Monthly Archives: May 2019

Rapport “Le micro-travail en France” : les médias en parlent (mai-août 2019)

Dans le cadre du projet DiPLab, que j’ai coordonné avec Paola Tubaro, le rapport complet du projet de recherche DiPLab a été publié le 24 mai 2019. De Le Monde à la BBC, les médias en parlent.


Jobs du clic : qui sont ces micro-travailleurs « invisibles » ?

Le Monde, 24 mai 2019

La première étude approfondie sur les micro-travailleurs français, publiée vendredi, dépeint une activité précaire, où, isolés, ils n’ont aucune prise sur leur environnement de travail…


Ces microtravailleurs de l’ombre

CNRS Le Journal, 24 mai 2019

L’investissement des femmes dans le microtravail, assez important dans certains cas, montre un glissement de celles-ci vers la « triple journée » : l’activité sur les plateformes de microtravail vient s’ajouter à un emploi à temps plein et aux tâches ménagères et familiales. À noter que 22 % des microtravailleurs sont au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui confirme un réel problème de précarité économique dans notre pays…


L’explosion des « travailleurs du clic » en France

Les Echos, 24 mai 2019

Jugeant que cette activité n’est pas près de disparaître et qu’elle a vocation à remettre en cause le salariat, les auteurs de l’étude soulignent la nécessité pour la société de s’emparer du phénomène, et pour les pouvoirs publics de commencer à fixer un cadre légal à ce nouveau type d’activité…


En France, 260.000 micro-travailleurs précaires nourrissent les IA en données

La Tribune, 24 mai 2019

Cette opacité des rapports sert dans certains cas à cacher le travail humain sous un habillage IA. Les tâches effectuées par les micro-travailleurs peuvent parfois compenser des lacunes de technologies “intelligentes” déjà sur le marché…


Pour quelques centimes par tâche effectuée, 260.000 Français sont des “travailleurs du clic”

Sud Ouest, 25 mai 2019

Ce travail est régi par des formes de contrats très superficielles comme un simple “accord de participation”, voire la seule adhésion aux conditions générales d’utilisation de la plateforme. L’étude pose la question de la régulation et de la protection sociale parfois inexistante de cette nouvelle forme de travail, un défi pour les syndicats et les législateurs…


Une première étude s’intéresse aux 260 000 “travailleurs du clic” en France

AFP/L’Express, 25 mai 2019

L’étude du projet DiPlab pose ainsi la question de la régulation et de la protection sociale parfois inexistante de cette nouvelle forme de travail, un défi pour les syndicats et les législateurs. Elle invite également les entreprises qui développent des IA et ont recours à des “travailleurs de clics” à plus de transparence…


Comment le «travail du clic» contribue au succès de l’IA

Heidi News, 27 mai 2019

Au-delà de la faiblesse des rémunérations au vu du temps passé à comprendre des consignes parfois complexes, les auteurs pointent les risques psycho-sociaux nouveaux inhérents à ces activités: par exemple, pour les modérateurs de contenus, de se retrouver à modérer des contenus violents ou caractère pornographique…


Qui sont les « travailleurs du clic » en France ?

La Croix, 28 mai 2019

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces « travailleurs du clic » ne sont donc pas des « oubliés » qui peinent à trouver un emploi. « Le microtravail épouse un emploi traditionnel », résume le rapport. Une situation qui les différencie des autres indépendants soumis aux plates-formes numériques…


Antonio Casilli : « La création d’emploi n’est pas la finalité des plates-formes de microtravail »

Les Echos, 28 mai 2019

Ce travail a de fortes chances de s’inscrire dans la durée. Il est nécessaire avant et après le déploiement des IA : avant pour les mettre au point, après pour les réentraîner. Quand vous ajoutez de nouveaux services à un assistant vocal, par exemple, il devra reconnaître de nouvelles commandes, de nouvelles instructions orales…


Travailleurs du clic : il y aurait 260 000 micro-travailleurs en France

Le Blog du Modérateur, 28 mai 2019

Le temps passé a effectuer ces micro-tâches est lui aussi extrêmement variable selon les travailleurs. La moitié des personnes interrogées par les chercheurs micro-travaillent moins de 3 heures par semaine, mais « certaines arrivent jusqu’à en faire l’équivalent d’un emploi principal à temps complet ou presque, travaillant entre 20 et 60 heures par semaine. » complète l’étude…

Pour arrondir leurs fins de mois, ils deviennent “travailleurs du clic”

Journal Télévisé de M6, 31 mai 2019

Cette invisibilité est problématique, bien sûr, pour le travailleur d’un point de vue social, mais aussi d’un point de vue contractuel — protection social, condition de travail, rémunération du travail. [Elinor Wahal, sociologue, chercheuse à Telecom Paris]

Précaire, décontextualisé et invisible : la réalité du « micro-travail »

Digital Society Forum, 4 juin 2019

L’étude appelle donc à une prise au sérieux de ce type de travail, appelé selon eux à se développer, et à une réflexion publique d’ampleur sur ces nouvelles formes de travail, qui reconfigurent la catégorie traditionnelle de « métier ».
« Nouveau mode de subsistance pour des populations fragilisées par des emplois insuffisamment rémunérateurs, voire éloignées de toute forme d’emploi, le micro-travail pose une question essentielle aux syndicats, aux pouvoirs publics et aux entreprises : que veulent-ils faire du travail en tant qu’institution salariale ? »…


Ouvriers du clic : extension du domaine de la machine

Alternatives Économiques, 18 juin 2019

Un tiers des micro-travailleurs sont par ailleurs inactifs, c’est-à-dire ni en emploi ni au chômage. Ces micros-tâches peuvent cependant être réalisées en complément d’un emploi, pour constituer un supplément de revenu. Le besoin d’argent est d’ailleurs la principale motivation de ces micro-travailleurs, indique l’étude. Autre signe de précarité, inhérente à cette activité de micro-travail : une très faible protection sociale, aucune sécurité dans l’activité car la plate-forme peut rompre la relation à tout moment…


Les travailleurs du clic, petites mains invisibles de l’économie numérique

AFP/L’Express, 21 juin 2019

Les chercheurs français de Diplab ont étudié la plateforme française Foule Factory: 56% des “fouleurs” sont des femmes, qui cumulent emploi à temps partiel, travail domestique et micro-travail. “On glisse vers une triple journée de travail“, constate Marion Coville, de l’Université de Nantes, qui a collaboré à Diplab…


Microtravail. Ces humains qui piquent le travail aux robots

L’Humanité, 26 juin 2019

« J’avais 120 à 170 transcriptions à vérifier à l’heure. C’était intense. Je devais écouter des pistes audio correspondant à des bouts de conversations. » Ses corrections sont censées améliorer Cortana, l’assistante personnelle virtuelle de Microsoft…

Qu’est-ce que le micro-travail ?

