Monthly Archives: November 2014

[Slides] Portrait du troll en travailleur revolté (séminaire #ecnEHESS 19 nov 2014)

La première séance de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques (hashtag Twitter : #ecnEHESS) a eu lieu le mercredi 19 novembre 2014. Les slides de ma présentation, portant sur les liens entre trolling et ‘digital labor’, sont disponibles ici :

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Le trolling en tant que ‘travail numérique’

Antonio A. Casilli (Telecom ParisTech / EHESS)

Le troll, l’internaute qui tient des propos inflammatoires et qui parasite les conversations en ligne, est désormais synonyme de tous les maux du monde en réseau : piratage, abus, calomnies, racisme, harcèlement, sexisme, spam, cybercrime, terrorisme… Archétype humain inspiré des légendes scandinaves et des « tricksters » des mythes africains et amérindiens, il est au centre de discours de plus en plus alarmistes d’éducateurs et de décideurs publics, et fait l’objet de législations spécifiques. Le projet politique qui se profile derrière ces efforts, celui d’un « internet civilisé », colporté par les droites européennes depuis la moitié des années 2000, ne peut pas être appréhendé d’un point de vue critique si nous ne comprenons ce qu’est une civilisation numérique et sur quelles valeurs elle s’appuie.

C’est à ce moment-là que la « barbarie digitale » du troll cesse d’être une simple curiosité culturelle et devient une manière d’apercevoir, en creux, les valeurs partagées par les citoyens de la société en réseau : participation, sociabilité, dévoilement d’informations personnelles, et « digital labor ». Ce dernier désigne l’ensemble des activités et des usages numériques qui peuvent être assimilés au travail mais ne sont pas reconnus comme tel. C’est un travail à faible intensité et à faible expertise, qui se concentre surtout sur l’usage de plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles. De la moindre requête sur un moteur de recherche à la mise en ligne de contenus générés par les utilisateurs, des nouvelles formes de l’activité travaillée s’articulent avec une économie informelle qui cache la précarisation croissante des emplois.

En tant que pattern d’interactions sociales basées sur la production et le partage de contenus, le trolling se prête à une récupération marchande dans plusieurs univers professionnels. Les marques s’en servent pour dénicher des mèmes et faire de la communication virale ; la communication politique pour monter des campagnes de propagande ou pour discréditer les adversaires ; les concepteurs de logiciels et de jeux-vidéos pour tester leurs produits. La monétisation du trolling dans l’économie numérique témoigne de son rôle naissant de levier de l’innovation et de son importance croissante pour la création de valeur. Il existe néanmoins des contradictions. D’abord dans l’attitude ambivalente des entreprises du secteur numérique qui semblent osciller entre la répression et l’exploitation des comportements « disruptifs » des leur main-d’œuvre digitale. Plus intéressants encore sont les répertoires d’actions spécifiques (détournement, dégradation, reprise individuelle, collectivisation) et les modalités de conflit qui passent par le trolling et pointent la prolifération paradoxale d’approches antagonistes, ainsi que la potentialité d’une mouvance d’autonomisation des usagers-laborers.

Se dessine alors l’hypothèse d’une inscription de ces comportements anomiques dans la filiation historique des luttes des prolétariats industriels, la « rude race païenne, sans foi, ni loi, ni idéal » analysée par les théoriciens de l’opéraïsme. Si les hackers héritent des « sublimes », ouvriers émancipés maîtres de leur temps et de leur mobilité, les trolls quant à eux s’apparentent peut-être davantage aux « canuts », auxquels on impute l’invention de la pratique du sabotage (la destruction de machines industrielles à l’aide de sabots). C’est la machine à tisser le lien social, la machine à moudre les opinions qu’est devenu Internet, à laquelle ces invisibles du travail numérique s’attaquent. C’est la rhétorique irénique des médias sociaux où l’amitié et l’esprit de communauté semblent devoir triompher à tout prix, où l’utopie d’une liberté soustraite à toute contrainte matérielle plane encore sur un univers d’usages de plus en plus censuré, compartimenté, surveillée. Le trolling nous rappelle la possibilité – mieux, la certitude – du conflit et de sa force mercurielle, qui attire et fascine. Et nous met face à une question complexe : assistons-nous à la naissance d’un « cognitairiat », d’un « pronétariat », voire même d’un « trollétariat » ? Sans doute, des nouveaux sujets sociaux se trouvent-ils réunis sous le signe de l’« impossibilité humaine » d’une classe, qui se cache derrière ce que Nietzsche aurait décrit comme «un arrangement social incompréhensible et inopportun ».

