données personnelles
Dans 60 millions de consommateurs (nov. 2019)
Dans le numéro 553 (novembre 2019) du mensuel 60 millions de consommateurs, j’ai accordé un entretien dans le cadre de l’expérimentation conduite par le magazine sur les assistants vocaux et leurs gestion des données personnelles des utilisateurs.
3 questions à Antonio A. Casilli
Des sous-traitants écoutent certains enregistrements issus des assistants vocaux, cela vous a surpris ?
Dans la communauté scientifique on savait depuis plusieurs années que des personnes -souvent des travailleurs indépendants ou précaires -étaient recrutées pour vérifier la performance des assistants virtuels. Il s’agit d’écouter des extraits ou de valider des retranscriptions.
Les révélations de la presse ont permis au grand public de le découvrir. Elles ont d’abord concerné Alexa d’Amazon en avril dernier. Mais depuis, tous les autres GAFAM y sont passés.
Le nombre d’enregistrements écoutés serait marginal, selon ces sociétés. Vous y croyez ?
On ne peut pas savoir quelle proportion est réellement écoutée. Elles ne le dévoilent pas, cela relève du secret industriel.
L’intelligence artificielle sur laquelle reposerait ces assistants est donc une illusion ?
Le terme cache le fait qu’une partie du travail est fait à la main. Ce travail a été présenté comme un entraînement pour les assistants virtuels. On parle de machine-learning, comme si les machines allaient opérer d’elle-mêmes après une phase d’apprentissage. La réalité économique et technologique est que ces assistants ne peuvent pas se passer d’une part de travail humain. De nouvelles tâches pour lesquelles il faut les entraîner, se présentent en permanence. Par exemple, un assistant d’abord calibré en anglais doit être adapté au marché français. Il faut alors l’entraîner à nouveau, comme le montre votre étude. L’apprentissage ne s’arrête jamais et l’autonomie de ces dispositifs est sans cesse repoussée.
Le RGPD, un premier pas dans la bonne direction (grand entretien Libération, 25 mai 2018)
Pour le sociologue Antonio Casilli, le RGPD est un premier pas pour assainir la relation que citoyens et entreprises ont établie autour des données fournies par les premiers aux secondes.
Sociologue, Antonio Casilli est enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé à l’EHESS. Pour lui, l’enjeu du règlement général sur la protection des données (RGPD) est de permettre au «travailleur de la donnée» qu’est devenu homo numericus de se réapproprier un capital social numérique que les grandes plateformes avaient jusqu’ici confisqué à leur avantage.
Que représente le règlement européen à l’aune du combat déjà ancien pour la maîtrise de nos données personnelles ?
La question du contrôle de nos vies privées a radicalement changé de nature à l’ère des réseaux. Alors qu’il s’agissait auparavant d’un droit individuel à être «laissé en paix», cette vision très exclusive n’a plus guère de sens aujourd’hui pour les milliards d’usagers connectés en permanence, avides de partager leurs expériences. Nos données personnelles sont en quelque sorte devenues des données sociales et collectives, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faille faire une croix sur l’exploitation qui en est faite. C’est même tout le contraire.
Comment le RGPD s’inscrit-il dans ce mouvement ?
Ce texte est l’aboutissement d’un processus d’adaptation à l’omniprésence des grandes plateformes numériques dans notre quotidien. Dans le Far West réglementaire qui a prévalu ces dernières années, leurs marges de manœuvre étaient considérables pour utiliser et valoriser les données personnelles comme bon leur semblait. Avec le RGPD, il devient possible de défendre collectivement nos données. Le fait que le règlement ouvre la possibilité de recours collectifs en justice est très révélateur de cette nouvelle approche.
En quoi le RGPD peut-il faciliter nos vies d’usagers et de «travailleurs» de la donnée ?