Podcast Maintenant vous savez, 1 juillet 2019

Concrètement, un micro-travailleur peut identifier des objets sur une image, regarder des vidéos, étiqueter des contenus, traduire des courtes phrases ou encore enregistrer sa voix. Bien qu’accessible et flexible, le micro-travail s’avère précaire, comme le révèle l’étude Diplab


The ‘microworkers’ making your digital life possible

BBC, 1 août 2019

Professor Paola Tubaro of CNRS, France’s national scientific research centre, says microworking is not a temporary phenomenon but structural to the development of new technologies like AI . “Even if machines learn, say, how to recognise cats and dogs, you still need to feed them more details to recognise.” As these technologies expand so will the need for people to feed in the data, she says…


Ailleurs dans la presse…

Précarité au travail : 260 000 « forçats du clic » comptabilisés en France, Clubic.

Le micro-travail précaire, face cachée de l’intelligence artificielle, NewZilla.

Il y aurait 260 000 travailleurs du clic en France qui sont le côté obscur de l’intelligence artificielle, Programmez.

260.000 « micro-travailleurs du clic » en France, ZDNet.

Les micro-travailleurs, forçats de l’intelligence artificielle ?, Hérault Juridique et Économique

Micro-travail: la réalité sociale alarmante des auto-entrepreneurs invisibles, Fédération des Auto-entrepreneurs

Microtravail : face à un manque de réglementation, il faut “passer la première”, AEF Info

Grand entretien dans Sciences Humaines (mai 2019)

Comment internet nous met au travail : Rencontre avec Antonio Casilli.

Hélène FROUARD. Sciences humaines, mai 2019, n°314, pp. 30-33

A 12 ans, il tapait ses premières lignes de code informatique tout en jouant à Donjons & Dragons. Aujourd’hui il est un spécialiste reconnu de la sociologie de numérique…. Né en Italie dans un milieu populaire, attiré par la mouvance anarchiste et la pensée ouvriériste, Antonio A. Casilli commence son parcours par des études d’économie à la prestigieuse université Bocconi de Milan. Durant sa tesi di laurea (équivalent du Master 2) il écrit son premier livre, La Fabrique libertine (La Fabbrica libertina: de Sade e il sistema industriale, Manifesto Libri, 1997). Inspiré par une idée de Roland Barthes, Antonio Casilli s’y amuse à relire l’œuvre du Marquis de Sade à l’aune d’Adam Smith et de Marx. C’est dans cette même université qu’il avait découvert, quelques années auparavant, le premier serveur web accessible en se connectant à distance au CERN. Ceci allait le conduire à entreprendre un terrain d’étude sur la violence communicationnelle dans les entreprises qui développent les premiers tchat, mails, outils multimédias etc. Il en tire l’ouvrage Stop au harcèlement (Stop mobbing. Resistere alla violenza psicologica sul luogo di lavoro, 2000, editions Derive Approdi), qui s’accompagne d’un travail militant et associatif. Le thème le sensibilise aux problèmes de souffrance psychique et de santé . Antonio Casilli décide alors de venir à Paris rédiger sa thèse de sociologie sur le corps dans la culture numérique sous la direction de l’ historien George Vigarello. Il y aura ensuite une recherche sur les sites pro-ana (pro-anorexie). En 2010, le chercheur est finalement recruté à Télécom ParisTech. Il y retrouve d’autres personnalités atypiques, notamment des représentants de l’école française de la sociologie des usages ou de chercheurs issus des Orange Labs. Aujourd’hui Antonio Casilli publie au Seuil, un nouvel ouvrage. Intitulé En attendant les robots, il est l’occasion d’une réflexion originale et détaillée sur les nouvelles formes de travail qui se cachent derrière Twitter, Uber ou les chatbot.

SH- Dans votre dernier livre, vous vous intéressez au travail humain qui se dissimule dernière nos activités numériques. Ce travail n’est-il pas réalisé par des algorithmes et des robots ?

Antonio A. Casilli – La thèse centrale de mon livre est précisément de montrer qu’il n’y a pas de grand remplacement technologique ou automatique du travail humain, contrairement à ce que certains disent. Pour une simple raison : les machines n’ont pas les compétences de sens commun qu’ont les humains. Une machine ne peut distinguer un chat d’un chien qu’à partir de plusieurs centaines de milliers ou millions d’exemples préalablement enregistrés. Et si une nouvelle question lui est posée, il faudra à nouveau l’entrainer. Plus vous injectez de solutions intelligentes sur le marché, plus vous avez besoin de les entrainer d’abord, de les valider ensuite. Prenez l’exemple des enceintes connectées à qui l’on peut demander, de chez soi, de commander un hamburger ou de trouver le médecin le plus proche. La première a été lancée aux Etats-Unis. Si son concepteur veut l’installer en France, il doit lui apprendre à répondre à une nouvelle langue et de nouvelles exigences (par exemple des commandes de crêpes plutôt que de burgers). Elle doit donc réapprendre à faire ce qu’elle faisait avant dans une autre langue, et s’habituer à la variabilité des accents, des expressions etc. Or ce travail très concret engage de nombreuses personnes. Le mythe de l’intelligence artificielle qui remplacerait l’homme est une illusion.

SH – Concrètement, comment se fait ce travail humain nécessaire au fonctionnement de l’intelligence artificielle ?

AC- Il se fait par le micro-travail ou travail des foules (crowdworking), que j’appelle pour ma part la micro-tâcheronnisation. Cela consiste à externaliser des taches extrêmement fragmentées, qu’on confie à des personnes le plus souvent rémunérées à la pièce. Reprenez l’exemple de l’enceinte connectée : on va d’abord faire enregistrer à de nombreuses personnes la phrase « fais moi un café » via des plates-formes de micro-travail. Chaque travailleur sera payé quelques centimes pour enregistrer la phrase. Ensuite la machine va réaliser une première transcription, mais il faut la vérifier : voici à nouveau des microtâches à réaliser. Je prends un autre exemple : lorsque vous utilisez une plate-forme proposant des vidéos, des micro-travailleurs ont préalablement été pour regarder chacun 10 secondes et l’indexer, en mettant par exemple « vidéo en français, sketch drôle » ou « vidéo en anglais, enregistrement dans un laboratoire de recherche ».

SH- Ce sont ces microtâches que vous appelez travail du clic ?