 

Prochaines séances 2014/15

  • Lundi 15 décembre 2014
    Irène Bastard (Telecom Paristech) et Christophe Prieur (Univ. Paris Diderot)
    « Algopol : une expérimentation sociologique sur Facebook »
    salle 2, 17h-20h

 

  • Lundi 19 janvier 2015
    Xavier de la Porte (Rue89)
    « Radio et cultures numériques : Retour sur l’expérience ‘Place de la Toile’ »
    salle 5, 17h-20h

 

  • Lundi 16 février 2015
    Benjamin Tincq (Ouishare) et Paola Tubaro (University of Greenwich/CNRS)
    « L’économie collaborative : promesses et limites »
    salle 5, 17h-20h

 

  • Lundi 16 mars 2015
    Ksenia Ermoshina (Mines ParisTech) et Rayna Stamboliyska (IRIS Sup’)
    « Internet et militance en Russie »
    salle 5, 17h-20h

 

  • Lundi 18 mai 2015
    Boris Beaude (EPFL)
    « Numérique : changer l’espace, changer la société »
    salle 5, 17h-20h

Web et troubles alimentaires : mythes et réalités (Le Monde, 3 nov. 2014)

Dans Le Monde (Pixels), une enquête équilibrée et bien documentée sur le Web des troubles du comportement alimentaire, où le journaliste Grégor Brandy interviewe Antonio Casilli à propos du projet de recherche ANAMIA.

Ana, mia et les autres : bienvenue dans l’enfer des troubles du comportement alimentaire

« Mouvement ana », « mia », « thinspiration »… les communautés liées aux troubles du comportement alimentaire sont parmi les plus actives sur Internet.

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par Grégor Brandy (Journaliste)

Des centaines de sites, des milliers de photos, autant de témoignages… les communautés liées aux troubles du comportement alimentaire ne sont pas forcément visibles de tous, mais elles font partie des plus actives sur Internet. Un rapport paru en novembre 2013 et intitulé Les jeunes et le Web des troubles alimentaires : dépasser la notion de « pro-ana » liste près de 600 sites. Un nombre stable depuis plusieurs années.

Pour comprendre le fonctionnement de ces communautés, il faut savoir ce que sont les troubles du comportement alimentaire (TCA). Le plus connu et le plus facilement reconnaissable est l’anorexie mentale (anorexia nervosa) soit « la restriction volontaire de l’alimentation avec véritable obsession concernant la nourriture et rites destinés à contrôler l’attrait de celle-ci ». Il y a également la boulimie (bulimia nervosa), qui se caractérise par des « accès répétés d’hyperphagie (fringales alimentaires), auxquels met fin une sensation inconfortable de réplétion, associés à une préoccupation excessive concernant le contrôle pondéral, avec alternance habituelle entre des périodes boulimiques et anorexiques ». S’y ajoutent d’autres troubles du comportement alimentaires plus rares, dont certains ne touchent qu’une partie infime de la population.

La naissance d’ana et de mia

Si ces importantes communautés en ligne se font discrètes, c’est parce que l’anorexie et la boulimie ont été visées dès leur apparition sur le Web par des tentatives de censure. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que le Web est encore principalement constitué de portails, AOL et Yahoo! décident de censurer les mentions à l’anorexie et la boulimie des discussions. Trop dérangeant, trop choquant. Mais les troubles sont toujours là et le besoin de témoigner reste. Alors, plutôt que d’employer ces deux termes, deux autres apparaissent : « ana » pour l’anorexie et « mia » pour la boulimie.

Depuis, les réseaux sociaux sont apparus, et certains, comme Tumblr, Instagram ou Pinterest, font la part belle aux images partagées par les adolescents. Quand on tape « ana » ou « pro-ana » dans les champs de recherche, des dizaines d’images de jeunes filles maigres ressortent. Cages thoraciques décharnées, clavicules qui ressortent, jambes qui ne semblent plus composées que d’os… Des textes ou des hashtags les accompagnent parfois, rendant l’expérience encore plus dérangeante, quand certaines personnes essaient de convaincre leurs lecteurs de les rejoindre. C’est ce qu’on appelle les mouvements ana et mia. Des communautés qui estiment que ces troubles du comportement alimentaire ne sont pas une maladie, mais un mode de vie.