En actant le fait que nos données ne sont plus «chez nous» mais disséminées sur une pluralité de plateformes, dans les profils de nos proches, les bases de données des commerçants ou des «boîtes noires» algorithmiques, le RGPD cherche à harmoniser les pratiques de tous les acteurs, privés mais aussi publics, qui veulent y accéder. D’où l’idée d’un «guichet unique» pour les usagers, qui établit que c’est le pays de résidence qui est compétent pour gérer les litiges, et non le lieu d’implantation de l’entreprise qui a accès aux données. Cela n’aurait aucun sens alors que celles-ci circulent partout.
Si ces données sont le résultat de notre propre production en ligne, ne devrait-on pas disposer d’un droit à les monétiser ?
Ce n’est pas la philosophie du RGPD, qui ne conçoit pas la donnée dite personnelle comme un objet privatisable, mais plutôt comme un objet social collectif dont nous pouvons désormais contrôler l’usage. Les données sont devenues un enjeu de négociation collective, non pas au sens commercial du terme comme l’imaginent certains, mais plutôt syndical : il y a là l’idée d’un consentement sous conditions dans lequel les deux parties fixent des obligations réciproques. C’est très différent d’une vision marchande qui risquerait d’instituer ce que l’on appelle un «marché répugnant», dans lequel on monétiserait des aspects inaliénables de ce qui fonde notre identité.
Le diable ne se situe-t-il pas dans les fameuses «conditions générales d’utilisation» (CGU) que tous les services s’empressent de modifier, mais que personne ne lit ?
C’est une des limites actuelles du RGPD. Les «Gafa» [Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr] restent en position ultradominante, et nous bombardent de CGU qui pour l’instant ne modifient pas l’équilibre des pouvoirs. Il existe un vrai flou sur notre consentement présupposé à ces «contrats» que l’on nous somme d’approuver.
Pouvez-vous donner des exemples ?
Lorsque Facebook explique que la reconnaissance faciale de nos photos est utile pour lutter contre le revenge porn [la publication en ligne de photos sexuellement explicites d’une personne sans son accord], il s’abstient de préciser que dans certains contextes, elle peut également servir à certains régimes politiques pour identifier des personnes. Il circule actuellement une pétition dénonçant le projet «Maven», que Google mène en collaboration avec l’armée américaine afin que ses technologies d’intelligence artificielle servent à de la reconnaissance d’images filmées par des drones. Le problème, c’est que les mêmes technologies sont utilisées pour améliorer nos usages. Mais on n’a pas signé pour que nos données servent à améliorer les outils du Pentagone.
Le RGPD va-t-il aider à un rééquilibrage entre petits et très gros acteurs d’Internet, comme le dit la Commission européenne ?
Il serait illusoire de croire que la régulation de nos données personnelles pourra faire ce que d’autres lois devraient faire. Les grandes plateformes du numérique vont appliquer ou faire semblant d’appliquer le RGPD, parce qu’il est vital pour elles de continuer à accéder au marché européen, mais les petits vont continuer à souffrir de leur concurrence. Pour parvenir à un rééquilibrage économique, il vaut mieux se concentrer sur la réforme de la fiscalité du numérique, qui jusqu’ici n’a pas vraiment avancé malgré toutes les promesses des politiques.
[Vidéo] Les travailleurs de la donnée sur France Culture (14 févr. 2018)
J’étais l’invité d’Olivia Gesbert à La Grande Table de France Culture pour parler de données personnelles, travail numérique, et fausses solutions à de vrais problèmes.
>> Retranscription de l’émission par l’association April – Promouvoir et défendre le logiciel libre
[Podcast] Vie privée et revente des données personnelles (France Culture, 14 févr. 2017)
Podcast de mon intervention à La Grande Table de France Culture. Vie privée, plateformes numériques et les idiots utiles qui veulent revendre les données personnelles des usagers.
Pourquoi la vente de nos données personnelles (contre un plat de lentilles) est une très mauvaise idée
Jacob dit : ‘Vends-moi aujourd’hui tes données”.
“Voici”, s’exclama Esaü, “je m’en vais mourir de faim !