AC- C’en est une première forme. Il en existe deux autres. D’abord celle incarnée par des applications comme Uber ou Deliveroo. Il s’agit d’un travail à flux tendu, très local et très visible : nous voyons autour de nous les livreurs ou les chauffeurs. Mais derrière la partie tangible, ostensible – la livraison d’une pizza, le transport d’un passage – il y a tout un travail invisible. Une plate-forme comme Uber tire la plus grande part de sa valeur non pas du transport des passagers lui-même, mais des données numériques produites par les utilisateurs de l’application, chauffeurs ou passagers. Un chauffeur passe jusqu’à 2/3 de son temps à aller chercher un client, se rendre sur zone etc. Pendant ce temps, il n’est pas payé. En revanche la plate-forme utilise les données numériques qu’il produit. De même lorsque 10 chauffeurs effectuent le même trajet, Uber calcule grâce aux évaluations laissées par les passagers quel est celui qui a conduit le mieux, puis analyse son parcours et son mode de conduite. Cela va optimiser les tournées de véhicules  pour ses voitures dites « autonomes ». Ces données de connexion à l’application sont donc une forme de travail.

SH Notre usage des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter peut-il aussi être assimilé à du travail ?

AC- Oui, à mon sens. Pensez au cas où nous ajoutons un hashtag sur Instagramm ou Twitter. Pour vous et moi, c’est une tâche gratuite dont la rémunération se fait par des incitations variées, ludiques. Même chose lorsqu’on remplit sur Google un re-Captcha pour prouver qu’on n’est pas un robot : ces Captcha permettent à Google d’indexer du contenu, de retranscrire des livres ou trier des images. Elles ont donc une valeur. Nous travaillons aussi lorsque nous ajoutons de la production de contenu, par exemple une image ou une vidéo en ligne. Et enfin, bien sur, nos métadonnées sont exploitées par les plates-formes. Certes, une partie de la communauté universitaire s’oppose à la définition de ces activités comme du travail : ces chercheurs parlent plutôt de participation heureuse, d’amateurisme harmonieux. A l’inverse, d’autres universitaires dénoncent une forme d’exploitation de travail gratuit. Pour ma part, je considère qu’il s’agit bien de travail, mais qu’il n’est pas gratuit ! Car à coté, ou plutôt derrière nous, il y a de nombreux travailleurs qui permettent à ces plates-formes de fonctionner : des modérateurs, des débogueurs, ou encore des travailleurs des fermes à clic. Ce sont des personnes, qui travaillent au Pakistan, en Indonésie etc. pour faire la même chose que nous, mais en réponse à une commande. Leur activité consiste à cliquer sur les contenus proposés – tel compte Instagram, telle page Facebook. En Inde, par exemple, un clic est rémunéré 0,008 centimes de dollar. On voit bien qu’il y a une continuité entre notre clic non rémunéré et le clic micro-rémunéré : entre les deux, il n’y a que la frontière d’une rémunération presque nulle.

SH- Pour décrire l’ensemble de ces formes de travail disparates, vous utilisez l’expression anglo-saxonne de « digital labor », plutôt que « travail numérique ». Pourquoi ?

AC- En France on utilise le mot numérique. Il évoque l’idée de calcul et de savoir expert : cela renvoie à la dimension savante de la discipline informatique. Or le travail que je décris ne présuppose pas d’expertise particulière. Au contraire, les travailleurs du clic sont dépourvus de compétences spécifiques. De façon contre-intuitive, ce sont même les tâches les plus complexes qui sont dévolues aux machines, et les hommes qui prennent en charge les tâches les plus simples comme enregistrer une phrase, cliquer sur les images contenant un feu rouge etc.… C’est donc moins un travail de l’esprit que du doigt. D’où ma préférence pour le mot digital. Quant au mot labor, il permet – ce que n’autorise pas le mot français travail – de se démarquer du travail en tant que « job » c’est-à-dire entendu comme identité professionnelle, et du travail en tant que «work » c’est à dire désignant le geste productif qui modifie notre rapport au monde. L’expression de « digital labor » permet ainsi de mettre en évidence la réalité très matérielle de ce travail.

SH- Pouvez vous estimez son ampleur ?

AC – Les estimations du digital labor varient selon ses modalités. Rien qu’en France, les personnes travaillant sur les applications à la demande seraient 40 000 selon l’IGAS. Et le nombre de personnes qui « travaillent implicitement » puisqu’ils produisent de la valeur sur Facebook ou Google, c’est de l’ordre de 55 millions d’internautes. En revanche, il est beaucoup plus complexe de mesurer le nombre des micro-tâcherons.

Avec mes collègues de l’équipe DiPLab, je viens de mener une enquête en France, qui aboutit à des estimations d’environ 15 000 travailleurs du clic très actifs, 50 000 réguliers, et 266 000 occasionnels[1]. A l’échelle mondiale, on parle de millions de personnes. Mais ce travail est invisibilisé. C’est là un point très important. Cette invisibilité est construite de plusieurs façons. D’une part les plates-formes privilégient une rhétorique qui éloigne volontairement l’usage de l’univers du travail : on parle d’amateurisme, de participation, de sharing économy, de collaboration etc. D’autre part, ce travail est invisibilisé en étant fragmenté , tâcheronnisé, réduit à des micro-tâches. Par exemple lorsque vous remplissez un Re-captcha vous ne voyez pas que c’est un travail. Enfin, il y a un phénomène d’externalisation et de délocalisation de ce travail. Des pans entiers de population sont mis au travail dans cette économie, mais nous ne les voyons pas car ils vivent dans d’autres pays comme l’Inde, l’Indonésie, la Tunisie, Madagascar etc. Et en Europe même, les travailleurs rémunérés pour des microtâches sont difficilement visibles. C’est souvent une main d’œuvre qui a du mal à avoir accès au marché du travail, par exemple les femmes, qui vont accomplir du travail de clic dans leur temps libre, une fois que leur travail domestique est achevé. Ce digital labor se fait donc hors des modalités classiques de la relation d’emploi.

SH – On est donc loin du rêve d’une libération du travail grâce à la machine ?

