code, les ingénieurs, les concepteurs. Souvent ce sont des personnes qui ont une situation économiquement privilégiée et un positionnement politique assez hégémonique. Ils ont à la limite une vocation technocratique à se présenter comme les seuls responsables de l’innovation technologique. Par là même, ils effacent presque, ou du moins relèguent dans des zones assez obscures de l’économie numérique, les dizaines de millions de personnes qui réalisent des tâches beaucoup plus humbles, plus fragmentées et atomisées, et qui, surtout, sont des tâches constamment présentées comme dépourvues de qualité. Ces tâches sont parfois effectuées par les personnes précaires de cette économie numérique, et parfois par des utilisateurs lambda comme vous et moi, à nos heures, dans la mesure où chacun d’entre nous produit des données, entraîne les algorithmes, crée ainsi de la valeur captée par les plateformes. Certains ont le privilège assez douteux d’être rémunérés à la pièce et très, très faiblement. D’autres ont le privilège encore plus douteux de ne pas être rémunérés, puisque nous sommes considérés comme des consommateurs, des amateurs, des passionnés, mais pas comme des producteurs.

Quelle est la conséquence, pour les travailleurs du clic, de leur invisibilité ?

Être relégué à une situation de non-reconnaissance politique a des conséquences de nature économique – se retrouver dans une situation dans laquelle on n’est jamais rémunéré à sa juste valeur ou à la juste valeur de la contribution qu’on apporte à la production de valeur – et des conséquences de nature psychosociale – une atomisation et une aliénation. Dans le cas des plateformes de microtravail, l’on a des personnes qui entraînent des intelligences artificielles en réalisant des microtâches rémunérées à la pièce dans la plupart des cas. Ils travaillent souvent depuis chez eux, ou même s’ils se trouvent rassemblés dans des bureaux, les contrats qui les lient à leurs plateformes leur interdisent d’échanger au sujet du contenu de leur travail avec les personnes qui sont dans le même bureau. Ils n’arrivent alors jamais à créer une communauté de pratiques et ils ne parviennent pas non plus à organiser ces formes de travail et les luttes qui pourraient se structurer autour, comme peuvent le faire les livreurs par exemple. La dernière conséquence néfaste dont je parlerai est celle de la perte de sens, aux yeux de ces travailleurs du clic, de l’activité même qu’ils accomplissent. Bien souvent, les microtravailleurs n’ont pas une conscience précise de la finalité ultime de leur activité. Dans le cadre de notre enquête sur le microtravail en France, nous avons interrogé des personnes passant leur journée à dessiner des carreaux autour de tomates pour entraîner une application de recommandation nutritionnelle. Et pourtant ces personnes ignoraient la finalité ultime de leur travail. C’est quelque chose qui comporte de lourdes conséquences en termes psychosociaux, et présente donc un risque pour ces travailleurs.

D’autant qu’ils ignorent souvent l’identité même de leur employeur final ?

Oui, un élément auquel s’ajoute le risque de base qui est de ne pas savoir combien de temps on va travailler. Soyons clair, on ne parle pas de carrière, ce n’est pas un métier à proprement parler. Même les travailleurs des plateformes les plus reconnaissables pourraient difficilement dire : je fais le chauffeur pour Uber et je compte arriver jusqu’à l’âge de la retraite en faisant cela. Ils ne savent pas combien de temps ils pourront continuer à travailler sur ces plateformes. Et je vous parle là des formes de travail digital les plus visibles. Quand on rentre dans les formes invisibles comme le microtravail, le travail de modération publique ou l’activité des personnes qui à l’autre bout du monde font artificiellement gonfler la notoriété de certaines marques, produits ou personnalités dans des fermes à clics, non seulement il n’y a là aucune certitude d’être réemployé demain ou dans un mois, mais on n’est même pas certain d’être payé à la fin de la journée ou à la fin de la tâche. Parce qu’il y a souvent un problème pour encaisser ces faibles montants.

Y a-t-il une compétition entre les travailleurs du clic de différents pays ?

