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La déconnexion selon les GAFAM : une stratégie de distraction (Le Figaro, 11 mai 2018)

Dans Le Figaro, Elisa Braun se penche sur les nouvelles fonctionnalités introduites par Google pour aider les utilisateurs Android à se déconnecter. Interviewé par la journaliste, voilà mon commentaire :

“La déconnexion n’est pas qu’une mode ou un mouvement des élites technologiques. Les études sérieuses se multiplient sur les effets nocifs des écrans sur le sommeil, le développement cognitif des enfants en bas âge et la surexposition. Chacun peut aussi ressentir la saturation en regardant son centre de notifications ou la quantité de mails non désirés sur sa messagerie. Mais le premier domaine dans lequel l’excès de connexion a été strictement encadré est en fait celui du travail. Voté dans le cadre de la loi Travail, dans le nouvel article L2242-8 du Code du travail, ce droit à la déconnexion est entré en vigueur au 1er janvier 2017. Il concerne les entreprises de plus de 50 salariés. Afin d’assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les entreprises concernées doivent mettre en place «des instruments de régulation de l’outil numérique», souligne le législateur.

Mais la question du travail a progressivement été écartée des débats sur la déconnexion. «Les applications de déconnexion existent depuis plusieurs années, à l’image de Freedom. Elles étaient auparavant rangées dans la catégorie «productivité» sur les magasins d’applications, et sont désormais passées dans la catégorie «bien être»» note ainsi Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris Tech et à l’EHESS. Pour ce spécialiste du «digital labor», la question de la déconnexion n’a pourtant pas tant à faire avec le bien-être que mettent en avant les équipes marketing de Google. «Ces entreprises invisibilisent le travail, accuse Antonio Casilli. Leurs nouvelles fonctionnalités prétendent nous libérer de l’injonction à l’hyper-connexion qu’elles ont elles-mêmes créée. Mais leur réponse reprend toutes les métriques de la productivité: temps d’affichage, nombre de clics… Elles installent une énième couche d’attention pour nous faire intérioriser le fait qu’une fois que nous sortons de ce mode de déconnexion, nous devons répondre à tant de mails en tant de secondes autorisées».

La déconnexion serait-elle paradoxalement en train de devenir un leurre pour nous faire plus travailler? «Il y a des positions de bonne foi sur la déconnexion, comme celle qui consiste à veiller à ne pas créer de nouvelles heures supplémentaires aux travailleurs jugés d’astreinte à cause de la pollution de notifications de ces sites.» nuance Antonio Casilli. Mais les intentions d’un Google ne sont pas forcément du même acabit. En attirant l’attention sur cette question de l’hyper-connexion, Google ou Facebook trouvent aussi un bon sujet de préoccupation collective autour de la réglementation des technologies. Un sujet nettement moins fâcheux, par exemple, que celui des données personnelles qu’ils exploitent. Et un sujet qu’ils peuvent maîtriser, sur lequel ils peuvent imposer leurs normes et leurs discours. Avec ces nouvelles fonctionnalités de contrôle sur lesquelles Google a pleinement la main, le géant s’arroge ainsi le droit de devenir celui qui contrôle où et comment l’attention est répartie, tout en laissant l’impression à l’utilisateur de recouvrer sa liberté. Alors qu’il l’empêche un peu plus de partir.”

Capitalisme des plateformes : interview dans L’Humanité (26 mai, 2016)

Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » !

Entretien réalisé par Pia de QuatreBarbes
Jeudi, 26 Mai, 2016
Humanité Dimanche

Photo : AFP

Pour Antonio A. Casilli, professeur à Télécom ParisTech et chercheur associé à l’EHESS, le capitalisme de plateforme pousse le travail en dehors de l’entreprise. Et surtout, il reporte tous les risques sur le seul travailleur. Entretien.

HD. Pourquoi refusez-vous ce terme d’ubérisation ?

