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L’automate et le tâcheron
Par Antonio CasilliE
En
2018, Amazon aurait détruit trois millions de produits vient-on
d’apprendre. Rien de surprenant pour le sociologue Antonio A. Casilli
qui, à l’issue d’une longue enquête, montre pourquoi lesdits produits ne
sont en réalité qu’un prétexte pour ce type de plateforme – Amazon,
mais aussi Facebook ou Uber – dont l’activité principale s’avère
l’accumulation et la préparation de données qui serviront à développer
des intelligences artificielles.
En
2006, les publicités de l’agence d’intérim Jobsintown.de envahissent
les lieux publics berlinois. Des images, placardées sur des automates,
donnent l’impression que des individus travaillent à l’intérieur de
ceux-là. Niché dans un guichet automatique, un guichetier compte des
billets. Un lavomatique cache une femme frottant vos vêtements sur une
planche à laver. Dans le scanner à rayons X d’un aéroport, un douanier
inspecte vos bagages à l’aide d’une lampe de poche. Par-delà son message
affiché (« n’acceptez pas des emplois pénibles qui vous réduisent à des
machines »), cette campagne publicitaire est avant tout un clin l’œil à
un phénomène qui apparaît de façon concomitante : la servicialisation de l’humain vis-à-vis des machines.
C’est
Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui exprime cette nouvelle philosophie
du travail cette même année, lors d’une intervention au MIT de Boston.
D’après lui, les technologies intelligentes à base de données et
d’algorithmes apprenants ne sont pas là pour « servir les humains ». Au
contraire, insiste-t-il, nous assistons à l’inversion « des rôles
respectifs des ordinateurs et des êtres vivants » puisqu’il est aujourd’hui
possible coder et inscrire « de l’intelligence humaine au sein d’un
logiciel ». Et l’entrepreneur de préciser que cette « inscription » ne
relève pas du génie et du savoir-faire de ses informaticiens, mais au
contraire d’une stratégie consistant à transformer des usagers non
spécialisés en fournisseurs de services numériques pour sa plateforme.
L’un des piliers de la stratégie big data du géant américain, est la création d’un marché du travail en appui à l’automation.
Amazon
est certes plus connue pour son catalogue d’achats en ligne, mais son
modèle d’affaires tourne depuis longtemps autour de la vente de
solutions informatiques sous forme de « logiciel-en-tant-que-service » (software-as-a-service).
Selon cette logique commerciale, les applications ne sont pas
installées sur les ordinateurs de ceux qui les achètent, mais sur une
plateforme propriétaire de ceux qui les produisent. L’un des piliers de
la stratégie big data du géant
américain, est la création d’un marché du travail en appui à
l’automation. Il s’agit de la clé de voûte du programme scientifique et
industriel du machine learning : pour
que les machines apprennent à reproduire le comportement humain, il faut
bien que des humains les instruisent à reconnaître des images, à lire
des textes ou à interpréter des commandes vocales. Ces humains ne sont
plus installés au sein des entreprises qui les emploient, mais sur une
plateforme qui les met à disposition de ces mêmes entreprises. « Grosso
modo », concluait Jeff Bezos, « c’est de l’humain-en-tant-que-service »[1].
Sur
Internet, ces effectifs sont recrutés sur des plateformes de
« micro-travail ». Ce terme décrit une forme de travail datafié (à
savoir, orienté vers la production de données) et tâcheronnisé
(c’est-à-dire réduit à des tâches fragmentées et déqualifiées).
La
plus célèbre de ces plateformes, est Mechanical Turk, un service créé
justement par Amazon. Longtemps, le problème d’Amazon avait consisté à
éliminer les doublons de son vaste catalogue d’articles commerciaux. Au
début des années 2000, ayant constaté l’inefficacité des solutions
logicielles pour résoudre ce problème, les ingénieurs de la société de
Seattle ont envisagé un système consistant à recruter un grand nombre de
personnes payées à la pièce pour regarder quelques pages chacune et
signaler les répétitions. De là à en faire profiter d’autres sociétés,
en retirant au passage une commission pour leur rôle de courtier, il n’y
a qu’un pas[2].
