travail invisible

Recension de “Qu’est-ce que le Digital labor” dans La nouvelle revue du travail (mai 2016)

Recensions et notes de lecture

Dominique Cardon et Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital labor ?, Paris, Ina Éditions.

Jean-Pierre Durand
Cardon et Caselli – Qu'est-ce que le Digital Labor ?

1Ce petit ouvrage a au moins deux vertus : nous aider à définir le digital labor et faire dialoguer deux auteurs en désaccord profond sur la portée ou sur les significations de l’émergence de cette nouvelle pratique et de ses analyses scientifique outre-Atlantique (Digital Labor Studies) depuis 2009.

2Antonio Casilli, enseignant à Télécom Paris-Tech et chercheur à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (i3), signe la première partie en s’intéressant aux critiques des usages de l’Internet et des réseaux dits sociaux. Dans l’impossibilité d’une traduction en français du concept, Casilli voit dans ces pratiques technologisées « des formes d’activités assimilables au travail, parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. Nous appelons digital labor la réduction de nos liaisons numériques” à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. » (p. 12-13) Ce qui fait que le digital labor est une activité et/ou un travail (soit aussi un objet de recherche que l’on peut tenter de circonscrire), nourrissant un courant théorique (pluraliste) analysant ces pratiques comme productrices de valeur, à l’encontre des opposants à une telle interprétation (voir ci-dessous les contre-analyses de Dominique Cardon). Ce qui est certain est que le digital labor conteste les visions quelque peu naïves qui prévalaient dans la décennie précédente quant à la gratuité ou à la nature des activités collaboratives sur ou par Internet, voire à la création d’un Common que serait Google ou tout distributeur d’images gratuites sur le net.

3La question qui traverse cette analyse porte sur la nature et les principes de la création de valeur par les internautes, le digital labor se présentant comme « une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données — data mining » par des plateformes numériques. Ainsi, les utilisateurs, en tant que producteurs de données (vendues aux annonceurs) sont à la fois des marchandises et des travailleurs : « Les publics numériques sont des audiences hybrides qui ne peuvent jamais être réduites à la condition de simples spectateurs. Finalement, pour eux, une conscience exacte du moment où le dispositif numérique est en train de commander leur travail, ou de leur accorder un moment d’oisiveté est impossible à entretenir. » (p. 27) Le lecteur voit poindre ici la thèse de la création d’un surplus de travail non rémunéré au bénéfice des plateformes.

4L’intérêt d’un tel point de vue est de montrer comment producteur et consommateur se rejoignent ou se confondent dans une activité unique, certainement au bénéfice des propriétaires de la plateforme, mais aussi du prosumer, ce producteur-consommateur qui « travaille » d’abord pour lui-même et/ou qui prend plaisir à son activité, y compris à travers une démarche collective qui fait sens et qui pousse toujours plus loin son travail. Or, c’est justement à partir de ce travail personnel et de toutes les données qu’il produit que ces plateformes vont disposer d’informations personnelles qu’elles vont valoriser. D’où la revendication d’une rémunération de ce travail selon des voies à définir et que présente A. Casilli, que ce soit sous forme de salaire ou à partir d’une révision du droit commercial ou toute autre voie, y compris celle d’un « revenu de base comme levier d’émancipation et de mesure de compensation pour le digital labor » (p. 39). Pour commencer, on pourrait souhaiter une réforme du droit fiscal afin que ces plateformes commencent à payer les taxes là où elles opèrent, c’est-à-dire là où se situent les millions d’usagers qui réalisent un « travail invisible »

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[Slides séminaire #ecnEHESS] Mechanical Turk et le travail invisible des données (7 mars 2016)

Pour la séance du 7 mars 2016 de mon séminaire EHESS Etudier le cultures du numérique, j’ai eu le plaisir d’accueillir Jérôme Denis (Télécom ParisTech, co-auteur de Petite sociologie de la signalétique, 2010) et Karën Fort (Université Paris-Sorbonne, porteuse du projet ZombiLingo). Une intervention d’Elinor Wahal (Université de Trento) a complété leurs exposés.

Résumé : Les plus fervents avocats et les plus féroces critiques des projets de big data ou d’open data partagent l’idée que les données sont des entités informationnelles solides et puissantes. Qu’elles soient décrites comme un pétrole, comme un déluge, ou comme une technologie de gouvernance, celles-ci semblent toujours appréhendées dans un cadre positiviste, qui fait de leur existence et de leurs propriétés des évidences. Pourtant, celles et ceux qui « produisent, » «  saisissent »  ou « nettoient » des données savent que leur existence et leur circulation passent par des opérations délicates et coûteuses. Je propose d’explorer cet aspect méconnu des données en montrant d’abord que l’histoire de l’émergence des données dans les organisations est étroitement liée à la mécanisation et à l’invisibilisation du travail de l’information. À partir de deux études ethnographiques (dans une banque et dans une start-up), je mettrais ensuite en lumière quelques dimensions de ce travail et des conditions de son invisibilisation. À travers ce parcours, je tâcherai de donner à comprendre l’écologie du visible et de l’invisible qui est en jeu dans le processus fragile et incertain par lequel des choses très différentes, souvent indéfinies, deviennent progressivement et temporairement des données.

Résumé : Dans le cadre des travaux des étudiants du séminaire, une intervention sur les plateformes de micro-travail a été assurée par Elinor Wahal (EHESS/Univ. Trento).

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Karën Fort – Ce qu’Amazon Mechanical Turk fait à la recherche : l’exemple du Traitement Automatique des Langues

Résumé : La plateforme de myriadisation du travail parcellisé (microworking crowdsourcing) Amazon Mechanical Turk permet aux chercheurs de déposer des micro tâches (Human Intelligence Tasks) pour les faire réaliser par des travailleurs (des Turkers) pour une micro-rémunération. Le traitement automatique des langues (TAL) étant très gourmand en ressources langagières (lexiques, corpus annotés, etc), les chercheurs du domaine se sont rapidement emparés de cette plateforme pour produire des données à bas coût. Nous montrerons que cette évolution n’est pas sans conséquence sur la recherche, en termes de qualité et d’éthique. Enfin, nous présenterons les réactions et les alternatives proposées, notamment par le biais des sciences participatives et nous vous présenterons le projet Zombilingo.