Dans le numéro 265 de l’hebdomadaire Le 1, j’ai accordé un entretien au journaliste Julien Bisson.
« Des formes de subordination et de flexibilisation de plus en plus extrêmes »
Antonio Casilli, sociologue
Le titre de votre essai En attendant les robots offre un clin d’œil littéraire pour décrire le contexte actuel : l’intelligence artificielle (IA) tarde-t-elle à arriver ?
Dans la pièce de Samuel Beckett,
Godot n’arrive jamais. Il est une promesse constamment renouvelée,
un horizon pour certains utopique, pour d’autres apocalyptique, qui ne
se réalise jamais. Je trouve que la métaphore colle très bien à la
situation actuelle : la projection imaginaire et fantasmatique que nous
faisons sur les intelligences artificielles et l’automatisation, qui
n’est pas là aujourd’hui, mais le sera demain peut-être, ou certainement
après-demain. En réalité, elle est constamment repoussée. Mais en
attendant, on est sujet à des formes de subordination, de
flexibilisation de plus en plus extrêmes, d’encasernement de la force de
travail de plus en plus poussées, toujours sous la menace, comme une
sorte d’épée de Damoclès, de ces robots qui feraient disparaître des
millions ou des dizaines de millions d’emplois.
Le titre de votre essai En attendant les robots offre un clin d’œil littéraire pour décrire le contexte actuel : l’intelligence artificielle (IA) tarde-t-elle à arriver ?
Dans la pièce de Samuel Beckett,
Godot n’arrive jamais. Il est une promesse constamment renouvelée,
un horizon pour certains utopique, pour d’autres apocalyptique, qui ne
se réalise jamais. Je trouve que la métaphore colle très bien à la
situation actuelle : la projection imaginaire et fantasmatique que nous
faisons sur les intelligences artificielles et l’automatisation, qui
n’est pas là aujourd’hui, mais le sera demain peut-être, ou certainement
après-demain. En réalité, elle est constamment repoussée. Mais en
attendant, on est sujet à des formes de subordination, de
flexibilisation de plus en plus extrêmes, d’encasernement de la force de
travail de plus en plus poussées, toujours sous la menace, comme une
sorte d’épée de Damoclès, de ces robots qui feraient disparaître des
millions ou des dizaines de millions d’emplois.
La réalité est que l’emploi disparaît à
la suite de décisions suivant des logiques capitalistes, et non par la
faute des robots. Les décideurs du monde numérique, à commencer par les
PDG et les actionnaires de ces plateformes, peuvent jouer la carte des
robots pour dire : « Ce n’est pas ma faute, ce sont les robots qui
arrivent, c’est l’automatisation. » Alors qu’en réalité, ces personnes
qui sont virées, qui sortent par la porte de l’emploi classique,
rentrent par la fenêtre en tant que microtâcherons. Il ne s’agit donc
pas d’un grand remplacement technologique, mais d’un grand déplacement
de la rémunération de ce travail. Ce phénomène, on le voit dans des tas
de contextes productifs dans lesquels des usines prétendent automatiser
leur production, mais recrutent ensuite d’autres personnes pour faire un
travail bien plus flexibilisé ou bien plus usant. Cela se produit à
l’échelle du monde, dans le contexte du digital labor et du travail plateformisé.
Qu’est-ce que le digital labor ?
Cette notion s’est imposée au milieu des
années 2010. On cherche à travers elle, d’une part, à analyser le
travail des plateformes numériques et, d’autre part, à réactualiser des
notions développées dans d’autres contextes, comme l’ouvriérisme
italien, qui concernent toute forme de travail informel, invisibilisé,
caché. Il s’agit donc d’un travail plateformisé et difficile à saisir
qui établit des relations sociales médiatisées par des technologies
numériques. On insiste sur le terme digital, parce que c’est un
travail qui se caractérise, d’un point de vue matériel, par l’acte de
cliquer d’un doigt sur la touche d’une souris ou d’un écran tactile.
C’est aussi une notion qui permet de se pencher sur des formes de
travail qui échappent aux définitions traditionnelles d’activités
travaillées parce qu’elles ne se situent pas dans les contextes et les
lieux classiques du travail. Ce n’est pas un travail d’usine ni de
bureau, même s’il peut avoir lieu dans des mondes sociaux de ce type,
mais c’est un travail qui se poursuit dans la rue, dans les foyers. Il
prend bien souvent la forme de tâches qui exigent très peu d’efforts
tout en étant extrêmement fragmentées.
Vous écrivez dans votre livre que
« pour chaque col blanc, il existe des millions de cols bleus dans
le numérique ». Pourquoi ces travailleurs sont-ils si invisibles ?
D’abord, parce que les cols blancs
sont extrêmement visibles et prennent toute la place. Je désigne par ce
terme les personnes qui réalisent le travail noble et sublime du code,
les ingénieurs, les concepteurs. Souvent ce sont des personnes qui ont
une situation économiquement privilégiée et un positionnement politique
assez hégémonique. Ils ont à la limite une vocation technocratique à se
présenter comme les seuls responsables de l’innovation technologique.