A quoi me servent ces données ?” (…) Alors Jacob donna
à Esaü du pain et du potage de lentilles. Il mangea et but,
puis se leva et s’en alla. C’est ainsi qu’Esaü méprisa le droit
de disposer des fruits de son travail numérique. (Génèse 25:31-34 ?)
The Economist (ou du moins le journaliste Ryan Avent qui a écrit l’article paru sous le titre “The digital proletariat” dans la première livraison de 2018 du magazine britannique) découvre avec une décennie de retard l’existence du digital labor, au hasard de la lecture d’un “fascinating new economics paper”. Pour la petite histoire, le papier en question vient tout juste d’être publié sur ArXiv et s’intitule “Should we treat data as labor?”. Il s’agit d’un résumé en clé économiciste des études existantes dans le domaine, mais avec un twist très Jaron Lanier (qui est par ailleurs l’un des co-auteurs) : “les données sont le fruit du travail des usagers, sauf si ces derniers les revendent DE MANIERE TOUT A FAIT TRANSPARENTE ET EQUITABLE HEIN à des multinationales qui ne veulent que leur bonheur.”.
Et si cela résonne avec les propositions ultra-libérales de certains think tanks bien de chez nous, qui vous proposent de vendre vos données en échange du proverbial “plat de lentilles” (v. le récent rapport de Génération Libre), et bien… c’est parce que c’est la même chose. Sachez quand même que celle-ci est une position très minoritaire au sein des études sur le digital labor, qui revendiquent en général une approche plutôt “commoniste” des données. Comme je le disais ailleurs (2016), “il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle”. Et, comme je le répète depuis 2015 :
“[La proposition de revendre les données issues du digital labor] pose d’abord un problème éthique: de fait, la commercialisation des données personnelles créerait un énième « marché répugnant », formule parfois utilisée pour définir les marchés (comme l’achat d’organes, ou les paris en bourse sur les attentats terroristes) qui sont problématiques et intrinsèquement imprudents. A-t-on le droit de vendre un bras ou un œil? Le fait de vendre les données pose le même type de difficultés car ce marché présupposerait un droit de propriété privée sur les données personnelles. C’est une dérive très dangereuse vers la « privatisation de la privacy », que j’ai dénoncée ailleurs. Ces considérations s’appliquent à plus forte raison au digital labor, qui produit de la valeur en s’appuyant sur un contexte collectif – les sociabilités ordinaires, le partage au sein de communautés d’utilisateurs. Quoique personnelles, ces données, ces productions digitales, ne sont pas du ressort de la propriété privée, mais le produit d’un commun, d’une collectivité. Par conséquent, la rémunération devrait chercher à redonner aux commons ce qui a été extrait des commons.”
La solution n’est pas, AMHA, une rémunération individuelle des données, sous forme de royalties ou de micro-paie. La rémunération à la pièce est déjà en vigueur sur les plateformes de micro-travail–et cela se solde par un nivellement par le bas des rémunérations de ceux qui y travaillent, surtout dans le cas des fermes à clic installées aux Philippines, au Madagascar, au Kenya, etc. Au vu des asymétries d’information et de pouvoir entre les grands oligopoles numériques et les usagers, cette situation est destinée à se reproduire dans les négociations avec les publics généralistes. Une contractualisation sur base individuelle de la valeur de la donnée n’entraînerait qu’une généralisation de la condition de sous-prolétaire numérique. Pour en sortir, j’ai à plusieurs reprises prôné un revenu universel numérique financé par des impôts sur les profits des plateformes. Dans une interview récente, je résumais ma position de la manière suivante :
“[A universal basic income would protect the digital labor workforce] by recognizing the data labor that flows through the platforms. This has already been argued by a report by the French Ministry of Finance in 2013, and in a report by the Rockefeller Foundation last year. The digital giants should not be taxed on the basis of how many data centers or offices they have in a country, but on the basis of the data produced by the users of the platforms. If there are 30 million Google users in Italy, it is fair to tax Google based on the profits they made from these users’ activities. In this way, one could fund a basic income, arising from the digital labor that each of us carries out on the internet or on the mobile apps we use.”
