Le vote de “la loi contre la manipulation de l’information” s’est embourbée cette nuit à l’Assemblée. Le sociologue et spécialiste d’internet Antonio Casilli nous explique ce matin les dessous de la fabrication et diffusion des fake news. Pas d’adoption en première lecture. La majorité a sous-estimé les assauts de la France Insoumise, du Front National et des Républicains qui hurlent à la mort de la liberté d’expression. « Cette loi les empoisonnent », écrit l’Obs ce matin. Pourtant dans son édito, Le Monde la juge « délibérément inefficace pour qu’elle ne soit pas dangereuse ». Après la matinale d’Inter, ce matin, L’Instant M vous propose de creuser le sujet. Pas de discussion sur la confiance ou la vérité, mais un focus sur ces armées de l’ombre payées pour répandre des fausses nouvelles. Nous vous racontons comment ce système est complètement artificiel.
Les brèves de L’Instant M Coup d’arrêt, hier, net et brutal pour Buzzfeed France. Décision totalement inattendue de son actionnaire américain en difficulté financière. Ce site – une équipe de quatorze personnes – avait développé une ligne éditoriale très nouvelle et très remuante. Au départ, des classements rigolos et anecdotiques partagés à gogo sur les réseaux sociaux. Puis, en France comme aux Etats-Unis, un deuxième fil, d’info celui-là, recrutant des journalistes d’investigation. Scoops et révélations : le restaurant L’Avenue refusant les clients arabes, enquête sur les candidats aux législatives du Front National, actes de violence commis par Jean-Michel Baylet, ancien ministre à l’encontre d’une collaboratrice … Fin de partie.
Sur Internet, l’adage « si c’est gratuit, c’est que tu es le produit » devrait plutôt s’énoncer : « si c’est gratuit, c’est que tu travailles ». L’activité de chacun sur les réseaux en cache une autre, et les millions de petites mains qui l’exécutent.
par Thibault Henneton
Le 23 septembre 2017, Microsoft et Facebook célébraient la pose de Marea, un câble sous-marin long de 6 600 kilomètres entre Bilbao et l’État de Virginie, destiné notamment à soutenir le trafic en provenance et à destination de l’Europe. Que le premier réseau social du monde investisse dans une telle infrastructure prouve son désir de maîtriser les tuyaux. Quand bien même Facebook n’existerait plus comme réseau social, il continuerait à traiter des big data ! Mais son modèle économique impliquerait un travail très différent de la part de ses deux milliards d’utilisateurs que celui dont il profite aujourd’hui. Ce labeur, largement invisible, s’accomplit plus ou moins bénévolement dès connexion à la plate-forme. Chaque trimestre, Facebook en récolte en moyenne 4,75 dollars de profits publicitaires par tête.
Le terme digital labor désigne ces activités. Mal cerné par la traduction « travail numérique » — à ne pas confondre avec le travail informatique —, il a bénéficié d’un soudain coup de projecteur grâce à… l’élection de M. Donald Trump. Cherchant hors de ses frontières (de préférence dans l’est de l’Europe) les raisons d’un tel coup de théâtre, une partie de la presse occidentale s’est émue de l’existence de « fermes de contenus » à Saint-Pétersbourg, capables de produire, en anglais, des propos sulfureux sur l’immigration, la race ou le port d’armes. Celles-ci payaient ensuite Facebook pour mettre en valeur ces contenus dans les flux d’actualités de millions d’électeurs.
Dans le même temps, une ville de 55 000 habitants en Macédoine, Vélès, voyait bourgeonner une centaine de sites au service de la communication du candidat républicain. Leurs auteurs, décrits comme de jeunes entrepreneurs, plagiaient des sites d’informations avant de diffuser dans des groupes de militants leurs vrais faux articles derrière de vrais faux profils Facebook. Achetés quelques dizaines de centimes chacun, deux cents profils leur permettaient de drainer quantité d’internautes électrisés par la campagne. Grâce à AdSense, la (…)
Arthur de Grave et Eric Baille m’ont invité pour un entretien sur internet, progrès, justice sociale et émancipation politique. On a fini par parler de bulles de filtre, fake news et digital labor. Avec en bonus une enquête sur Vélès, la “capitale des fake news”, et une digital detox dans la campagne française. C’est la vie.
Anne Brunel, rédactrice en chef à Radio France consacre une grande enquête Secrets d’Info du samedi aux manipulations électorales sur les médias numériques. J’ai eu le plaisir de participer à cette émission (pour parler de fermes à clics et usines à contenus) et je vous invite à l’écouter dans son intégralité ainsi qu’à la lire sur le site de Radio France.
Dans le sillage du PenelopeGate, l’affaire des prétendus “bots” de François Fillon représente une illustration parfaite de l’impact des dispositifs d’extraction de travail implicite de foules d’usagers de plateformes numériques (digital labor) sur les modalités de délibération démocratique. Ici, je présente quelques réflexions (initialement publiées sous forme de tweets) pour encourager le débat sur ces questions.