Des exemples de résultats obtenus sur Tumblr avec une recherche du terme « pro-ana ».
Des exemples de résultats obtenus sur Tumblr avec une recherche du terme « pro-ana ». | Tumblr

« Thinspiration », « thigh gap » et « bikini bridge »

Comme l’explique Antonio Casilli, chercheur à Télécom Paris Tech et EHESS Paris qui a cosigné avec Lise Mounier, Fred Pailler et Paola Tubaro, le rapport sur les jeunes et le Web des troubles alimentaires :

« Ces plateformes qui mettent en avant le contenu iconographique ont été concernées par ce phénomène qui est lié aux communautés ana et mia qu’on appelle la “thinspiration” soit l’inspiration à maigrir. Cela consiste à partager des images qui étaient censées montrer les idéaux de beauté à suivre pour inspirer les gens à bien respecter le régime. »

Autre concept largement partagé, le thigh gap, une technique qui consiste à serrer les pieds et à noter l’écart visible entre les cuisses. Plus l’écart est grand, « mieux c’est ».

Sur 4chan et son sous-forum /b/ – la « poubelle du Web » –, on a eu vent du phénomène. Sur ce gigantesque forum anonyme de publication d’images, tout y passe : pornographie trash, images gores, mais aussi de nombreux montages humoristiques inventifs et décalés. En 2012, quelques personnes présentes sur /b/ avaient ainsi réussi à pousser des fans de Justin Bieber à se scarifier. Plus récemment, on les a retrouvées derrière le vrai-faux mouvement de promotion du « bikini bridge » (l’écart qui se forme entre le bas d’un bikini et l’abdomen lorsqu’on est couché).

Tous ces phénomènes sont depuis passés à la postérité, partagés principalement par des jeunes filles sur Tumblr, Pinterest, Instagram et quelques forums. Elle s’encouragent mutuellement, se donnent des conseils, se persuadent qu’elles sont dans le vrai et que leur conduite est normale. Cela se transforme parfois en compétition et devient extrêmement dangereux. Joanna Kay (le nom a été modifié), une ancienne anorexique, expliquait ainsi dans l’émission « New Tech City », sur la radio américaine WNYC : « La thinspiration peut aller très loin. Les gens qui la pratiquent iront jusqu’à se décharner. Les troubles du comportement alimentaire sont des maladies pour les personnes qui en souffrent. Pour moi, c’était un but, et je sais que ça a l’air fou, parce que c’est une maladie, mais c’est ce que je cherchais. »

Jamie Bartlett est le directeur du Centre pour l’analyse des médias sociaux. Il a observé plusieurs « communautés sombres » sur le Web caché. Interrogé par le Guardian, il explique que la communauté ana est extrêmement soudée. « Je m’attendais à trouver des groupes malveillants qui poussent de jeunes filles vers des comportements destructeurs, mais c’est l’inverse. Cette communauté est incroyablement aimante, attentionnée, amicale. Les gens sont toujours là les uns pour les autres. Mais, à cause de cela, ce comportement négatif fait partie de votre vie sociale. Vous ne vous rendez même pas compte que cela est en train de se produire. […] Cela fait partie de leur identité. Et ces personnes sont terrifiées à l’idée de quitter ces sites parce que c’est leur vie sociale. […] La gentillesse et la chaleur font que c’est destructeur. »

Mais il serait faux et réducteur de regrouper l’ensemble de ces comportements, pour certains dangereux pour la santé, sous la bannière « ana et mia » – et de croire que les sites qui y sont consacrés en font l’apologie. La plupart des blogs et forums que nous avons pu consulter contiennent un avertissement qui indique que les contenus présents sont susceptibles de choquer, que l’anorexie, la boulimie ou n’importe quel autre trouble du comportement alimentaire n’est pas un choix de vie mais une maladie avec laquelle on vit.