Par là même, ils effacent presque, ou du moins relèguent dans des zones
assez obscures de l’économie numérique, les dizaines de millions de
personnes qui réalisent des tâches beaucoup plus humbles, plus
fragmentées et atomisées, et qui, surtout, sont des tâches constamment
présentées comme dépourvues de qualité. Ces tâches sont parfois
effectuées par les personnes précaires de cette économie numérique, et
parfois par des utilisateurs lambda comme vous et moi, à nos heures,
dans la mesure où chacun d’entre nous produit des données, entraîne les
algorithmes, crée ainsi de la valeur captée par les plateformes.
Certains ont le privilège assez douteux d’être rémunérés à la pièce et
très, très faiblement. D’autres ont le privilège encore plus douteux de
ne pas être rémunérés, puisque nous sommes considérés comme des
consommateurs, des amateurs, des passionnés, mais pas comme des
producteurs.
Quelle est la conséquence, pour les travailleurs du clic, de leur invisibilité ?
Être relégué à une situation de
non-reconnaissance politique a des conséquences de nature économique
– se retrouver dans une situation dans laquelle on n’est jamais rémunéré
à sa juste valeur ou à la juste valeur de la contribution qu’on apporte
à la production de valeur – et des conséquences de nature psychosociale
– une atomisation et une aliénation. Dans le cas des plateformes de
microtravail, l’on a des personnes qui entraînent des intelligences
artificielles en réalisant des microtâches rémunérées à la pièce dans la
plupart des cas. Ils travaillent souvent depuis chez eux, ou même s’ils
se trouvent rassemblés dans des bureaux, les contrats qui les lient à
leurs plateformes leur interdisent d’échanger au sujet du contenu de
leur travail avec les personnes qui sont dans le même bureau. Ils
n’arrivent alors jamais à créer une communauté de pratiques et ils ne
parviennent pas non plus à organiser ces formes de travail et les luttes
qui pourraient se structurer autour, comme peuvent le faire les
livreurs par exemple. La dernière conséquence néfaste dont je parlerai
est celle de la perte de sens, aux yeux de ces travailleurs du clic,
de l’activité même qu’ils accomplissent. Bien souvent, les
microtravailleurs n’ont pas une conscience précise de la finalité ultime
de leur activité. Dans le cadre de notre enquête sur le microtravail en
France, nous avons interrogé des personnes passant leur journée à
dessiner des carreaux autour de tomates pour entraîner une application
de recommandation nutritionnelle. Et pourtant ces personnes ignoraient
la finalité ultime de leur travail. C’est quelque chose qui comporte de
lourdes conséquences en termes psychosociaux, et présente donc un risque
pour ces travailleurs.
D’autant qu’ils ignorent souvent l’identité même de leur employeur final ?
Oui, un élément auquel s’ajoute le risque
de base qui est de ne pas savoir combien de temps on va travailler.
Soyons clair, on ne parle pas de carrière, ce n’est pas un métier à
proprement parler. Même les travailleurs des plateformes les plus
reconnaissables pourraient difficilement dire : je fais le chauffeur
pour Uber et je compte arriver jusqu’à l’âge de la retraite en faisant
cela. Ils ne savent pas combien de temps ils pourront continuer à
travailler sur ces plateformes. Et je vous parle là des formes de
travail digital les plus visibles. Quand on rentre dans les formes
invisibles comme le microtravail, le travail de modération publique ou
l’activité des personnes qui à l’autre bout du monde font
artificiellement gonfler la notoriété de certaines marques, produits ou
personnalités dans des fermes à clics, non seulement il n’y a là aucune
certitude d’être réemployé demain ou dans un mois, mais on n’est même
pas certain d’être payé à la fin de la journée ou à la fin de la tâche.
Parce qu’il y a souvent un problème pour encaisser ces faibles montants.
Y a-t-il une compétition entre les travailleurs du clic de différents pays ?
La question de la mise en concurrence des
travailleurs n’est pas une nouveauté, mais elle est poussée ici à
l’extrême. Je vous donne un exemple : avant Internet, si une entreprise
voulait délocaliser une activité productive, elle avait des options
assez coûteuses. Elle devait par exemple ouvrir sa propre usine dans un
pays tiers ou s’associer avec une autre entreprise dans le pays
d’accueil. Avec les plateformes, il s’agit d’une délocalisation en temps
réel, à flux tendu et qui met en concurrence de manière encore plus
poussée qu’auparavant des personnes qui travaillent depuis les pays du
Nord, en l’occurrence, et d’autres depuis les pays du Sud ; cela peut
même arriver entre habitants des pays du Sud. Souvent on rencontre dans
nos enquêtes des habitants de Madagascar qui déplorent la concurrence
extrêmement lourde de personnes qui seraient installées en Inde ; ou,
au contraire, certains Indiens s’inquiètent des microtravailleurs ou des
modérateurs nigérians, qui seraient plus performants et moins rémunérés
qu’eux. Cette mise en concurrence, qui tire les revenus vers le bas, se
généralise pour cette génération de travailleurs du clic.