Ce
portail doit son nom à un célèbre joueur d’échecs mécanique du 18ème
siècle, un robot anthropomorphe affublé d’un costume ottoman. Le Turc,
censé simuler les processus cognitifs de ses adversaires, se présentait
de fait comme la première intelligence artificielle. Mais il était
surtout une complète mystification. Les pièces n’étaient pas déplacées
par le joueur d’échecs mécanique, mais par un opérateur humain caché à
l’intérieur du mécanisme.
La métaphore du robot avec un être humain à l’intérieur est utile aujourd’hui
pour décrire ce que vend Amazon. Quand il s’agit de séduire les
actionnaires, les drones qui effectuent les livraisons ou les
algorithmes qui suggèrent les produits les plus adaptés sont au-devant
de la scène. Mais en coulisses, ce sont des centaines de milliers de
« Turkers » qui trient à la main les adresses ou classent en fonction de
leur pertinence tous les produits du catalogue. Ce travail en amont
(calibrer les logiciels pour qu’il classent bien) et en aval (vérifier
que les résultats de classement automatique soient corrects) est
essentiel pour la réussite commerciale d’Amazon et des sociétés de son
écosystème. Il s’agit, dans le jargon de la plateforme, d’une démarche
d’« intelligence artificielle artificielle ».
La
possibilité même pour les micro-travailleurs d’arriver à cumuler un
montant équivalent à un salaire minimum à la fin du mois est contrainte
par plusieurs aléas : assiduité, rapidité, compétences, disponibilité
des tâches ou leur réalisabilité…
Si
une entreprise veut numériser un processus (par exemple, départager des
images pour développer un moteur de recherche visuel ou transcrire des
tickets de caisse pour commercialiser une app de comptabilité
personnelle), au lieu de perdre du temps et de l’argent pour créer un
logiciel propriétaire elle peut recruter sur Amazon Mechanical Turk des
micro-travailleurs qui réaliseront des tâches simples avec ou à la place
de la solution automatique. Il n’est plus question d’employer un ou dix
salariés, ni de mettre au travail cent stagiaires : elle peut désormais
« requérir » cent mille « tâcherons du clic » et les charger de
transcrire une facture ou de labéliser une image chacun.
Les
centaines de plateformes comme Mechanical Turk sur lesquelles ces
micro-tâches sont allouées constituent un véritable marché du travail.
Chacune des tâches reçoit une compensation dérisoire : un ou deux
centimes et, dans certains cas, encore moins. En 2017 le salaire horaire
médian d’un micro-travailleur ne dépassait pas les 2 dollars[3].
De surcroit, penser en termes d’heures de travail pose des problèmes
sur une plateforme qui rémunère à la pièce. La possibilité même pour les
micro-travailleurs d’arriver à cumuler un montant équivalent à un
salaire minimum à la fin du mois est contrainte par plusieurs aléas :
leur assiduité, leur rapidité, leurs compétences, mais aussi la
disponibilité des tâches ou leur réalisabilité à des heures déterminées.
Quand
sonnent les 18h à San Francisco, généralement les Turkers américains
terminent leur journée. C’est à ce moment-là qu’à Hyderabad se mettent
au travail les tâcherons du clic indiens. Pour les travailleurs du Nord,
les micro-tâches représentent un revenu complémentaire, qui revêt un
intérêt certain pour les couches les plus fragilisées de nos sociétés :
des femmes travaillant à temps partiel, avec enfants, nécessitant un
complément de revenu. En revanche pour ceux qui micro-travaillent depuis
des pays émergents ou en voie de développement, où le salaire moyen
peut parfois ne pas dépasser les 40 euros par mois, travailler à
distance à la mise en place d’intelligences artificielles devient une
source de revenu primaire tout à fait convenable. Il s’agit toutefois
d’une occupation précaire et non couverte par toute une série de
garanties salariales et syndicales, pour la simple raison que les
plateformes de micro-travail ne reconnaissent pas leurs usagers comme
des salariés, ni même comme des fournisseurs. Ils sont des simples
usagers[4].