AC- Absolument. J’ai été formé intellectuellement dans la mouvance de l’ouvriérisme, qui émerge en Italie dans les années 1960 avec une figure comme Toni Negri. Le capitalisme y était pensé comme une forme d’assujettissement omniprésent, dans l’usine comme dans les rues, dont on ne pouvait sortir qu’en « refusant le travail ». Cela s’accompagnait aussi parfois d’évocations assez fantaisistes d’un régime de « pleine automation » qui nous aurait émancipés en nous débarrassant du devoir de produire. D’une certaine façon, je fais le deuil de tout cela dans ce livre : il me semble que la prophétie de l’automation complète qui nous libérerait du travail est fausse. Au contraire, on observe de plus en plus de personnes précarisées – ce qui est d’ailleurs paradoxal alors que parallèlement, le travail salarial se développe dans les pays du Sud. Pensez que Twitter par exemple ne compte officiellement que 3372 salariés : la partie la plus importante de sa valeur est pourtant produite par ses centaines de millions d’utilisateurs, qui publient de l’information, des fermiers du clic qui la font circuler, des modérateurs qui la trient, etc. L’idée d’une machine autonome qui rendrait caduque le travail humain est un horizon vers lequel on avance peut-être… mais qu’on n’atteint jamais.

SH Cette forme de précarité que vivent les travailleurs du clic vous semble-t-elle une nouveauté ?

AC- Non, elle recompose des éléments qu’on trouvait précédemment. D’une part elle réactualise les formes de travail de la première industrialisation : les ouvriers qu’on qualifiait de « tâcherons » ou des « piéçards » travaillaient de façon indépendante sur des projets, par exemple bâtir un mur, produire des sacs, etc. Le sociologue Claude Didry parle à cet égard de marchandange. Mais petit à petit ce marchandage a été déclaré hors la loi et remplacé par le travail salarié encadré formellement. Par définition, celui-ci est une forme de subordination protégée : il implique un lien de subordination, mais complété par une protection sociale généralisée. Or la situation actuelle sur les plates-formes numériques réunit le pire des deux : une subordination qui devient plus sournoise, se manifeste à travers des appels à l’action, des pastilles, des incitations permanentes à consulter les sites, participer, cliquer dessus, et à coté des formes de marchandage et de travail à la pièce.

SH – Votre parcours de chercheur et de militant vous conduit-il à réfléchir à des solutions pour améliorer ces formes de digital labor ?

AC- Effectivement, la grande question, c’est comment en sortir ? Il faut d’abord mettre fin au fantasme de l’automatisation complète car cette illusion de la fin du travail dans un avenir proche, empêche les travailleurs des plates formes de se constituer en classe, de se reconnaître comme une force sociale, de construire des formes de solidarité active. Ils pensent faire un travail éphémère qui n’a pas à être rémunéré car il n’a pas de noblesse, pas de qualité. Si les travailleurs du clic arrivaient à se débarrasser de cet horizon dystopique de l’automatisation complète, ils pourraient comprendre que leur travail a une stabilité historique destinée à durer. Cette prise de conscience, nécessaire, n’est toutefois pas suffisante. Il y a ensuite un éventail de stratégies possibles. D’une part il faut lutter par la syndicalisation, la réglementation, pourquoi pas en empruntant la voie judiciaire, pour obtenir la reconnaissance formelle de certaines formes de travail. C’est le cas par exemple lorsque des chauffeurs sont requalifiés comme salariés après un procès. Mais cela ne répond pas à la captation des données et à l’entrainement des algorithmes. C’est pourquoi il faut réfléchir à une deuxième piste : le développement du coopératisme de plates-formes, c’est à dire la mise en place d’un système de propriété collective et de gestion collective des algorithmes. Enfin la troisième idée, cette fois radicalement utopique mais sur laquelle je travaille beaucoup avec des collègues et compagnons de route, notamment dans des associations comme la Quadrature du net ou le Coop des communs, c’est l’idée de développer des communs numériques : il s’agit de mettre en place des modèles de gouvernance dans lesquels la gestion des ressources est faite par ceux qui les produisent ou les utilisent, en dehors de tout système de propriété. Je pense par exemple, à la plate forme MiData : les données de santé y sont collectées pour être mises à la disposition des patients ou des professionnels de santé, mais sans être vendues à assureurs et industries pharmaceutiques. Car paradoxalement, pour mieux protéger les données personnelles, il faut en reconnaitre la valeur collective, ce qui veut dire mettre en place des formes de rémunération qui ne soient pas individuelles. Si on reste dans la rémunération individuelle de nos données, de nos clics et de nos infos, telle qu’elle est proposée par certains think tanks de centre-droite, on se retrouve dans un micro-tâcheronnage généralisé.

SH- Etes-vous optimiste pour l’avenir ?

AC- Je vais vous répondre par une formule de Gramsci : il faut allier le pessimisme de la raison, et l’optimisme de la volonté.


[1] Clément Le Ludec, Paola Tubaro et Antonio C. Casilli, « Combien de personnes micro-travaillent en France ? Estimer l’ampleur d’une nouvelle forme de travail», i3 Working Papers Series, 2019, 19-SES-02.

Entretien dans Le Journal du CNRS (24 mai 2019)

Ces microtravailleurs de l’ombre

24.05.2019, par Laure Cailloce

56% des microtravailleurs sont des femmes, qui effectuent ces tâches le soir, après leur journée de travail.
A. Nakic / Getty Images

La toute première étude sur le microtravail en France vient d’être dévoilée. 260 000 «travailleurs du clic» effectueraient ces petites tâches rémunérées de quelques centimes à quelques euros, destinées pour la plupart à alimenter les nouveaux outils numériques. Les sociologues Antonio Casilli et Paola Tubaro nous en disent plus.

Vous publiez aujourd’hui un rapport complet sur le microtravail en France. Pouvez-vous nous dire ce qu’on entend par microtravail ?
Paola Tubaro1 : Ce sont des tâches courtes, répétitives et assez rébarbatives, effectuées pour la plupart devant un ordinateur : identifier des objets sur une image, étiqueter des contenus, enregistrer sa voix en lisant de courtes phrases, traduire de petits bouts de texte… De façon plus marginale, photographier des étiquettes de prix avec son Smartphone ou l’emplacement de produits dans un supermarché, effectuer de petites tâches proposées via une application (comme, depuis tout récemment, recharger à son domicile des trottinettes électriques, NDLR), relèvent aussi du microtravail. Ces activités faiblement rémunérées, de quelques centimes à quelques euros la tâche, ne supposent pas de qualifications particulières. Elles sont proposées par des plateformes spécialisées dans le microtravail, qui font office d’intermédiaires entre les microtravailleurs et les entreprises pour lesquelles ces opérations sont exécutées.