La question de la mise en concurrence des travailleurs n’est pas une nouveauté, mais elle est poussée ici à l’extrême. Je vous donne un exemple : avant Internet, si une entreprise voulait délocaliser une activité productive, elle avait des options assez coûteuses. Elle devait par exemple ouvrir sa propre usine dans un pays tiers ou s’associer avec une autre entreprise dans le pays d’accueil. Avec les plateformes, il s’agit d’une délocalisation en temps réel, à flux tendu et qui met en concurrence de manière encore plus poussée qu’auparavant des personnes qui travaillent depuis les pays du Nord, en l’occurrence, et d’autres depuis les pays du Sud ; cela peut même arriver entre habitants des pays du Sud. Souvent on rencontre dans nos enquêtes des habitants de Madagascar qui déplorent la concurrence extrêmement lourde de personnes qui seraient installées en Inde ; ou, au contraire, certains Indiens s’inquiètent des microtravailleurs ou des modérateurs nigérians, qui seraient plus performants et moins rémunérés qu’eux. Cette mise en concurrence, qui tire les revenus vers le bas, se généralise pour cette génération de travailleurs du clic.

Sommes-nous victimes d’une forme de crédulité face à cette supposée magie des algorithmes et de l’intelligence artificielle, qui implique en réalité tant de travailleurs sous-payés ?

Oui, c’est une crédulité qui s’est installée, même parmi les personnes qui devraient être les dépositaires de la vérité sur l’intelligence artificielle. Certaines créent et entretiennent activement de l’ignorance autour de l’IA – je pense aux investisseurs, à certains lobbies de grands groupes technologiques qui survendent les performances de cette intelligence artificielle et parfois même la vendent avant même de l’avoir créée. Google a ainsi été prise en train de faire de la fausse intelligence artificielle avec des assistants vocaux censés prendre de manière automatique des rendez-vous à votre place… Il s’est avéré qu’ils étaient gérés par des personnes en Irlande. Siri, l’assistant personnel d’Apple, est en réalité accompagnée et aidée par des petits doigts et des petites mains qui sont installés à Prague, à Cork ou ailleurs. 

Mais cette crédulité existe aussi en raison d’effets de marketing un peu poussés. Il s’agit parfois moins d’une arnaque que d’une situation d’hallucination collective. Même les ingénieurs qui font de l’intelligence artificielle ne savent pas exactement dans quelle mesure celle-ci fonctionne et parfois ferment un œil, voire les deux, sur la composante humaine de leur IA. Typiquement, si vous demandez à une personne, un scientifique, un informaticien qui fait du machine learning si son algorithme, fonctionne de manière autonome, il vous dira que oui, parce qu’il ignore bien souvent d’où viennent les données qui le nourrissent. Or ces données proviennent d’utilisateurs humains ; elles sont annotées, triées, classées, étiquetées par des utilisateurs humains.

Vous parliez de dizaines de millions de travailleurs du clic à travers le monde. Sait-on combien ils sont en France ?

Il est difficile de répondre à cette question. L’estimation du nombre de travailleurs sur ces plateformes se heurte aux effets d’annonce des plateformes elles-mêmes. À les croire, en France, sept millions de personnes seraient concernées. Nous avons fait un travail poussé pour restreindre de manière crédible ce chiffre et nous sommes arrivés aux estimations suivantes : environ 15 000 personnes constituent le noyau dur des utilisateurs très actifs de ces plateformes de microtravail, qui font aussi appel à 260 000 travailleurs occasionnels. À cela, il faut ajouter ceux qui travaillent sur des services visibles et localisés, ceux que l’on voit dans la rue : les chauffeurs Uber, les personnes qui viennent faire les tâches ménagères à la volée et payées à la pièce, les livreurs de Deliveroo, etc. Ces chiffres nous amèneraient pour la France à un total d’environ 400 000 personnes, voire plus, toutes plateformes confondues. Tout cela sans parler de la question encore plus épineuse et sujette à controverse : faut-il reconnaître ou non les consommateurs de plateformes sociales telles Facebook ou YouTube comme des producteurs de données et donc comme des travailleurs ? De ce point de vue, nous serions presque 70 millions à travailler pour les plateformes.

