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Grande interview sur les communs numériques (Le Monde, 14 févr. 2019)

Dans le quotidien Le Monde, j’ai accordé une interview au journaliste Frédéric Joignot.

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« L’essor des technologies numériques a encouragé un renouveau de l’esprit des “communs” »

Le sociologue Antonio A. Casilli explique en quoi le mouvement du coopérativisme de plate-forme annonce une coexistence entre les plates-formes orientées vers le profit et celles inspirées par l’économie sociale et solidaire.

Propos recueillis par Frédéric Joignot Publié le 14 février 2019 à 18h36

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Dans son essai En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil, 400 p., 24 €), le sociologue Antonio A. Casilli explique comment les grandes plates-formes électroniques s’appuient sur une armée de travailleurs sans garantie et de tâcherons sous-payés. Mais des formes de résistance se font jour.

Alors que se développe un « capitalisme de plate-forme », souvent appelé « ubérisation », vous évoquez le possible essor d’un « coopérativisme des plates-formes ». Dites-nous en davantage…

On voit bien l’attrait que peut représenter la forme coopérative pour les livreurs express de Deliveroo, pour les photographes de Flickr ou pour ceux qui effectuent des tâches ménagères par le biais de la plate-forme TaskRabbit… Pour eux, des alternatives mutualistes telles Coopify, CoopCycle ou Stocksy représentent des manières de gérer de manière autonome les services et les contenus qu’ils produisent. C’est la possibilité d’intégrer ces plates-formes non pas en simples façonniers mais en copropriétaires…

Ce mouvement cherche aussi à rétablir le respect des travailleurs des plates-formes, qui, vous le montrez bien, prennent tous les risques, apportant les moyens de production (véhicule, logement, etc.), travaillant à la tâche, subissant toutes les fluctuations du marché…

Le mouvement du coopérativisme de plate-forme est né de la convergence de deux volontés politiques. D’une part, il aspire à réformer le capitalisme des plates-formes pour le rendre plus éthique, plus respectueux des réglementations en vigueur et du code du travail, moins nuisible aux équilibres sociaux. De l’autre, il encourage la « transformation numérique » des coopératives traditionnelles et des structures de l’économie sociale et solidaire. Même si l’on peut espérer que ces deux lignes de tendance convergent, nous sommes face à un mouvement fortement hétérogène et, pour le moment, incapable de fédérer les diverses « familles » de travailleurs de plates-formes.

Vous pensez aux « travailleurs du clic » ?

De quelle manière une plate-forme coopérative pourrait-elle changer la condition des plus exploités des travailleurs du clic, les « microtâcherons » payés à la pièce pour faire tourner les intelligences artificielles ? Pour eux, le seul pas dans la direction de plates-formes plus mutualistes a été réalisé avec le lancement du service Daemo, où le pouvoir était réparti de manière équilibrée entre les « requérants » (les entreprises qui veulent entraîner leur intelligence artificielle) et les microtâcherons. Cette plate-forme « autogouvernée », alternative à Amazon Mechanical Turk, s’est tout de suite heurtée à la puissance du géant de Seattle…

Le scénario que le mouvement coopérativiste annonce est celui d’une coexistence entre les plates-formes orientées vers le profit et celles inspirées par l’économie sociale et solidaire. Le risque est que ces dernières se limitent à être la « caution éthique » des premières, voire à être récupérées comme variante présentable, mais jamais réellement concurrente, de Google ou d’Amazon. Au vu des développements récents, telle la subvention de 1 million de dollars que le Platform Cooperativism Consortium a acceptée de Google, cette récupération pourrait être déjà en cours…

La « mise en commun » comme forme de résistance vous apparaît-elle intéressante ?

L’essor des technologies numériques contemporaines a encouragé un renouveau de l’esprit des « communs ». Ces derniers représentent une orientation prometteuse des luttes pour la reconnaissance du travail des plates-formes. Face aux enfermements propriétaires des plates-formes capitalistes et à l’outrecuidance des partisans du droit de propriété privée sur les données personnelles, cette approche prône la multiplication d’expérimentations locales pour la mise en commun de ressources informationnelles, humaines… et naturelles.

Prôner une économie numérique des communs,n signifie revendiquer l’émancipation des précaires, des sous- et non-rémunérés des secteurs primaire et tertiaire

Un fil rouge connecte les communs naturels – surtout ceux liés à l’extraction des matières premières nécessaire pour produire batteries et équipements – et le travail de partage d’information, de contenus et de données personnelles des usagers des médias sociaux. L’exploitation des uns par des multinationales de l’énergie et du secteur manufacturier va de pair avec l’accaparement des données des autres par les grandes plates-formes numériques.