Tout d’abord, un élément de contexte: en novembre 2016, j’avais commis une tribune dans l’Obs sur le rôle des “tâcherons du clic” dans la campagne de Donald Trump. Il y était surtout question de micro-tâches (une slide, une fake news, un like, un partage) payées quelques centimes (ou parfois beaucoup moins que ça) à des travailleurs issus de pays émergents ou en voie de développement. Certains ont été surpris par ces quelques exemples, mais il existe des vrais marchés du micro-travail, où marques, particuliers ou personnalités politiques passent des annonces comme celui-ci :
Annonce parue sur Freelancer.com
Et en France ? Lors d’un entretien récent sur Médiapart, François Bonnet me demandait si le succès de Fillon à la primaire de la droite était dû au même phénomène. Et moi de lui répondre : “Je ne pense pas que Fillon soit le type de candidat qui va acheter du digital labor dans des fermes à clic” (11’58”).
Par cela je voulais dire que, somme toute, je ne le croyais pas à ce point sans scrupules. Mais les règles du marketing politique contemporain sont impitoyables. Et personne n’y échappe. Même les socialistes français ont eu recours à des plateformes qui monétisent des clics. Mais dans leur cas il s’agissait moins d’un achat direct de fans ou de partages que d’un système pyramidal de sollicitation d’influencers qui à leur tour mettaient à contribution les membres de leurs “commus”. Et on parle de 35-70¢/like— donc on est loin du salaire de la faim des “fermes à clic” dans le Sud global (0,006¢/clic).
Et Fillon dans tout ça ? Suite au PenelopeGate, il a eu besoin d’un petit coup de buzz sur internet. Et tout le monde a hâtivement crié au bot.
Et comme toujours, derrière le bots se cachent des foules de micro-travailleurs humains. C’est la règle du crowdturfing, terme hybride de crowdsourcing (externalisation de tâches productives à des foules d’usagers/travailleurs) et astroturfing (faux activisme). C’est une pratique qui se généralise pour contrer la capacité des grandes plateformes à reconnaître et intercepter le trafic artificiel : au lieu de payer 100$ à un développeur qui va coder pour vous un logiciel qui envoie 10 000 tweets, vous pouvez recruter 10 000 tâcherons du clic payés 1¢ chacun, voir moins. Simple non ? Voilà un article qui vous explique comment il fonctionne. On retrouve deux cas de figure : la version centralisée du crowdturfing (cf. les fans Facebook de Donald Trump) et celle distribuée (basée sur des recruteurs intermédiaires, comme dans le cas de la Primaire de Gauche).
Source : Serf and Turf: Crowdturfing for Fun and Profit (Wang et al., 2012)
Et la plateforme de Fillon ? Elle fait un crowdturfing d’un type particulier, *sans échange monétaire*. Mais il s’agit bel et bien de digital labor, c’est à dire d’une suite de tâches allouées à des cliqueurs : s’inscrire, se connecter à son compte Twitter et Facebook, “réaliser des actions”.
Captures d’écran E-militants de l’Alternance
Zéro spontanéité, zéro loisir, zéro autonomie. Rien qu’une suite d’ordres pénibles et aliénants à réaliser “en zombie”. Le tout est mesuré, tracé, surveillé, et transformé en gratification non pas monétaire (c-à-d un micro-salaire) mais en “points”. Le maître mot ici, c’est gamification. La majorité des tâches valent 1 point. Certaines, plus urgentes/importantes, sont rémunérées 2 ou 3 points. D’autres ont des objectifs a atteindre (116 tweets ou 2k partages FB)…
Captures d’écran E-militants de l’Alternance
Mais alors, vous me direz, si ce n’est pas payé et en plus c’est un jeu, ce n’est pas du travail. Ah my dear friends, si vous saviez… Les mécanismes de ludification sont inhérents à la gestion du travail sur les plateformes numériques. Amazon Mechanical Turk les adopte, Uber les adopte, Facebook les adopte.
“In particular, gamification proposes to replace real incentives with fictional ones. Real incentives come at a cost but provide value for both parties based on a relationship of trust. By contrast, pretend incentives reduce or eliminate costs, but in so doing they strip away both value and trust.
When companies and organizations provide incentives to help orient the goals of the organization against the desires of its constituency, they facilitate functional relationships, one in which both parties have come to an understanding about how they will relate to one another. Subsequent loyalty might exist between an organization and its customers, an organization and its employees, or a government and its citizens.
For example: an airline offers a view of its business model, and frequent flyers who advance those expectations get rewards. An employer offers a view of its goals, and employees who help meet those goals enjoy raises, perks, and promotions. When loyalty is real it’s reciprocal. It moves in two directions. Something real is at stake for both parties. Gamification replaces these real, functional, two-way relationships with dysfunctional perversions of relationships. Organizations ask for loyalty, but they reciprocate that loyalty with shams, counterfeit incentives that neither provide value nor require investment.”
[Bogost, I. (2013). Exploitationware. In R. Colby, M. S. S. Johnson, & R. S. Colby (Éd.), Rhetoric/Composition/Play through Video Games (p. 139‑147). Palgrave Macmillan]
Bref, on revient aux bases du digital labor : ce n’est pas parce que vous n’êtes pas payé.e.s que vous ne travaillez pas pour autant. Et ce n’est pas parce que François Fillon inscrit ses tâcherons dans un mécanisme ludique que sa campagne est moins fondée sur l’extraction de valeur à partir de tâches réalisées par des usagers de plateformes numériques. La prise de conscience de cette relation de “parasubordination technique“ entre tâcherons du clics (rémunérés ou pas) et recruteurs (marques, politiques, etc) est nécessaire pour éviter les dérives culturelles et politiques auxquelles ce système nous expose.