Le microtravail recouvre un ensemble de tâches courtes, répétitives, effectuées pour la plupart devant un ordinateur.
Illustration : C. Buée – Source DiPLab

À quoi servent ces microtâches, exactement ?
Antonio Casilli2
 : Une grande partie d’entre elles sont destinées à alimenter les technologies dites « intelligentes ». Ainsi, pour préparer un assistant vocal comme Alexa d’Amazon, capable de comprendre les demandes qu’on lui adresse, il faut produire une masse d’exemples de langage naturel humain, avec une pluralité d’accents et de bruits de fond, dans les langues de tous les pays où l’outil va être commercialisé… On parle beaucoup de “machine learning”, mais cela n’est possible que si on fournit à la machine des données qu’elle sait utiliser. Et ce sont des humains, en l’occurrence les microtravailleurs, qui produisent les exemples nécessaires à cet apprentissage.

Même chose pour la voiture autonome sur laquelle beaucoup d’entreprises travaillent : il faut fournir à l’intelligence artificielle des décryptages d’images toujours plus fins, identifier les feux rouges, les passages piétons, les devantures de magasins… de toutes les formes et dans tous les contextes possibles. On parle beaucoup de machine learning, d’« apprentissage machine », mais cela n’est possible que si on fournit à la machine des données utilisables qu’elle saura reconnaître et ranger. Et ce sont des humains, en l’occurrence les microtravailleurs, qui produisent les exemples nécessaires à cet apprentissage. Ce sont aussi eux qui testent ces outils intelligents et vérifient qu’ils interprètent correctement les données.
 

De quand date le phénomène du microtravail ?
P. T. : Le phénomène a commencé aux États-Unis au milieu des années 2000 avec le lancement par Amazon de Mechanical Turk, première plateforme de microtravail. Mais il n’a réellement débuté en France que dans les années 2010. Depuis, le microtravail a pris de l’ampleur : nous avons dénombré 23 plateformes de microtravail dans l’Hexagone, dont 14 sont de nationalité française, à l’image de la plus grosse d’entre elles, Foule Factory, aussi connue sous le nom de Wirk, sur laquelle nous avons interrogé près de 1 000 microtravailleurs dans le cadre de notre étude.

Mechanical Turk, la plateforme de microtravail d’Amazon, est une allusion au Turc mécanique, une supercherie du XVIIIe siècle : un automate censé jouer aux échecs, mais qui en réalité dissimule un humain. Humboldt-Universitaet zu Berlin / Bridgeman Images Partager

Sait-on combien il y a de microtravailleurs en France ?
A. C. : Ne pouvant nous reposer sur les seules déclarations des plateformes, nous avons croisé plusieurs méthodes, qui nous ont permis d’aboutir à trois estimations différentes : en France, 15 000 personnes seraient très actives et se connecteraient chaque semaine sur les plateformes de microtravail ; 50 000 seraient des microtravailleurs réguliers et se connecteraient au moins une fois par mois ; enfin, nous avons dénombré 260 000 microtravailleurs occasionnels, qui constituent une véritable « armée numérique de réserve » pour les plateformes en cas de besoin. Il faut savoir que les microtravailleurs inscrits sur ces plateformes ne connaissent généralement pas le nom de l’entreprise pour laquelle ils effectuent ces tâches, ni le projet dans lequel elles s’inscrivent, ce qui peut générer pas mal de frustration et une vraie perte de sens. D’autant que les plateformes généralistes commencent à céder la place à des structures en couches encore plus opaques : une plateforme s’occupe de la contractualisation, une autre met en relation avec le client, une troisième gère le paiement et c’est encore sur une autre plateforme que le microtravailleur effectue les tâches. Ces chaînes longues, qui entraînent une dilution complète du lien de subordination – parfois les différentes plateformes ne sont même pas dans le même pays ! –, apparaissent du fait des exigences des grandes entreprises clientes qui essaient de se protéger au maximum du regard de la concurrence, notamment dans le domaine très stratégique de la voiture autonome.

Quel est le portrait-robot du microtravailleur ?
A. C. : Notre enquête révèle une géographie sociale marquée par la précarité, dont certains aspects sont assez alarmants. Le microtravailleur est d’abord une microtravailleuse, souvent chargée de famille et possédant un emploi principal à côté. 56 % des microtravailleurs en France sont en effet des femmes ; 63 % des microtravailleurs ont entre 25 et 44 ans, et 64 % ont un emploi principal. Ils travaillent dans les secteurs de la santé, de l’éducation, ou encore dans les services publics… et utilisent le microtravail comme revenu de complément. Le microtravailleur est d’abord une microtravailleuse, souvent chargée de famille et possédant un emploi principal à côté. De façon assez surprenante, pour des tâches dont on dit qu’elles ne demandent aucune qualification, il est plus diplômé que la moyenne de la population.

L’investissement des femmes dans le microtravail, assez important dans certains cas, montre un glissement de celles-ci vers la « triple journée » : l’activité sur les plateformes de microtravail vient s’ajouter à un emploi à temps plein et aux tâches ménagères et familiales. À noter que 22 % des microtravailleurs sont au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui confirme un réel problème de précarité économique dans notre pays. Enfin, et c’est assez surprenant pour des tâches dont on dit qu’elles ne demandent aucune qualification, les microtravailleurs sont plus diplômés que la moyenne de la population. Ainsi, 43 % ont un diplôme supérieur à Bac+2. Leur motivation principale pour le microtravail est avant tout l’argent, mais aussi la flexibilité qu’il autorise : on peut se connecter à n’importe quelle heure et y passer le temps que l’on souhaite puisque l’on est généralement payé à la pièce.

Photographier des produits dans des supermarchés pour alimenter des bases de données, une tâche parmi d’autres du microtravail, rémunérée quelques centimes d’euros par produit. P. Turpin / Photononstop Partager

Sous quel statut ces « travailleurs du clic », comme on les appelle aussi, travaillent-ils ? Et quels sont leurs revenus ?
P. T. : On ne peut pas parler de statut, puisque les microtravailleurs ne signent pas de contrat de travail et ne sont pas non plus entrepreneurs indépendants. Leur activité est régie par des formes de contrats diverses, qui vont du simple « accord de participation » à l’adhésion aux conditions générales d’utilisation. Ils ne bénéficient d’aucune protection, ne cotisent pas à la retraite ou au chômage… Et n’ont actuellement aucun moyen de faire valoir cette expérience dans le cadre d’un parcours professionnel. Le microtravail a la particularité d’être, de façon générale, invisible, effectué à la maison, ce qui rend très difficile sa valorisation, mais aussi toute forme d’organisation collective. Les risques inhérents à cette activité existent pourtant, notamment les risques psycho-sociaux, même s’ils sont difficiles à évaluer. Nous parlions tout à l’heure de perte de sens, mais cela peut aller plus loin : certains microtravailleurs ont pu se retrouver en situation de modérer des contenus violents pour les réseaux sociaux – par exemple, des vidéos de nature terroriste –, ou de discriminer des photos à caractère pornographique ou non…

A. C. : Les revenus perçus sont en moyenne de 21 euros par mois, ce qui masque évidemment des réalités différentes, entre celui qui travaille occasionnellement et celui qui se connecte trois fois par semaine. Mais il ne faut pas espérer gagner un salaire avec cette activité, même en y passant huit heures par jour.
  Le microtravail a la particularité d’être invisible, effectué à la maison, ce qui rend très difficile sa valorisation, mais aussi toute forme d’organisation collective. Les risques inhérents à cette activité, notamment psycho-sociaux, existent pourtant.