Des communautés autogérées

Cela permet également d’exclure les « wannarexics ». « Présente principalement chez les adolescentes, la wannarexie (contraction de want, « vouloir » et anorexia, « anorexie ») est un terme qui définit celles qui se disent anorexiques ou qui aimeraient l’être »,selon la définition de l’Associated Press en 2007.

Et, si beaucoup de blogs et de sites comportant des témoignages sont encore accessibles directement, les plus récents et les plus actifs demandent une identification. Par exemple, sur Reddit, les sous-forums /r/anorexia ou /r/mia sont privés. Pour les rejoindre, il faut faire une demande écrite aux modérateurs, qui sont les seuls habilités à accepter ou non.

Capture d’écran d’un message d’accueil après inscription sur un forum anglophone
Capture d’écran d’un message d’accueil après inscription sur un forum anglophone | Le Monde.fr

« Soyez intelligents. Rappelez-vous que personne ici n’est en mesure de soigner des maladies ou un comportement destructeur. Personne ne veut que votre état empire. Et si ce forum aide beaucoup de gens, vous devriez demander à supprimer votre compte si vous pensez que ce n’est pas le cas pour vous. Ce forum est un endroit pour des gens qui souffrent, pas pour ceux qui viennent ici pour “trouver un TCA”», explique ainsi le message de bienvenue sur un important forum anglophone.

Dans la plupart des forums, des modérateurs sont présents pour contrôler ce qui se dit sur le site et éloigner les personnes qui ne font pas partie de la communauté. Sur l’un d’eux, on a ainsi pu voir cette conversation se dérouler :

« Bonjour, je m’appelle Alice, je pèse 67 kilos et je mesure 1,50 m. J’ai eu un enfant et j’ai pris 30 kilos lors de ma grossesse. Je veux descendre à 47 kilos, j’arriverai à 47 kilos. Etre maigre me manque. Je n’ai pas mangé de la journée, j’ai très faim, mais honnêtement, c’est génial. »

Réponse cinglante, huit minutes plus tard :

« Un trouble du comportement alimentaire n’est pas un régime. C’est une maladie mentale qui tue une personne sur sept. […] Avec un TCA, tu ne seras JAMAIS heureuse, tu perdras ta famille et tes amis. Tes cheveux vont se mettre à tomber et tes organes vont lâcher. Pense à ta famille et perds du poids de façon intelligente. Essaie ces sites. Ils te donneront des conseils pour perdre du poids. »

Une volonté régulière de censure de ces espaces

Pour Antonio Casilli, le modèle n’est pas parfait, mais il estime qu’en agissant ainsi les communautés se posent elles-mêmes des limites. « La censure, c’est la pire solution possible. Mais cette idée revient cycliquement. »

En 2008, la députée UMP des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer avait présenté une proposition de loi visant à combattre l’incitation à l’anorexie. Malgré un premier passage réussi devant l’Assemblée nationale, le projet n’est jamais passé devant le Sénat. Pourtant, selon elle, l’interdiction des sites – y compris ceux de témoignages – est justifiable :

« Ce ne sont pas les malades qui vont soigner les autres. On ne sait pas auprès de qui ils parlent, à qui ils donnent des conseils… Il faut vraiment être très vigilant. C’est sûr que ce n’est plus un accès grand public comme cela pouvait être le cas il y a sept ans. Sept ans, c’est long sur le Net. Néanmoins, je pense qu’il est important que la puissance publique mette des règles en place et dise que ce ne sont pas les malades qui témoignent et qui soignent les autres, surtout quand cela peut entraîner des pratiques qui mettent en péril sa santé, voire sa vie. Ces pratiques mettent en péril les plus vulnérables et il faut les protéger. »

Le texte prévoyait de « punir de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait de provoquer une personne à se priver d’aliments de façon persistante pour maigrir de façon excessive pour agir sur son apparence physique qui pourrait l’exposer à un danger de mort ou compromettre sa santé. Ces peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsque cette recherche de maigreur excessive a provoqué la mort de la personne. »

« A l’époque, explique-t-elle aujourd’hui, c’était les débuts d’Internet pour de nombreux jeunes. Le but était de protéger les personnes les plus vulnérables, pas de légiférer pour ou contre la maladie. »

En Angleterre, il y a également eu des tentatives de censure. En Italie, un projet de loi sera soumis au vote dans quelques semaines. Interrogée sur le sujet par la radio américaine WNYC, Danah Boyd, chercheuse en sciences humaines et sociales qui travaille sur les jeunes et les médias sociaux chez Microsoft, estime pourtant que « réguler ces sites est très difficile ».