Comment le droit social peut-il s’adapter à cette tâcheronisation du travail ?

C’est une question importante. Les personnes qui s’occupent de protection sociale en France commencent à y travailler, avec un certain retard. La difficulté principale est liée au fait que la protection sociale dans les pays du Nord s’est organisée autour de l’emploi salarié, d’où une difficulté structurelle et historique à reconnaître et protéger les professions qui échappent à ce schéma. Le phénomène a commencé avec les indépendants, il a continué avec les travailleurs freelance à la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle, et il se poursuit aujourd’hui. La situation devient encore plus grave et urgente pour les travailleurs des plateformes. Non seulement le tâcheronnage a été interdit en France, mais, à la différence d’autres pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou l’Angleterre, on n’admet pas la parasubordination. Si on est indépendant, on l’est ; si on ne l’est pas, on doit être requalifié en travailleur salarié. De nombreux États, même parmi les plus inattendus comme la Californie aux États-Unis, ont récemment décidé de requalifier les travailleurs réguliers de plateforme.

C’est plus difficile dans le cas de personnes qui réalisent des tâches fragmentées, tâcheronisées, microtâcheronisées. Il faut imaginer d’autres formes de protection sociale pour ces personnes. Pousser la logique de la protection sociale en incitant à la protection des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Je pense, par exemple, aux formes coopératives qui existent sur les plateformes ou – il s’agit de ma position personnelle – à l’idée de reconnaître ce travail invisibilisé et cette production de valeur à travers un revenu universel numérique. Cela permettrait de bien souligner le fait que la totalité des utilisateurs de plateformes numériques produisent de la valeur pour lesdites plateformes. Il doit y avoir une manière de rendre à la communauté ce que la société produit pour ces plateformes et que celles-ci s’approprient. 

Marché du travail : entre automation et modèles pré-capitalistes (Alternatives Economiques, 28 mars 2017)

Dans le magazine Alternatives Economiques, Franck Aggeri, professeur de management à Mines ParisTech, fournit une analyse en quatre temps de la question du travail à l’heure des plateformes numériques, à partir d’un compte-rendu d’un de mes séminaires portant sur les liens entre digital labor et automation.

4 idées reçues sur le travail à l’heure des plates-formes numériques

Le  développement fulgurant des plates-formes numériques ne va pas sans  susciter des craintes ou des espoirs que symbolise Uber, entreprise  érigée tantôt en modèle, tantôt en bouc émissaire. L’un des sujets les  plus discutés porte sur les conséquences de ces plates-formes sur le  travail : comment modifient-elles les formes de travail ? En quoi  remplacent-elles du travail salarié par du travail indépendant ? En quoi  contribuent-elles à saper les fondements de notre modèle social et de  notre droit du travail ? Des emplois sont-ils menacés par le travail des  algorithmes ?
Le problème est que l’impact des plates-formes sur  le travail suscite davantage de fantasmes et de conjectures que  d’analyses solides fondées sur des études empiriques. C’est précisément  l’objet du dernier numéro du Libellio d’Aegis,  revue scientifique en ligne, que d’éclairer à partir d’analyses  distanciées et informées les transformations du travail occasionnées par  l’irruption des plates-formes. On y trouve en particulier deux  contributions remarquables d’Aurélien Acquier, professeur de management à  l’ESCP-Europe, et d’Antonio Casilli, sociologue à Telecom ParisTech, et  auteur avec Dominique Cardon d’un livre remarqué sur le digital labor1.
Idée reçue n°1 : une menace pour l’emploi
Première  idée reçue : la révolution numérique menacerait l’emploi. Antonio  Casilli rappelle justement que la question de l’impact des nouvelles  technologies, et notamment du machinisme, est aussi ancienne que la  révolution industrielle. Dès le début du XIXème siècle, certains  économistes comme Thomas Mortimer ou David Ricardo s’inquiètent déjà de  la substitution massive du travail humain par des machines. Cette  crainte s’est avérée infondée car ils ont sous-estimé les potentialités  nouvelles ouvertes par les révolutions techniques qui ont certes détruit  certains emplois mais ont contribué à en créer d’autres dans de  nouveaux secteurs.
Au XIXème siècle, Thomas Mortimer ou David Ricardo  s’inquiétaient déjà de la substitution massive du travail humain par des  machines