PS. Pour aller plus loin, n’hésitez pas à consulter ces quelques articles, ouvrages ou chapitres que j’ai publié entre 2013 et 2017 :
- Paola Tubaro & Antonio A. Casilli (2017). Enjeux sociaux des Big Data. In MBouzeghoub et RMosseri (dir.) Les Big Data à Découvert, pp. 206-207, Paris : CNRS Éditions.
- Antonio A. Casilli (2016). Quelle protection de la vie privée face aux attaques contre nos libertés numériques ?. La France dans la transformation numérique : quelle protection des droits fondamentaux ?, Paris : La Documentation Française.
- Dominique Cardon & Antonio A. Casilli (2015). Qu’est-ce que le digital labor ?. Bry sur Marne : Editions de l’INA.
- Antonio A. Casilli (2015). Four Theses on Digital Mass Surveillance and the Negotiation Of Privacy. 8th Annual Privacy Law Scholar Congress 2015, Berkeley, Etats-Unis, juin 4.
- Paola Tubaro, Antonio A. Casilli, Yasaman Sarabi (2014). Against the hypothesis of the “end of privacy”. An agent-based modelling approach to social media, New York : Springer.
- Antonio A. Casilli (2013). Contre l’hypothèse de la « fin de la vie privée ». La négociation de la privacy dans les médias sociaux. Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, 3 (1).
Dans la revue ADN (3 avril 2017)
Dans le numéro 10 de la revue ADN, une longue interview sur données personnelles, pouvoir des GAFAM et surveillance de masse, que j’ai accordé à Francisco Roa Bastos.
Entretien : algorithmes et vie privée (Radio Nova, 16 nov. 2016)
Ce matin à 7h15 j’ai pris le premier café de la journée en compagnie d’Edouard Baer et de sa joyeuse bande de lurons sur Radio Nova, dans l’émission Plus Près De Toi. On a parlé algorithmes de recommandation, traçage sur internet, vie privée et données personnelles. Et on s’est demandé pourquoi Edouard reçois toujours des pubs d’actrices qui ont mal vieilli, alors que moi je ne reçois que des pubs pour baignoires pour séniors…
Bref, voilà le lien du podcast : Plus Près De Toi 16/11 | NOVAPLANET Mon entretien commence à 14′.
[Slides séminaire #ecnEHESS] Christophe Benavent : Plateformes et gouvernementalité algorithmique (21 nov. 2016, 17h)
Pour la première séance de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques nous avons eu le plaisir d’accueillir Christophe Benavent, professeur à l’Université Paris Ouest, et auteur de l’ouvrage “Plateformes. Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux” (FyP Editions, 2016).
Le séminaire a eu lieu le lundi 21 novembre 2016, de 17h à 20h, à l’EHESS.
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Titre : D’un versant à l’autre : gouvernementalité algorithmique des plateformes.
Intervenant : Christophe Benavent
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Résumé : “Si la notion de marché multi-versants fournit un cadre utile pour penser l’émergence, la croissance et la compétition de l’économie des plateformes, sa limite est d’ignorer les modalités pratiques de leur gestion. Ces dernières passent essentiellement par une propagation algorithmique de dispositifs (architecture des capacitations et des restrictions, surveillance et police, mécanismes d’incitation et de motivation) destinés in fine à orienter et conditionner les conduites des individus de telle sorte à obtenir des propriétés particulières des populations qui caractérisent ces versants et se constituent en ressources. L’imperfection des algorithmes, qu’elle soit intrinsèque (défaut de conception, données inappropriées..) ou extrinsèque (dépendance des données ou computation sociale), nécessite qu’on leur attribue une politique propre, qui impliquerait une exigence de redevabilité dont on devra aussi et surtout évaluer les conditions politiques.”
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Dans Le Monde Diplomatique (sept. 2016)
Un article signé Pierre Rimbert à propos de digital labor et revenu de base, paru dans la livraison du mois de septembre 2016 du Monde Diplomatique.