Si les plateformes rémunèrent les tâches en référence au SMIC horaire – à la condition expresse que celles-ci soient validées par le client, ce qui n’est pas toujours le cas –, les microtravailleurs passent en réalité autant de temps à essayer de comprendre les consignes et à échanger sur les forums de microtravail qu’à réaliser effectivement les tâches. Or ce temps n’est pas rémunéré. Même chose pour les qualifications que les plateformes demandent aux microtravailleurs pour réaliser certaines activités, comme de petites traductions. Pour passer une qualification en arabe, par exemple, il faut accomplir un certain nombre de tâches qui ne seront pas payées… Et ces qualifications ne sont valables que sur une seule plateforme, il faudra donc tout recommencer avec la suivante.

Derrière les voitures autonomes, se cache une armée de microtravailleurs qui fournit à l’intelligence artificielle des décryptages d’images au pixel près. M. Handrek-Rehle / Bloomberg via Getty Images Partager

Selon vous, quel est l’avenir du microtravail en France ?
P. T. : Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène temporaire, car les besoins du secteur du numérique et de l’intelligence artificielle ne cessent de croître et d’évoluer. Il y a quelques années, on demandait aux robots de pouvoir distinguer un chien d’un chat… Aujourd’hui, ils font ça très bien, mais d’autres demandes beaucoup plus complexes sont apparues. Pour les voitures autonomes, qui occupent beaucoup les plateformes de microtravail depuis deux ans, les clients veulent désormais des images annotées au pixel près… Le mythe selon lequel l’automatisation allait supprimer les emplois peu qualifiés se révèle faux : derrière l’intelligence artificielle, il faut certes des ingénieurs et des informaticiens, mais il faut également une armée de microtravailleurs qui n’est pas près de disparaître. C’est pour cette raison que la société doit aujourd’hui s’en préoccuper. Elle doit se demander quelle place sociale elle veut réserver au microtravail et comment mieux l’encadrer. Les syndicats, et notamment Force ouvrière qui est partenaire de cette étude, commencent à s’emparer de la question. La présence de France Stratégie (organisme public d’études et de prospective, placé sous l’autorité du Premier ministre, NDLR) parmi nos financeurs montre que les services de l’État prennent aussi conscience du phénomène. ♦
 
L’intégralité du rapport sur le microtravail est téléchargeable à l’adresse : diplab.eu

Rendez-vous :
Conférence de restitution du rapport sur le microtravail, organisée par France Stratégie et la Maison des sciences de l’Homme Paris Saclay.
Le 13 juin de 9 h à 17 h 30. Lieu : France Stratégie, Paris 7e

  • 1. Paola Tubaro est sociologue au Laboratoire de recherche en informatique (CNRS/Université Paris-Sud/CentraleSupélec).
  • 2. Antonio Casilli est sociologue à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (CNRS/Mines ParisTech/Télécom ParisTech/École polytechnique). Il a publié « En attendant les robots, enquête sur le travail du clic » aux éditions du Seuil en janvier 2019.

Automation, plateformes et régulation du numérique (six conférences Taïwan, Japon, Corée du Sud, mai 2019)

Dans la cadre d’un cycle des Echanges Franco-Asiatiques organisées par l’Institut français, j’ai assuré six conférences en trois pays d’Asie. Des occasions d’entamer un dialogue avec des collègues taïwanais, japonais, coréens, mais aussi de partager une réflexion avec Sébastien Soriano, président de l’Arcep, sur le thème de la régulation des plateformes et de l’automation.

13 mai 2019, 10h30 – Academia Sinica The Platformization of Labor and Society: Why Humans Are Actually Taking Robots’ Jobs, Taipei.

Avec les collègues du département de sociologie d’Academia Sinica et du CEFC (Centre d’Études Français sur la Chine contemporaine), Taïpei, 13 mai 2019.

13 mai 2019, 15h – Soochow University 講題:資訊通信科技如何影響我們吃、喝、社交?(How digital technologies change the way we eat, drink, and socialize?), Taipei.

Avec les étudiantes et les collègues de Soochow University, Taïpei, 13 mai 2019.

14 mai 2019, 10h30 – National Chengchi University (NCCU), Why GAFAM needs to be regulated and how do we do that?, avec Sébastien Soriano (Arcep), Taipei (compte rendu en chinois).

Intervention à la National Chengchi University, Taïpei, 14 mai 2019.
Conférence de presse avec des journalistes taïwanais, Taïpei, 14 mai 2019.

15 mai 2019, 18h30 – Maison Franco-Japonaise, 巨大IT企業の規制 ウェブを我々の手に取り戻すことができるか? (Regulating tech giants to reconnect with the promises of the early internet?), avec Keira Nishiyama (min. Economie japonais), Sébastien Soriano (Arcep), Tatsuhiko Yamamoto (Keio Univ.), Keiko Hamada (Business Insider Japan), Tokyo.

Avec les intervenant•es de la conférence à la Maison Franco-Japonaise de Tokyo, 16 mai 2019.

17 mai 2019, 15h – Assemblée nationale de Corée du Sud, 토론회- 4차 산업혁명과 개인정보보호 (Fourth Industrial Revolution and personal data protection), avec Bok-nam Yun (avocat), Moon-jeong Choi (Korea Advanced Institute of Science and Technology), Sébastien Soriano (Arcep), Keechang Kim (Korea University, Jihwan Park (avocat), Séoul.

Table ronde à l’Assemblée nationale de Corée du Sud, Séoul, 17 mai 2019.

18 mai 2019, 16h – Micimpact square, 자동화 시대 일의 재발견 (Rediscovering labor in the age of automation), avec Tae-ho Park (Seoultech), Hoyoung Lee (Korea Information Society Development Institute), Kirak Ryu (Korea Research Institute for Vocational Education and Training), Séoul (podcast en français).