A cet égard, le rapport controversé de  Frey et Osborne de l’université d’Oxford paru en 2013 sur  l’impact de l’économie numérique sur l’emploi ne fait que reproduire  les biais d’analyse de leurs illustres aînés. Ainsi, ils prédisent que  47% des emplois sont menacés par la révolution digitale d’ici à 2050 à  partir d’une recension de l’impact de ces technologies sur les métiers  existants sans tenir compte des créations d’emploi associées aux  nouveaux métiers que cette révolution numérique pourrait occasionner.
Idée reçue n°2 : des plates-formes peu intensives en travail
Seconde  idée reçue : ces plates-formes seraient peu intensives en travail.  Antonio Casilli indique que loin de l’imagerie d’un monde gouverné par  les algorithmes, ces plates-formes sont intensives en travail, mais  selon des modalités inhabituelles et largement invisibles du grand  public. Il a notamment le grand mérite de pointer du doigt une première  modalité qui constitue une face cachée de cette économie de  plate-forme : l’exploitation d’un lumpen proletariat en charge  de réaliser un ensemble de micro-tâches visant à compléter, améliorer ou  pallier les défaillances des algorithmes. Cela recouvre une variété de  petites tâches comme transcrire un ticket de caisse, écouter de la  musique et la classer, labelliser des images, identifier des messages ou  des sites douteux, etc. En échange, ces travailleurs perçoivent des  micro-rémunérations qui, à la fin du mois, peuvent aller de quelques  dollars à une centaine.
Quand un internaute reconnaît une image ou retranscrit une phrase, il travaille pour Google

L’autre modalité, également méconnue,  est le travail réalisé par les utilisateurs eux-mêmes. Cette idée que  les clients participent à la co-construction de l’offre n’est pas propre  à l’économie numérique mais elle atteint, dans ce cas, une ampleur sans  précédent. Par exemple, quand un internaute améliore une traduction  proposée, quand il traduit un bout de texte, reconnaît une image ou  retranscrit une phrase, il travaille pour Google. Ainsi, les clients  participent activement sans le savoir à l’activité de ces plates-formes.  Ils contribuent également à les enrichir puisque les clics et les likes  sont vendus à des entreprises commerciales qui sont prêtes à payer cher  pour mieux connaître les besoins et les goûts de clients potentiels.
Idée reçue n°3 : un modèle d’organisation du travail inédit
Troisième  idée reçue : les plates-formes constitueraient un modèle d’organisation  du travail inédit. Aurélien Acquier explique comment le modèle  d’intermédiation des plates-formes transactionnelles ressemble à s’y  méprendre au modèle pré-capitaliste du domestic system dans  lequel des agriculteurs réalisaient une activité ouvrière domestique  (comme coudre, tisser, filer ou tricoter) pour le compte de négociants  en échange d’une rémunération à la pièce ou à la tâche. Ces paysans  réalisaient cette activité avec leurs propres outils. Ils étaient donc  les détenteurs du capital. Comme dans le modèle du domestic system,  les plates-formes ne sont pas propriétaires des actifs (les véhicules  pour Uber, les appartements ou maisons pour AirBnB) ; elles ne gèrent  pas un espace de travail spécifique ; les travailleurs sont  contractuellement indépendants de l’apporteur d’affaires ; les activités  constituent souvent un appoint par rapport à une autre activité  principale.
Les produits et services issus de la vieille économie n’ont pas disparu