Se réapproprier une ressource d’utilité publique
Données personnelles, une affaire politique
Pierre RimbertSource : Le Monde Diplomatique
Il s’est vendu dans le monde 1,424 milliard de smartphones en 2015; deux cents millions de plus que l’année précédente. Un tiers de l’humanité porte un ordinateur dans sa poche. Tripoter cet appareil si pratique relève d’une telle évidence qu’on en oublierait presque le troc qu’il nous impose et sur lequel repose toute l’économie numérique : les entreprises de la Silicon Valley offrent des applications à des utilisateurs qui, en échange, leur abandonnent leurs données personnelles. Localisation, historique de l’activité en ligne, contacts, etc., sont collectés sans vergogne (1), analysés et revendus à des annonceurs publicitaires trop heureux de cibler « les bonnes personnes en leur transmettant le bon message au bon moment », comme le claironne la régie de Facebook. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », annonçait déjà un adage des années 1970.
Alors que les controverses sur la surveillance se multiplient depuis les révélations de M. Edward Snowden en 2013, l’extorsion de données à visée commerciale n’est guère perçue comme une question politique, c’est-à-dire liée aux choix communs et pouvant faire l’objet d’une délibération collective. En dehors des associations spécialisées, elle ne mobilise guère. Peut-être parce qu’elle est mal connue.
Dans les années 1970, l’économiste américain Dallas Smythe s’avise que toute personne affalée devant un écran est un travailleur qui s’ignore. La télévision, explique-t-il, produit une marchandise : l’audience, composée de l’attention des téléspectateurs, que les chaînes vendent aux annonceurs. « Vous apportez votre temps de travail non rémunéré et, en échange, vous recevez les programmes et la publicité (2). » Le labeur impayé de l’internaute s’avère plus actif que celui du téléspectateur. Sur les réseaux sociaux, nous convertissons nous-mêmes nos amitiés, nos émotions, nos désirs et nos colères en données exploitables par des algorithmes. Chaque profil, chaque « J’aime », chaque tweet, chaque requête, chaque clic déverse une goutte d’information valorisable dans l’océan des serveurs réfrigérés installés par Amazon, Google et Microsoft sur tous les continents.
« Travail numérique », ou digital labor, est le nom dont on a baptisé ces tâches de mise en données du monde réalisées gratuitement. Les mastodontes de la Silicon Valley prospèrent sur ce « péché originel ». « Ce qui gît au fond de l’accumulation primitive du capital, écrivait Karl Marx en 1867 dans Le Capital, c’est l’expropriation du producteur immédiat. » Pour clôturer les pâtures communes, mettre au travail salarié les paysans affamés ou coloniser le Sud, le capital recourut à « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Au XXIe siècle, l’arsenal comprend aussi des armes légères, comme les vidéos de chatons rigolos.
L’histoire économique créditera peut-être le patronat en baskets d’avoir universalisé la figure du dépouillé ravi, coproducteur consentant du service qu’il consomme. Les 75 milliards de dollars de chiffre d’affaires de Google en 2015, principalement tirés de la publicité, indiquent assez l’ampleur d’une accumulation par dépossession qui ne se cache même plus. À l’annonce des résultats de Facebook au deuxième trimestre 2016, le site Re/Code s’esbaudissait de ce que le réseau social, fort de 1,71 milliard d’inscrits, « gagne encore plus d’argent sur chaque personne, 3,82 dollars par utilisateur (3) ».
Rien n’est donc plus mal nommé que la donnée : elle est non seulement produite, mais de surcroît volée. Si le travail involontaire des internautes fait l’objet de lumineuses analyses universitaires (4), la gauche politique ou syndicale n’a pas encore intégré cette dimension à son analyse – et encore moins à ses revendications. Pourtant, les formes matérielles et immatérielles de l’exploitation s’imbriquent étroitement. Le travail numérique n’est qu’un maillon d’une chaîne passée aux pieds des mineurs du Kivu contraints d’extraire le coltan requis pour la fabrication des smartphones, aux poignets des ouvrières de Foxconn à Shenzhen qui les assemblent, aux roues des chauffeurs sans statut d’Uber et des cyclistes de Deliveroo, au cou des manutentionnaires d’Amazon pilotés par des algorithmes (5).