Conférence Micimpact square, Séoul, 18 mai 2019.
Avec des entrepreneurs et chercheurs en IA et robotique, à l’incubateur Yangjae, Séoul, 20 mai 2019.

Interview pour l’Institut Français (14 mai 2019)

RencontreDébat d’idées

Antonio Casilli
Les géants du Net ont le pouvoir de décider ce que nous regardons et apprenons

Au lendemain de l’adoption de la directive portant sur le droit d’auteur en mars 2019, le sociologue français Antonio Casilli, spécialiste des réseaux sociaux et auteur de En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), nous livre son regard sur les géants du Net, l’Intelligence Artificielle et les désillusions provoquées par la transformation digitale globalisée.

Antonio Casilli est maître de conférences en humanités numériques à Télécom ParisTech et chercheur associé au LACI-IIAC de l’EHESS.

Antonio Casilli

Quelle place occupent les géants du Net à l’heure actuelle ?

Il faut bien s’entendre sur ce que l’on appelle les géants du net. En plus des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), il faut inclure d’autres grandes entreprises comme IBM, Baidu et Alibaba côté chinois, Naver – l’équivalent de Google en Corée… Ce sont des plateformes oligopolistiques, c’est-à-dire relativement peu nombreuses et qui ont tendance à phagocyter les concurrents plus petits : elles occupent sur leur marché une position d’hégémonie, avec une concentration des pouvoirs dangereuse d’un point de vue économique et qui menace également les libertés publiques. Qui dit pouvoir économique dit aussi pouvoir sur les imaginaires et sur la production culturelle : ces entreprises ont en effet tendance à standardiser la production culturelle. Elles y parviennent moins en soutenant directement des contenus qu’en mettant en place des pratiques indirectes de sélection « algorithmique », de modération « automatique » et de distribution des œuvres…Ces entreprises ont en effet tendance à standardiser la production culturelle

Comment limiter leur puissance ? La voie législative est-elle une réponse ? 

L’approche par la règlementation ne suffit pas et peut même s’avérer contreproductive, comme l’attestent deux initiatives récentes au niveau européen. La directive dite « copyright » adoptée le 26 mars 2019, qui réglemente le droit d’auteur sur internet ; et le règlement européen pour la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne adoptée en première lecture par le Parlement européen le 17 avril 2019. La première donne aux plateformes un pouvoir de censure sur le contenu qu’elles hébergent. Il ne sera ainsi théoriquement plus possible de partager ne serait-ce qu’une citation sur Facebook, au nom de la protection du droit d’auteur. Que cette crainte s’avère fondée ou non dépend des choix des plateformes numériques, qui ont ici une marge de manœuvre énorme… Le règlement, quant à lui, prévoit que les juges puissent demander de retirer en une heure de n’importe quelle plateforme un contenu qu’ils jugent douteux. Or, aucune plateforme ne pourra respecter cette obligation sans utiliser les outils de filtrage développés par les GAFAM. La censure en ligne se verrait alors massivement gérée par les géants du Net, les sites les plus petits n’ayant pas la capacité de modérer leur contenu eux-mêmes 24 heures sur 24.

La directive a fait couler beaucoup d’encre dans les médias, alors que le règlement est passé quasi inaperçu, ce qui est particulièrement grave considérant que ces nouvelles règles ont toutes deux des conséquences importantes sur ce que l’on peut dire et faire sur internet. Elles donnent aux géants du Net le pouvoir de décider ce que nous allons regarder et apprendre. C’est une démarche qui aurait mérité plus de réflexion de la part de nos hommes politiques : ils viennent d’offrir à ces plateformes un immense pouvoir sur notre culture.Elles donnent aux géants du Net le pouvoir de décider ce que nous allons regarder et apprendre

L’Europe cherchait cependant à contrer les géants américains…

En réalité, la France et les États-Unis vont hélas dans le même sens. Malgré les textes de loi et une posture affichée d’opposition à la Silicon Valley, l’Europe reproduit les mêmes mécanismes oligopolistiques, sans offrir d’alternative. Les initiatives nationales n’ont pas une meilleure éthique que les géants du Net : les startups et les « pépites » du secteur technologique français auront probablement elles aussi recours à des travailleurs sous-payés aux Philippines ou à Madagascar… N’est-on pas  en train de s’inventer une virginité éthique alors qu’au fond, on se heurte aux mêmes contradictions morales, voire politiques – puisque cela touche au droit du travail ?

Ces travailleurs sous-payés font partie de ces « travailleurs du clic » que vous évoquez dans votre dernier ouvrage, En attendant les robots… 

Les travailleurs du clic vont de l’utilisateur lambda qui signale un contenu jugé illégal au modérateur bénévole payé en nature ou micropayé quelques centimes et délocalisé aux Philippines… Ils permettent d’améliorer la qualité des contenus, à l’image de ce que fait YouTube, qui identifie et supprime les contenus vidéos les plus controversés, mais se fait aussi police et juge de la propriété intellectuelle quand elle fait supprimer des contenus dont le droit d’auteur n’est pas respecté. Or les plateformes prétendent effectuer ce travail à l’aide de robots intelligents – les fameux « bots ». Il s’agit en réalité d’une exploitation du travail humain.

Le droit d’auteur peut-il s’appliquer à l’Intelligence Artificielle ?

Croire qu’une Intelligence Artificielle puisse ressembler à l’intelligence humaine et développer une capacité créative est un pur fantasme. La création vient exclusivement de l’inventeur de cette Intelligence artificielle, et c’est donc cette personne, humaine, qui en est l’auteur. Si l’on pousse la réflexion encore un peu plus loin, on peut dire que ce n’est pas seulement l’ingénieur ou le propriétaire qui en est l’auteur mais que ce sont tous les collectifs, voire les foules de travailleurs du clic qui permettent à l’IA de fonctionner en lui fournissant des données en permanence. D’ailleurs, le terme Intelligence artificielle devrait être remplacé par celui de machine learning qui décrit mieux le phénomène.Le terme Intelligence artificielle devrait être remplacé par celui de machine learning

Quel conseil donneriez-vous aux dernières générations d’internautes ?

Il y a un travail d’information et d’éducation à mener, pour les plus jeunes mais aussi pour les enseignants et les parents. Le numérique doit être enseigné car personne n’est en réalité « natif du numérique ». Ma recommandation : éduquez-vous, et renseignez-vous.

Tribune dans L’Obs “Lettre à l’Europe” (4 mai 2019)

Pour lire la version parue en ligne le 4 mai 2019 sur le site web de L’OBS, cliquer ici.