Cette forme organisationnelle revient au  premier plan parce que les technologies de l’information facilitent  l’accès à l’information et permettent son contrôle et qu’elles réduisent  les coûts de transaction. Les entreprises y ont recours parce qu’elles  leur permettent d’externaliser les coûts salariaux et les risques de  licenciement, et qu’elles sont peu intensives en capital. Il faut  cependant relativiser leur domaine d’extension. Les produits et services  issus de la vieille économie n’ont pas disparu. Bien au contraire, il  faut bien des contenus à vendre. Par exemple, le numérique n’a pas  remplacé le travail du journaliste ou celui du musicien, il a modifié  les supports pour qu’ils puissent circuler sur ces plates-formes,  fragilisant, il est vrai, les modèles d’affaire des entreprises qui  commercialisaient les anciens types de support (la presse papier ou les  maisons de disque). Pour produire ces contenus, et notamment ceux qui  réclament de l’innovation, il faut toujours des entreprises pour les  concevoir et les produire et organiser les activités y concourant.
Idée reçue n°4 : le travail salarié fragilisé
Quatrième  idée reçue : les plates-formes conduiraient à fragiliser le travail  salarié. Un tel risque existe mais les événements récents soulignent la  fragilité du modèle du travail indépendant associé au développement de  ses plates-formes. Comme le rappelle les procès en France ou aux  Etats-Unis auxquels Uber est confronté, l’entreprise, comme d’autres,  est menacée de voir le contrat commercial qui l’unit aux chauffeurs  considéré comme une forme déguisée de salariat et requalifié comme  contrat de travail.
La démonstration d’un lien de subordination entre une  plate-forme et ceux qui travaillent pour elle dépend du degré de  prescription des tâches

Sur le plan juridique, cette relation  dépend de la capacité à démontrer l’existence d’un lien de  subordination. S’il y a subordination, alors il faut requalifier les  chauffeurs indépendants en salariés, ce qui mettrait en péril le modèle  d’affaire d’Uber qui tire son avantage du fait que l’entreprise  n’endosse pas les mêmes coûts et contraintes que les compagnies de taxis  traditionnelles. Sur un plan technique, la démonstration d’un lien de  subordination éventuel dépend du degré de prescription des tâches,  explique Aurélien Acquier. Jusqu’où Uber prescrit-il aux chauffeurs le  contenu de leurs activités ? Quelle est leur marge de liberté  réelle dans le choix des clients, des trajets ou de la tarification,  etc. ? Si le juge peut établir qu’existe un degré de prescription élevé,  il est probable qu’il estime que le lien de subordination est effectif.  Aurélien Acquier souligne cependant que le degré de prescription est  variable d’une plate-forme à l’autre et qu’il faut éviter toute  généralisation hâtive. Si certaines d’entre elles, à l’instar d’Uber,  encadrent fortement l’activité de leurs chauffeurs, d’autres, comme  Leboncoin par exemple, ne prescrivent pas la nature des relations entre  les utilisateurs de la plate-forme.
Ces analyses sont utiles car  elles nous aident à mieux comprendre le fonctionnement réel des  plates-formes, les enjeux qu’elles soulèvent et les points de vigilance  sur lesquels il est urgent d’enquêter pour éventuellement mieux les  encadrer et les réguler. Elles montrent également que la grande  entreprise et le salariat ne constituent pas des référents adéquats pour  penser le travail sur ces plates-formes, et qu’à l’inverse, d’autres  modèles d’organisation plus anciens, comme le domestic system, peuvent nous aider à mieux éclairer leur fonctionnement et leurs effets concrets.

Work in Progress : quand les syndicats rencontrent les innovateurs (21 janv. 2016)

Dans la foulée de la journée Sharers & Workers organisée par l’IRES (où j’avais assuré le rôle de keynote speaker), le NUMA, haut-lieu parisien de l’innovation et du coworking, a hébergé le 21 janvier 2016 “À néo-salariat, néo-syndicat ?”, première rencontre de la série de débats Work In Progress. Sur invitation du modérateur Arthur de Grave (Ouishare), j’ai participé à cette soirée stimulante, au cours de laquelle syndicalistes, entrepreneurs, freelancers et représentants du monde associatif se sont retrouvés pour discuter les évolutions récentes du monde du travail.

Voilà l’enregistrement vidéo du débat.

Et voilà le Storify.