« La censure et la répression ne marchent pas, répète de son côté Antonio Casilli. « Est-ce qu’il faut laisser faire ? Les communautés elles-mêmes se posent des limites. Il faut aller les chercher pour les trouver, ce n’est une chose sur laquelle on tombe par hasard. »

Les réseaux sociaux ont choisi de ne pas censurer, mais d’afficher des messages de prévention. Selon les termes recherchés, Tumblr propose de l’aide et renvoie vers l’association française pour le développement des approches spécialisées des troubles du comportement alimentaire (Afdas), imalive.org ou le Tumblr anglophone NEDA.

Le message de prévention affiché par Tumblr lors de recherches sur des termes liés à la boulimie ou à l'anorexie.
Le message de prévention affiché par Tumblr lors de recherches sur des termes liés à la boulimie ou à l’anorexie. | Tumblr

De son côté, Pinterest rappelle que les TCA « ne sont pas un choix de vie ». Le site propose à l’internaute de parler à son médecin, à un diététicien ou de consultermangerbouger.fr, le site du Programme national nutrition santé. Sur ce dernier, pourtant, les trois seuls résultats liés aux troubles du comportement alimentaire n’apportent aucune réponse pour celles et ceux qui chercheraient de l’aide. Contactée, la direction générale de la santé n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Mais, pour Valérie Boyer, ces sites « c’est comme pour l’alcool, le tabac ou les armes à feu. A un moment, on fixe des règles et on décide après observation des conséquences qu’il convient de protéger. Ça sert à ça, une société ».

Selon Jamie Bartlett, qui a vu ces groupes évoluer, la solution au problème est ailleurs, mais elle n’existe pas encore. « Ils n’ont nulle part où aller. Le National Health Service (le système de santé publique du Royaume-Uni) ne fournit aucun service pour que les jeunes filles aillent parler à des gens qui souffrent comme elles. Et donc, il y a cet immense vide. […] Et je pense que c’est un échec du NHS, des services de santé traditionnels. Ils n’ont pas trouvé comment faire. Comment fait-on quand des personnes rejoignent des forums non régulés sur leurs maladies sans qu’on le sache ? »

Plus généralement, selon lui, les « communautés sombres » du Net prolifèrent parce qu’il manque des infrastructures dans « le monde réel ». Une vision du problème partagée par Danah Boyd :

« En ligne, des jeunes personnes lancent des appels à l’aide. Elles le montrent quand elles souffrent. On essaie généralement de bloquer ce qui est visible plutôt que de l’utiliser comme une occasion d’aller à la rencontre de ces dynamiques. Qu’est ce que cela donnerait si on transposait les travailleurs de rue dans le numérique ? Ces notions existent dans les villes, l’idée que certaines personnes un peu plus vieilles veillent sur les jeunes qui ont des problèmes, s’arrangent pour qu’ils aient accès aux services sociaux… ce genre de connexions. Comment crée-t-on une communauté de gens qui veillent sur ces jeunes qui ont de vrais problèmes et comment peut-on les aider individuellement plutôt que de supposer qu’on le peut le faire avec un algorithme ? »

Ces déclarations vont dans le même sens que le rapport Anamia, publié l’an dernier par plusieurs universités et organismes de recherche (pdf) :

« La présence de messages extrêmes ou dérangeants sur les sites Web ana-mia ne conduit pas inévitablement à une généralisation de positions “pro-ana” faisant l’apologie des troubles alimentaires. […] En outre, l’entrée de nouveaux agents (possible à condition que les forums ne soient pas filtrés ni censurés) a plutôt un effet bénéfique, car elle ne radicalise pas les points de vue : le modèle montre que, en revanche, la fermeture des forums réduit la part du soutien dans les communautés, accentuant celle du conflit et conduisant à un scénario de radicalisation. »