S’opposer à ces rapports de production, prôner une économie numérique des communs, signifie alors revendiquer l’émancipation des précaires, des sous- et non-rémunérés des secteurs primaire et tertiaire. Ce serait une manière de fédérer les travailleurs des mines avec ceux des fermes à clics ou des foyers d’internautes anonymes.

Ce mouvement a-t-il déjà commencé ?

Dans les Andes boliviennes, par exemple, se trouve le salar d’Uyuni, la plus grande étendue de sel du monde, où sont produits des accumulateurs lithium nécessaires au fonctionnement des véhicules autonomes. Le syndicat de paysans Fructas a négocié avec l’Etat la collectivisation du salar et le versement aux communautés locales d’une partie des profits des usines de lithium. Le tout est encadré par une loi qui établit les principes de gouvernance des ressources naturelles et culturelles, et qui consacre la tradition du « travail en commun », le « suma irnakaña » des communautés andines.

Et en Occident ?

Des instruments particulièrement intéressants se dégagent aujourd’hui dans les pays du Nord, dans le cadre de la renégociation des limites de l’usage des données personnelles. Leur valeur économique peut en effet être redistribuée sur une base locale. Ces négociations collectives pourraient s’avérer fructueuses au niveau des grandes villes. De New York à Séoul, les conflits sur l’utilisation des données d’Uber ou d’Airbnb ont déjà démontré que les informations produites par les citoyens et capturées par les plates-formes pourraient être récupérées par les collectivités territoriales et utilisées pour améliorer des infrastructures municipales.

Jusqu’ici, cette récupération a été menée sur une base commerciale. Mais rien n’empêche de penser cette reprise de contrôle sur les données d’usagers au niveau d’entités locales ou nationales sur des modes plus radicaux, tels qu’une collectivisation qui transforme les données en une propriété sociale, directe, indivisible et inaliénable de ses utilisateurs – bref, dans des communs.

[Séminaire #ecnEHESS] Les communs numériques (Benjamin Coriat, Lionel Maurel, Laura Aufrère, 24 janv. 2019, 16h)

Enseignement ouvert aux auditeurs libres. Pour s’inscrire, merci de renseigner le formulaire.

Dear all,

le séminaire #ecnEHESS Etudier les cultures du numérique propose cette année des séances thématiques (assurées par moi-même et réservées aux étudiant•es du master en sciences sociales mention HSTS de l’EHESS) ainsi que des séances d’approfondissement accueillant des interventant•es externes et ouvertes aux auditeurs libres.

Pour la première des séances ouvertes, nous aurons le plaisir de rencontrer trois chercheurs qui ont participé à la publication d’un ouvrage majeur dans la réflexion contemporaine sur les biens communs : Vers une république des biens communs ? (Paris, Les liens qui libèrent, 2018).

Benjamin Coriat, économiste atterré, professeur à l’Université Paris 13 et responsable scientifique du programme “EnCommuns” en a été coordinateur, tandis que Laura Aufrère (ancienne coordinatrice UFISC, doctorante CEPN – Paris 13) et Lionel Maurel (directeur adjoint scientifique à l’INSHS du CNRS) ont été parmi les contributeurs. Leur réflexion a été ensuite prolongée dans le manifeste Pour une protection sociale des données personnelles (2018).

⚠️Le séminaire aura lieu le jeudi 24 janvier 2019, 16h-18h, salle séminaire 1.1, Institut des Systèmes Complexes, 113 rue Nationale, 75013, Paris.⚠️

N’hésitez pas à faire circuler cette information au sein de vos propres contacts et sur les réseaux.


Titre : Les communs numériques : Action citoyenne et protection sociale des données

Intervenant•es : Laura Aufrère (Paris 13), Benjamin Coriat (Paris 13),
Lionel Maurel (CNRS).

Résumé : Est-ce que l’essor des technologies numériques contemporaines a encouragé un renouveau de l’esprit des « communs » ? Face à la multiplication des enclosures numériques mises en place par les géants de la tech et par les plateformes propriétaires, l’instauration d’un « domaine commun informationnel » est loin d’être évidente. Pourtant les communs vivent aujourd’hui une véritable renaissance : des jardins partagés aux logiciels libres, des encyclopédies en ligne aux recycleries dans les villes ou dans les campagnes, l’expérience mutualiste, coopérative et associative s’enracine partout — spécialement sur Internet. Les intervenants de cette séance, partagent cette conviction : le commun n’est pas destiné à venir compenser les déficiences d’un monde capitaliste et marchand, mais à refonder la citoyenneté. En particulier, l’institution d’une « protection sociale des données » passe nécessairement par la construction de Communs numériques, et par le déploiement des nouvelles formes économiques au service des collectivités humaines.