Les fermiers se rebiffent
Qui produit les données ? Qui les contrôle ? Comment se répartit la richesse qu’on en tire ? Quels autres modèles envisager ? Ériger ces questions en enjeu politique urge d’autant plus que la multiplication des objets connectés et l’installation systématique de capteurs tout au long des circuits de fabrication industrielle gonflent chaque jour les flux d’informations. « Les voitures actuelles produisent une quantité massive de données, fanfaronne le président de Ford, M. Mark Fields (Las Vegas, 6 janvier 2015) : plus de 25 gigaoctets par heure », soit l’équivalent de deux saisons de la série Game of Thrones. Des trajets aux paramètres de conduite en passant par les préférences musicales et la météo, tout atterrit sur les serveurs du constructeur. Et, déjà, des consultants s’interrogent : en échange, les conducteurs ne pourraient-ils pas négocier une ristourne (6) ?
Certaines forces sociales organisées et conscientes de leurs intérêts ont choisi d’élever le chapardage des données au rang de leurs priorités politiques. Par exemple les gros fermiers américains. Depuis plusieurs années, les engins agricoles bardés de capteurs moissonnent quantité d’informations qui permettent d’ajuster au mètre près l’ensemencement, les traitements, l’arrosage, etc. Début 2014, le semencier Monsanto et le fabricant de tracteurs John Deere ont, chacun de leur côté, proposé aux agriculteurs du Midwest de transmettre directement ces paramètres à leurs serveurs afin de les traiter.
Mais l’austère Mary Kay Thatcher, responsable des relations de l’American Farm Bureau avec le Congrès, ne l’entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs doivent savoir qui contrôle leurs données, qui peut y accéder et si ces données agrégées ou individuelles peuvent être partagées ou vendues », affirme-t-elle dans une vidéo pédagogique intitulée « Qui possède mes données ? ». Mme Thatcher redoute que ce matériel capté par les multinationales ne tombe entre les mains de spéculateurs : « Il leur suffirait de connaître les informations sur la récolte en cours quelques minutes avant tout le monde (7). » La mobilisation a porté ses fruits. En mars 2016, prestataires informatiques et représentants des fermiers s’accordaient sur des « principes de sécurité et de confidentialité pour les données agricoles », tandis qu’une organisation, la Coalition des données agricoles (Agricultural Data Coalition), mettait sur pied en juillet 2016 une ferme de serveurs coopérative pour en mutualiser le stockage.
De telles idées n’effleurent pas les dirigeants de l’Union européenne. En octobre 2015, une série de plaintes déposées par un étudiant autrichien contre Facebook pour non-respect de la vie privée a conduit à l’invalidation d’un arrangement vieux de vingt ans qui autorisait le transfert des données vers les entreprises américaines (le Safe Harbor ). L’Union aurait alors pu imposer aux géants du Web de stocker les informations personnelles des Européens sur le Vieux Continent. Elle s’est au contraire empressée de signer, début 2016, un nouvel accord de transfert automatique, l’orwellien « bouclier de confidentialité » (le Privacy Shield ), en échange de l’assurance par le directeur du renseignement national américain qu’aucune « surveillance de masse indiscriminée » ne serait pratiquée – promis-juré ! Il suffit ainsi d’allumer son téléphone mobile pour pratiquer l’import-export sans le savoir. Au moment où la bataille contre le grand marché transatlantique rassemble des millions d’opposants, la réaffirmation du libre-échange électronique n’a pas suscité de réaction particulière.
L’existence et l’ampleur de mobilisations sur ces thèmes aiguilleront l’avenir du « travail numérique » sur l’une des pistes qui déjà se dessinent. La première, celle d’une défaite sans combat, consacrerait le statut de l’usager-courtier de ses propres données. Selon ce modèle imaginé aux Etats-Unis au début des années 2010 par Jaron Lanier, informaticien et gourou de la réalité virtuelle, « dès qu’une personne contribue par quelque moyen et si peu que ce soit à une base de données, (…) elle recevra un nanopaiement proportionnel à l’ampleur de la contribution et à la valeur qui en résulte. Ces nanopaiements s’additionneront et fonderont un nouveau contrat social (8) ». Tous (nano)boutiquiers !