Version intégrale de l’auteur :

Lettre à l’Europe d’Antonio Casilli : « Ton numérique est encombré de mirages »

Chère Europe,

Tu promets des technologies « vertueuses » et respectueuses de la société et de l’environnement. Bien sûr, sur le plan législatif, des avancées considérables ont été inspirées par tes institutions. En cherchant à composer avec les exigences de tes citoyens et de tes marchés, tu as su définir d’ambitieuses mesures de protection des libertés numériques et d’intégrité des données personnelles, comme le RGPD.

Mais ton positionnement en champion du numérique « respectueux des droits » se heurte à un problème de taille, à savoir ton attitude ambigüe vis-à-vis des sociétés qui vont répondent au nom de GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft). L’obsession de vouloir en même temps imiter et défaire les oligopoles américains représente la panne fatale de tes politiques économiques. Ton numérique à toi est encombré de mirages et de dualismes. Les géants de la tech seraient d’une part en train de t’envahir, et il faudrait donc s’en défendre ; mais ils seraient aussi des interlocuteurs politiques à part entière, dont tes États et tes institutions européennes attendraient tout salut. La première posture prévaut quand tu instaures des politiques protectionnistes, telle la récente et très controversée directive sur le droit d’auteur qui cherche à mettre à contribution les intermédiaires numériques d’outre- Atlantique. Ta priorité devient alors de tout mettre en place pour encourager la création de « géants du numérique » européens, homologues des oligarques de la Silicon Valley. La seconde attitude est exemplifiée par le règlement « relatif à la prévention de la diffusion en ligne de contenus à caractère terroriste » proposé à ta Commission Européenne en septembre 2018. Dans ce texte, tu te tournes vers les grandes plateformes pour leur déléguer de manière inconsidérée la modération de « contenus terroristes ». Tu leur accordes par la même occasion un chèque en blanc pour circonscrire la liberté d’expression de tes citoyens.

A force de plonger leur regard dans l’abîme que sont les GAFAM, ton opinion publique et tes élus finissent par en épouser implicitement l’arrogance, l’impérialisme culturel, le nihilisme marchand. Ce mélange de protectionnisme économique et de culte du cargo californien finit par s’harmoniser avec l’une de tes pires dispositions, à savoir ton repli réactionnaire et identitaire. Nulle part cela n’est mieux exprimé que dans ton effort régalien d’articuler les outils numériques avec les politiques anti- immigration. La militarisation de tes frontières méridionales ainsi que les tentatives récentes de remise à plat du principe de libre circulation des personnes, assimilent les réfugiés et les migrants à une menace. Les murs de la Forteresse Europe sont alors érigés grâce à des systèmes de surveillance numérique des frontières et par le truchement de bases de données pour le traçage des flux migratoires, tels SIS, VIS, FADO ou Eurodac. Les 34 000 morts et disparus en Méditerranée depuis 2014 attestent du fait que ce qui arrive aujourd’hui est une violation massive des droits de l’homme et de la femme. Les acteurs européens qui fournissent des solutions techniques à ces politiques d’enfermement et d’exclusion de masse, portent une lourde responsabilité à cet égard.

Mais c’est aussi aux dépens des libertés et de l’autonomie de tes propres citoyens que tes politiques numériques des dernières années ont été développées. Au nom de vagues d’émergences et d’états d’exception permanents, une surveillance massive des populations s’est généralisée. A partir de 2013, la France et le Royaume-Uni se sont dotés d’outils législatifs comme la Loi Renseignement ou le Snoopers’ Charter, qui normalisent l’inspection profonde de paquets sur les réseaux, le traçage permanent des citoyens sur les médias sociaux et la création de « boites noires algorithmiques ». Le tout en se passant des garde-fous juridiques traditionnellement présents dans nos pays. Là aussi, l’obsession GAFAM joue un rôle clé. Les accords entre tes États et les entreprises qui se servent de ces technologies à des fins de surveillance et de répression se multiplient, du déploiement de drones Predator à des fins d’ordre public en Italie au contrat de la DGSI française avec Palantir, multinationale de la surveillance du sulfureux Peter Thiel.

Comment sortir de ce numérique autoritaire ? Non pas en imaginant de reproduire le modèle Silicon Valley de ce côté de l’Océan, mais au contraire en encourageant, par un cadre règlementaire européen, des solutions concrètes. Pour ce faire, trois leviers doivent être envisagés. D’abord, un moratoire sur les politiques intérieures et extérieures de surveillance numérique des dernières années. Quand la sécurité de tes populations est réalisée au moyen de solutions technologiques conçues pour la coercition des populations mêmes, c’est la légitimité démocratique de ces outils qui est à mettre en question. Un numérique inclusif ne signifie pas seulement que le plus grand nombre de personnes auront accès à des technologies qu’elles ont choisies, mais surtout que le plus petit nombre de personnes possible subisse des technologies non choisies.

En second lieu, en articulant une fiscalité numérique bien avisée et des politiques de redistribution et de développement durable, tu peux espérer que tes technologies soient aussi des outils de justice économique et environnementale. La voie d’une fiscalité numérique européenne a été indiquée dans l’expertise rendue à Bercy en 2013 par Pierre Collin et Nicolas Colin. Au lieu de taxer les plateformes numériques sur la base de leurs profits, ce rapport suggérait de lever l’impôt sur les données captées par les entreprises de la tech à partir du « travail gratuit » de leurs usagers sur le territoire national. On peut envisager à l’échelle continentale une mesure de ce type, dont les recettes pourraient servir à financer des politiques publiques en lien avec le numérique : programmes d’éducation et de formation aux technologies, incitations pour réduire l’impact environnemental du numérique, aides sociales voire même un revenu universel européen en lien avec les usages numériques.

Ces politiques permettaient aussi de nous soustraire à la dépendance aux outils des grands plateformes internationales, non pas au nom d’un protectionnisme qui vise à faire émerger leurs homologues européens, mais au nom de la recherche d’alternatives citoyennes. C’est là que le dernier levier du numérique européen serait activé : en encourageant des usages technologiques désintermédiés, distribués et participatifs. Bref, en promouvant une innovation faite de structures développées en commun.

Je comprends que, dans le contexte actuel, ces prospectives d’action peuvent te sembler des vœux pieux. Pour aider ces projets à se généraliser, tu auras besoin d’un cadre législatif éloigné de toute focalisation sur les GAFAM, ainsi que d’une volonté politique qui cesse d’osciller, tel un pendule, entre une extrême-droite souverainiste et une droite extrêmement néo-libérale. C’est à ces conditions seulement que tu pourras d’abord penser, ensuite réaliser, ces impossibilités comme si elles tenaient du possible.