Sommes-nous victimes d’une forme
de crédulité face à cette supposée magie des algorithmes et de
l’intelligence artificielle, qui implique en réalité
tant de travailleurs sous-payés ?
Oui, c’est une crédulité qui s’est
installée, même parmi les personnes qui devraient être les dépositaires
de la vérité sur l’intelligence artificielle. Certaines créent et
entretiennent activement de l’ignorance autour de l’IA – je pense aux
investisseurs, à certains lobbies de grands groupes technologiques
qui survendent les performances de cette intelligence artificielle et
parfois même la vendent avant même de l’avoir créée. Google a ainsi été
prise en train de faire de la fausse intelligence artificielle avec des
assistants vocaux censés prendre de manière automatique des rendez-vous à
votre place… Il s’est avéré qu’ils étaient gérés par des personnes en
Irlande. Siri, l’assistant personnel d’Apple, est en réalité accompagnée
et aidée par des petits doigts et des petites mains qui sont installés à
Prague, à Cork ou ailleurs.
Mais cette crédulité existe aussi en
raison d’effets de marketing un peu poussés. Il s’agit parfois moins
d’une arnaque que d’une situation d’hallucination collective. Même les
ingénieurs qui font de l’intelligence artificielle ne savent pas
exactement dans quelle mesure celle-ci fonctionne et parfois ferment
un œil, voire les deux, sur la composante humaine de leur IA.
Typiquement, si vous demandez à une personne, un scientifique, un
informaticien qui fait du machine learning si son algorithme,
fonctionne de manière autonome, il vous dira que oui, parce qu’il ignore
bien souvent d’où viennent les données qui le nourrissent. Or ces
données proviennent d’utilisateurs humains ; elles sont annotées,
triées, classées, étiquetées par des utilisateurs humains.
Vous parliez de dizaines de millions de travailleurs du clic à travers le monde. Sait-on combien ils sont en France ?
Il est difficile de répondre à cette
question. L’estimation du nombre de travailleurs sur ces plateformes se
heurte aux effets d’annonce des plateformes elles-mêmes. À les croire,
en France, sept millions de personnes seraient concernées. Nous avons
fait un travail poussé pour restreindre de manière crédible ce chiffre
et nous sommes arrivés aux estimations suivantes : environ
15 000 personnes constituent le noyau dur des utilisateurs très actifs
de ces plateformes de microtravail, qui font aussi appel à
260 000 travailleurs occasionnels. À cela, il faut ajouter ceux qui
travaillent sur des services visibles et localisés, ceux que l’on voit
dans la rue : les chauffeurs Uber, les personnes qui viennent faire les
tâches ménagères à la volée et payées à la pièce, les livreurs de
Deliveroo, etc. Ces chiffres nous amèneraient pour la France à un total
d’environ 400 000 personnes, voire plus, toutes plateformes confondues.
Tout cela sans parler de la question encore plus épineuse et sujette à
controverse : faut-il reconnaître ou non les consommateurs de
plateformes sociales telles Facebook ou YouTube comme des producteurs de
données et donc comme des travailleurs ? De ce point de vue, nous
serions presque 70 millions à travailler pour les plateformes.
Comment le droit social peut-il s’adapter à cette tâcheronisation du travail ?
C’est une question importante.
Les personnes qui s’occupent de protection sociale en France commencent à
y travailler, avec un certain retard. La difficulté principale est liée
au fait que la protection sociale dans les pays du Nord s’est organisée
autour de l’emploi salarié, d’où une difficulté structurelle et
historique à reconnaître et protéger les professions qui échappent à ce
schéma. Le phénomène a commencé avec les indépendants, il a continué
avec les travailleurs freelance à la fin des années 1990 et au début du
XXIe siècle, et il se poursuit aujourd’hui. La situation
devient encore plus grave et urgente pour les travailleurs des
plateformes. Non seulement le tâcheronnage a été interdit en France,
mais, à la différence d’autres pays comme l’Allemagne, l’Espagne,
l’Italie ou l’Angleterre, on n’admet pas la parasubordination. Si on est
indépendant, on l’est ; si on ne l’est pas, on doit être requalifié en
travailleur salarié. De nombreux États, même parmi les
plus inattendus comme la Californie aux États-Unis, ont récemment décidé
de requalifier les travailleurs réguliers de plateforme.
C’est plus difficile dans le cas de
personnes qui réalisent des tâches fragmentées, tâcheronisées,
microtâcheronisées. Il faut imaginer d’autres formes de protection
sociale pour ces personnes. Pousser la logique de la protection sociale
en incitant à la protection des travailleurs par les travailleurs
eux-mêmes. Je pense, par exemple, aux formes coopératives qui existent
sur les plateformes ou – il s’agit de ma position personnelle – à l’idée
de reconnaître ce travail invisibilisé et cette production de valeur à
travers un revenu universel numérique. Cela permettrait de bien
souligner le fait que la totalité des utilisateurs de plateformes
numériques produisent de la valeur pour lesdites plateformes. Il doit y
avoir une manière de rendre à la communauté ce que la société produit
pour ces plateformes et que celles-ci s’approprient.