Un
certain nombre de structures de dépendance économique à l’échelle
mondiale sont héritées de notre passé colonial et réapparaissent à
travers ces micro-marchés du travail.
Selon
des études récentes menées par des chercheurs de l’Oxford Internet
Institute, les pays qui achètent des micro-tâches sont les États-Unis,
le Canada, l’Australie, la France et le Royaume-Uni, alors que ceux où
ils résident effectivement, les travailleurs du clic sont l’Inde, les
Philippines, le Pakistan, le Népal, la Chine, le Bangladesh[5].
Cela suffit à dire qu’un certain nombre de structures de dépendance
économique à l’échelle mondiale sont héritées de notre passé colonial et
réapparaissent à travers ces micro-marchés du travail.
Malgré
cette polarisation Nord/Sud, il ne faut pas entièrement se rabattre sur
la reproduction des logiques colonialistes pour interpréter le marché
du travail du clic nécessaire pour entretenir nos intelligences
artificielles. Les micro-travailleurs du Sud global ne sont pas relégués
dans la passivité par les plateformes plus que les ceux du Nord. Bien
que les principales valorisations boursières reviennent aujourd’hui
aux multinationales étasuniennes du numérique, les pays du Nord ne sont
pas les seuls moteurs de ce secteur crucial pour la mise en place des
IA. Les pays à revenu intermédiaire et faible les concurrencent
activement avec leurs propres plateformes de micro-travail[6].
La
Chine est sans doute l’un des plus grands acteurs sur le marché
international des tâches numériques. Ses plus importantes plateformes,
comme Zhubajie, surpassent Amazon en termes d’ambition, de revenus et de
base d’utilisateurs. Malgré sa popularité, Mechanical Turk ne compte
que 500 000 utilisateurs ; les plateformes chinoises, elles, comptent aujourd’hui
dix, douze, quinze millions de micro-travailleurs chacune. Si nous
réunissons toutes les plateformes de micro-travail et de travail à la
demande mondiale, nous dépassons largement les cent millions d’effectifs
répertoriés.
Au niveau international,
l’attractivité du recours à ces places de marchés du micro-travail est
conditionnée par le recentrage actuel des plateformes numériques sur une
philosophie de l’innovation « disruptive » reposant largement sur
l’intelligence artificielle. Amazon n’est donc pas le seul géant de la
tech qui dispose d’un service de micro-travail pour former ses
intelligences artificielles. Ainsi, en 2004, Microsoft s’est doté
d’Universal Human Relevance System (UHRS) et Google a lancé EWOQ
(ensuite devenu Rater Hub) en 2008. Sur ces deux plateformes le
micro-travail humain sert avant tout à rendre possible le fonctionnement
d’un type particulier d’algorithmes, à savoir ceux qui régissent les
moteurs de recherche Bing et Google Search.
Pour
calibrer sa célèbre intelligence artificielle Watson, IBM a à son tour
utilisé une plateforme appelée Mighty AI. Quel genre de microtravail
réalisaient-ils, les tâcherons œuvrant pour cette « puissante
intelligence artificielle » ? Ils doivent, par exemple, identifier la
langue d’une conversation, après en avoir écouté un fragment. En
regardant la photo d’une station touristique, ils doivent détectent des
éléments tels un nuage, une montagne, un lac, un chemin, etc. Dans une
courte vidéo d’une webcam d’autoroute, ils doivent départager les
plaques d’immatriculation des véhicules. Ces simples tâches sont
utilisées respectivement pour « alimenter » des traducteurs
automatiques, des systèmes de reconnaissance d’images, des véhicules
autonomes…
Les
tâches réalisées chaque jour par l’armée industrielle de l’ombre que
les plateformes de micro-travail recrutent sont les ingrédients secrets
des IA d’aujourd’hui.
