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“En attendant les robots” sélection du mois de La Recherche (janv. 2019)

La Recherche, no. 543, mardi 1 janvier 2019, p. 90 

Sélection du mois

Sociologie

En attendant les robots
Gautier Cariou

En 2013, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, chercheurs en intelligence artificielle (IA) à l’université d’Oxford, publient une étude évaluant ses effets sur l’emploi aux États-Unis. Le couperet tombe : 47 % des emplois seraient menacés. Cette estimation a de quoi inquiéter. Mais, pour le sociologue AntonioCasilli, ce « grand remplacement » est l’arbre qui cache la forêt. L’auteur remet en cause cette idée même, rappelant que les intelligences artificielles ne sauraient se passer d’une aide humaine. En effet, pour être performants et créer de la valeur pour les plateformes numériques, les algorithmes d’apprentissage ont besoin de petites mains qui produisent et nettoient les données avant de les en abreuver. Quand il n’est pas réalisé gratuitement par les utilisateurs des plateformes, ce travail est assuré par des « tâcherons du clic », des personnes dont l’activité consiste à annoter des images, filtrer des vidéos, traduire des bouts de phrases, « liker » des pages… Souvent délocalisé dans les pays du Sud et rémunéré quelques centimes la tâche, il est organisé par différents acteurs, comme Amazon Mechanical Turk, service permettant de recruter des centaines de milliers de « turkers ». Cette dénomination fait référence au Turc mécanique, un automate joueur d’échecs mis au point au XVIIIe siècle, mais qui n’était qu’une habile illusion : une personne cachée à l’intérieur jouait les coups. Les turkers seraient quarante à plusieurs centaines de millions, travaillant dans l’ombre des IA. Dès lors, le problème n’est pas tant la disparition du travail que sa profonde mutation et sa dégradation.

La « plateformisation » des activités bouleverse ainsi le rapport au travail et la configuration salarié-entreprise : les plateformes n’offrent pas d’emplois à des salariés, mais des tâches à des contributeurs « décrits comme des sous-traitants et des indépendants, voire des producteurs-consommateurs et des passionnés » . Cette enquête sociologique dense et engagée montre l’envers du décor de l’automation et de la plateformisation de nos sociétés. Une mise au point salutaire dans l’écosystème numérique, où les discours, empreints de novlangue à la tonalité optimiste, anesthésient toute velléité critique. 

Dans La Recherche (Le Blog des livres)

L’historien Vincent Duclert annonce la parution de Les liaisons numériques d’Antonio Casilli (Seuil, 2010) dans le blog Livres de La Recherche.

“Détournant la célèbre sentence attribuée, tel un mythe tenace, à André Malraux, on pourrait écrire que le XXIe siècle sera numérique ou ne sera pas *. La révolution numérique est en tout cas bien engagée et avec elle l’émergence de sociabilités inédites dont l’une des plus frappantes est l’échange amoureux via Internet. Antonio A. Casilli, chercheur au centre Edgar Morin à Paris, a étudié ces nouvelles relations sociales, constitutives d’une véritable société, et il l’a fait à partir d’une importante documentation dont des entretiens avec des acteurs ou des consommateurs du monde virtuel (Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 335 p., 20 €). Ce sociologue observe particulièrement les évolutions du Web à partir de son blog de recherche Bodyspacesociety.eu. A noter aussi que son ouvrage est en version e-book disponible via la plateforme EDEN.”