Le meilleur moyen de résoudre ce problème, estiment les experts, est donc de ne surtout pas censurer et d’aller à la rencontre de ces personnes malades, sans les brusquer. C’est ce qu’a fait Sharon Edgson. Après de longues années à promouvoir l’anorexie comme un choix de vie, elle s’est attaquée au genre de sites qu’elle avait elle-même fondés : « J’étais spécialisée dans le SEO (optimisation pour les moteurs de recherche). Donc, je savais quels mots cibler pour remonter dans le top 10 des résultats très facilement. Quand les gens cherchaient des sites pro-ana, ils arrivaient sur le mien. » Désormais, Sharon Edgson tient WeBiteBack, un site pro-recovery (pro-rétablissement). Mais, même avec de tels actes, le nombre de victimes risque de continuer à grandir.

Car ces troubles du comportement alimentaire tuent. En 2011, un article paru dans General Psychiatry (pdf) reprenait les résultats de 36 études qui se sont déroulées entre 1966 et 2010. Jon Arcelus, Alex Mitchell, Jackie Wales et Soren Nielsen y concluaient que « les individus souffrant d’un trouble du comportement alimentaire ont des taux de mortalité nettement plus élevés. Le taux le plus élevé se trouve chez les personnes atteintes d’anorexie mentale ».

Clowns effrayants : marre d'être le seul à ne pas avoir pondu une analyse super intelligente…

The English version of this post is available on Medium (with a slightly different title).

Halloween vient de passer, mais la panique ne semble pas près de s’arrêter. Les “clowns effrayants” ! La plus grave crise que la France ait connue depuis la Grand Peur de l’été 1789, la rumeur d’Orléans de 1969 et le bug de Facebook de 2012 ! 1 Le peuple a peur. Les forces de l’ordre semblent impuissantes.

Arrestclown

On se tourne alors vers les intellectuels pour demander des réponses. Sur ce sujet plein de personnes super intelligentes ont dit des choses super intéressantes. Certes, ils les ont dites au bout de dizaines de sollicitations de la part de journalistes qui voulaient juste écrire des histoires type : “Notre société devient de plus en plus violente, chère madame, et c’est la faute à Internet”, mais bon… Le psychologue Yann Leroux, par exemple, reconnait que les clowns maléfiques “nous apprennent tout d’abord que notre manière de réagir devant les difficultés de la vie est en train de changer. La rage et la violence sont en train de remplacer la dépression comme modalité organisée aux difficultés de la vie”. L’infocommien Olivier Ertzscheid insiste sur la facilité des sentiments primitifs à se propager “sur les réseaux sociaux, qui disposent du plus fort potentiel de viralité”.

Petit aparté : si vous êtes chercheur et que vous voulez être interviewé, c’est très bien d’écrire un billet de blog “de positionnement”. Comme ça, les journalistes qui tombent sur vous après avoir googlé “sociologie + clown” (ou n’importe quelle autre combinaison de “nom de discipline universitaire + sujet sur lequel le journaliste mise cette semaine pour faire un max de partages sur Facebook”) savent déjà ce que vous allez leur raconter.

Bref, j’en avais marre d’être le seul à ne pas avoir pris le temps de pondre une analyse bien touffue de ce phénomène des clowns effrayants. Et pourtant, j’aurais tellement de choses à dire à ce sujet ! Il n’y a pratiquement pas d’aspect de notre société ou de notre culture que je ne sois pas capable de mettre en relation avec ces fichus clowns. C’est pourquoi j’ai créé le hashtag ‪#‎ToiAussiAnalyseLesClownsMalefiques‬ sur Twitter, réunissant toutes mes idées les plus brillantes.

 

Si vous êtes journaliste, vous pouvez choisir le thème qui mieux s’adapte à l’angle de votre papier, puis prendre rendez-vous téléphonique avec moi. Je vais volontiers gâcher une heure de mon temps pour développer in extenso avec vous ce que je ne pouvais pas dire sur Twitter à cause de la contrainte des 140 caractères. Aussi, avant de m’appeler, il vaudrait mieux que vous lisiez la note 1 de ce billet ! Trololo.

  1. L’usage de points d’exclamation indique que je suis en train d’utiliser un expédient rhétorique connu sous le nom de “sarcasme”. Rien que dans ce billet, je vais m’en servir au moins à deux autres endroits, donc faut s’y faire, hein.