La deuxième voie est celle d’une reprise en main par les États. Depuis le début des années 2010 aux États-Unis et le renforcement de l’austérité, l’exaspération monte contre la grande évasion fiscale pratiquée par les entreprises de haute technologie. En marge des procédures ouvertes par le commissariat européen à la concurrence contre Google et des diverses enquêtes nationales pour fraude, l’idée a germé en France de taxer les entreprises technologiques sur la valeur générée par les données personnelles. Dans leur rapport sur la fiscalité du secteur numérique, les hauts fonctionnaires Nicolas Colin et Pierre Collin militent pour que « la France recouvre un pouvoir d’imposer les bénéfices issus du “travail gratuit” des internautes localisés sur le territoire français » selon le principe du « prédateur-payeur » (9).
S’appuyant sur cette méthode, le sociologue Antonio Casilli a proposé que cette taxe finance un revenu inconditionnel de base. Ce dernier, explique-t-il, serait envisagé à la fois « comme levier d’émancipation et comme mesure de compensation pour le digital labor (10) ». La métamorphose de la question des données personnelles en une question politique progressiste trouve ici une formulation. On peut en imaginer d’autres, qui reposeraient non plus sur la marchandisation, mais sur la socialisation.
Dans les domaines du transport, de la santé, de l’énergie, les informations de masse n’ont jusqu’ici servi qu’à mettre en musique l’austérité en réalisant des économies. Elles pourraient tout aussi bien contribuer à améliorer la circulation urbaine, le système sanitaire, l’allocation des ressources énergétiques, l’éducation. Plutôt que de migrer par défaut outre-Atlantique, elles pourraient échoir par obligation à une agence internationale des données placée sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Des droits d’accès différenciés étageraient la possibilité de consultation et d’usage : automatique pour les individus concernés; gratuite mais anonymisée pour les collectivités locales, les organismes de recherche et de statistique publics; possible pour les animateurs de projets d’utilité collective non commerciaux.
L’accès des acteurs privés à la précieuse matière première serait en revanche conditionné et payant : priorité au commun, et non plus au commerce. Une proposition connexe, mais envisagée à l’échelon national, dans une optique de souveraineté, a été détaillée en 2015 (11). Une agence internationale présenterait l’avantage de regrouper d’emblée autour de normes strictes un ensemble de pays sensibles aux questions de confidentialité et désireux de contester l’hégémonie américaine.
Une colère qui se trompe d’objet
L’élan nécessaire pour populariser une propriété et un usage socialisés des données se heurte encore au sentiment d’infériorité technique qui conjugue le « C’est trop complexe » au « On n’y peut rien ». Mais, malgré sa sophistication et son lexique emberlificoté, le domaine numérique n’est pas détaché du reste de la société, ni placé en apesanteur politique. « Nombre de concepteurs d’Internet déplorent le devenir de leur créature, mais leur colère se trompe d’objet, observe le critique Evgeny Morozov : la faute n’incombe pas à cette entité amorphe, mais à la gauche, qui s’est montrée incapable de proposer des politiques solides en matière de technologie, des politiques susceptibles de contrecarrer l’innovation, le “bouleversement”, la privatisation promus par la Silicon Valley (12). »
La question n’est plus de savoir si un débat émergera autour du contrôle des ressources numériques, mais si des forces progressistes prendront part à cet affrontement. Des revendications comme la réappropriation démocratique des moyens de communication en ligne, l’émancipation du travail numérique, la propriété et l’usage socialisés des données prolongent logiquement un combat vieux de deux siècles. Et déjouent le fatalisme qui situe inéluctablement l’avenir au croisement de l’État-surveillant et du marché prédateur.