La mythologie et, si j’ose le dire, l’idéologie de l’intelligence artificielle voudrait que les solutions de machine learning naissent
déjà formées. Elles seraient – comme Athéna jaillissant de la tête de
Zeus – tout prêtes au combat. Au contraire, elles doivent apprendre à
partir de données structurées, triées, qualifiées pour pouvoir
fonctionner. Les tâches réalisées chaque jour par l’armée industrielle
de l’ombre que les plateformes de micro-travail recrutent sont les
ingrédients secrets des IA d’aujourd’hui, pour peu qu’elles permettent d’introduire dans nos systèmes automatiques une suffisamment grande variété d’exemples.
L’apprentissage
automatique exige alors beaucoup de travail « non automatique »,
c’est-à-dire réalisé par des humains. Non pas (ou non seulement) une
poignée d’ingénieurs et de codeurs, mais avant et surtout des multitudes
d’ouvriers du clic qui dessinent les contours d’un futur du travail
voué à une véritable tâcheronnisation numérique. L’effet inattendu de
l’intelligence artificielle sur le travail n’est donc pas le « grand
remplacement » des travailleurs par des intelligences artificielles,
souvent présenté comme une perspective dystopique dans la presse et dans
le débat universitaire. Au contraire, c’est le remplacement du travail
formel par du micro-travail précaire, invisibilisé et en fin de compte
asservi à la fabrication des machines, qui doit inquiéter la société
civile, les corps intermédiaires et les décideurs publics. La centralité
du geste productif humain est irréductible. Ce dernier représente, même
lorsqu’il est réduit à un clic, le carburant des grandes plateformes
numériques. De ce point de vue, il convient de parler non pas de
substitution mais de symbiose entre le geste humain et le fonctionnement
automatique.
Ce qui semble vraiment être
mis en péril n’est donc pas le travail lui-même, mais son encadrement
institutionnel au sein de l’emploi formel. Les formes atypiques de
travail précaire, sous-payé et (nous l’avons vu) micro-payé se
multiplient. Parallèlement, nous assistons à la constante remise en
discussion des catégories héritées de la civilisation salariale du
siècle dernier, et notamment du binôme constitué par une subordination
formellement délimitée et une protection sociale généralisée. Pour
contribuer à résorber ce déséquilibre économique et culturel, une
régulation collective est également nécessaire, fondée sur la
reconnaissance du changement radical des activités humaines de
production à l’heure de technologies—parfois intelligentes mais jamais
entièrement « artificielles ».
NDLR Antonio A. Casilli a publié le 3 janvier En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
[1] “This is basically people-as-a-service” Jeff Bezos, “Opening Keynote and Keynote Interview”, MIT World – special events and lectures, 2006.
[2] Birgitta Bergvall-Kåreborn et Debra Howcroft, “Amazon Mechanical Turk and the commodification of labour”, New Technology, Work and Employment, vol. 29, no. 3, 2014, pp. 213-223.
[3] Kotaro Hara, Abi Adams, Kristy Milland, Saiph Savage, Chris Callison-Burch et Jeffrey Bigham, “A Data-Driven Analysis of Workers’ Earnings on Amazon Mechanical Turk”, arXiv, 2017.
[4] Amazon
stipule avec ses Turkers un « Accord de Participation » dont les termes
sont clairement conçus pour échapper à l’identification d’un lien de
subordination des micro-travailleurs envers la plateforme ou envers les
requérants. « Participation Agreement », Amazon Mechanical Turk, 17 oct. 2017.
[5] Graham, M., Hjorth, I., Lehdonvirta, V. (2017), Digital
labour and development: impacts of global digital labour platforms and
the gig economy on worker livelihoods, Transfer: European Review of
Labour and Research, Vol. 23, n. 2, pp. 135-162.
[6] Casilli, Antonio A. (2017). Digital Labor Studies Go Global: Toward a Digital Decolonial Turn. International Journal of Communication, 11, Special Section “Global Digital Culture”, pp. 3934–3954.
Antonio Casilli
Sociologue,
Maître de conférence à Telecom ParisTech et chercheur à L’institut
Interdisciplinaire de l’Innovation (CNRS) et au LACI-IIAC de l’EHESS.