Antonio Casilli. Avant tout parce que c’est un terme de communicants du CAC 40. Il faudrait plutôt mobiliser le concept de « plateformisation ». La plateforme réalise un appareillement algorithmique entre différents groupes humains. Elle met en communication consommateurs et producteurs, travailleurs et recruteurs… C’est un changement de paradigme qui s’étend à toutes les réalités productives. Même les grandes entreprises para-étatiques sont poussées à l’adopter, à travers les initiatives de numérisation, comme celle d’EDF (par exemple le compteur Linky) ou de La Poste. Elles cherchent à se transformer en gestionnaires de flux de données et opérateurs de cette mise en relation de différents groupes humains.

HD. Quelles sont les conséquences sur le travail ?

A. C. On assiste à un phénomène d’éviction des forces productives. Les plateformes poussent l’activité travaillée en dehors de l’entreprise. Elle est effectuée au sein d’un écosystème dans lequel tout le monde est mis sous le régime du travail : les sous-traitants, mais aussi les consommateurs. C’est un travail qui peine à se faire reconnaître, déguisé sous les appellations « socialisation », « partage », « collaboration ». Le travailleur, lui, doit apporter ses moyens de production : son véhicule, son logement, son vélo… Cette responsabilité de se doter de ressources matérielles lui revient. C’est un nouveau travail à la pièce, régi par les plateformes. Nous assistons à une véritable « tâcheronisation numérique ».

Le capitalisme de plateforme reporte sur le travailleur le risque de fluctuation du marché. Si l’activité est interrompue à cause d’une baisse des commandes, l’entreprise ne fait finalement qu’arrêter de donner du travail. Ce risque du marché était la responsabilité historique de l’entrepreneur. Or les plateformes ne le prennent plus, elles s’affichent comme de simples intermédiaires.

La sociologue américaine Gina Neff l’appelle le « venture labour », le « travail risque », constamment soumis au péril de ne pas pouvoir approcher la rémunération promise. C’est le cas des plateformes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk (une traduction ou une identification de photos, payées enmoyenne 1,7 euro l’heure – NDLR).

HD. C’est un retour au XIXe siècle sous les airs de la modernité…

A. C. Oui, on est en train de répéter une histoire qui consiste à réaffirmer les droits fondamentaux pour des personnes, non reconnues comme travailleurs. Une plateforme comme Uber ne licencie plus ses travailleurs, elle les « désactive ». Car, pour Uber, il ne s’agit plus d’un salarié, mais d’une figure professionnelle beaucoup plus ambiguë. Nous ne sommes plus dans des situations d’emploi formel, mais de travail implicite.

HD. Comment reconnaître ce travail implicite ?

A. C. Les plateformes présentent souvent l’activité comme ludique, mais il y a toujours quatre éléments qui relèvent de l’activité travaillée classique. D’abord, elle produit de la valeur. Deuxième critère, il y a un encadrement contractuel, notamment sous la forme des conditions générales d’usage. Elles établissent qui fait quoi pour qui et qui profite des activités sur la plateforme. Autre élément : le traçage. Nous sommes soumis à des métriques de performance comme le temps de connexion, le nombre de contacts, la réputation.

Le dernier aspect, de plus en plus visible, est la dimension de subordination. Le système légal français ne reconnaît que la subordination juridique. Mais, dans d’autres pays, la loi a introduit la notion de la parasubordination : la dépendance économique, les sujétions particulières… En France, on ne voit pas qu’une subordination aujourd’hui s’installe à travers l’utilisation du système technique même. Le chef donneur d’ordres a été remplacé par l’algorithme envoyeur de notifications. C’est lui qui dit au chauffeur Uber où aller, au coursier Deliveroo où livrer.

« Qu’est-ce que le digital labor ? » d’Antonio A. Casilli et Dominique Cardon, éditions INA, 2015.

Source: Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » ! | L’Humanité