owni

"Tweetclash : Nadine Morano contre Sophocle" : interview d'Antonio Casilli (Owni, 02 juillet 2012)

Quel est le sens caché du tweetclash ? Une simple version 2.0 des flamewars des forums de discussion des années 1990 ou bien une “tragédie grecque en 140 caractères” ? Sur Owni, Claire Berthelemy et Pierre Leibovici interviewent Antonio Casilli, sociologue et auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Editions du Seuil).

Guerre et tweet

Sur la planète Twitter, surgissent de temps à autre des conversations qui dérapent ou des affronts interpersonnels qui prennent les dimensions d’une guerre. Jamais étudiés jusqu’à présent, ces tweet clashes sont pourtant de plus en plus médiatisés. Dans un entretien avec Owni, le chercheur Antonio Casilli identifie le sens caché de ces joutes publiques.

Twitter, un îlot de partage, de pacifisme et de bienfaisance… Cette conception idéale du réseau de micro-blogging semble avoir fait son temps. Car, de plus en plus, le gazouillis s’énerve.

19 mai 2012, Audrey Pulvar interroge Harlem Désir sur le plateau de l’émission de France 2 On n’est pas couché. Le journaliste Jean Quatremer1 lance alors une courte joute verbale sur Twitter :

Clairement mise en cause, Audrey Pulvar réagit. S’entame alors une guerre entre les deux twittos, sous les yeux de leurs quelques milliers de followers.

Autre exemple ce lundi 2 juillet, et dans un autre registre, avec les journalistes Denis Brogniart et Pierre Ménès. Les deux hommes s’affrontaient sur l’annonce du départ de Laurent Blanc de son poste de sélectionneur des joueurs de l’équipe de France après une provocation de Pierre Ménès:

Le débat est suivi par des milliers d’internautes qui défendent tour à tour l’un ou l’autre des protagonistes. Bienvenue dans l’ère du tweet clash ! Un phénomène qui voit s’affronter deux abonnés sur Twitter en seulement quelques minutes et, conformément à la règle, pas plus de 140 caractères. Un phénomène, aussi, qui mélange les codes ancestraux de la conflictualité humaine à ceux du réseau des réseaux. Un phénomène, surtout, qui n’a jamais eu droit à une analyse sociologique. Antonio Casilli2, maître de conférence à l’Institut Mines Telecom et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), déchiffre le phénomène. Interview pacifique.

Est-ce que tout est nouveau dans le tweet clash ?

Pas tout à fait. D’après moi, le tweet clash s’inscrit dans la continuité de ces formes de conflictualité en ligne que l’on connait depuis les années 1990. A une époque, on les appelait les “flame wars”, ces batailles entre internautes sur des vieux forums de discussion ou sur Usenet. Un utilisateur provoquait un groupe d’autres utilisateurs, qui à leur tour argumentaient par de longues réponses. L’échange pouvait durer des jours, voire plusieurs mois.

J’aurais tendance à dire que les tweet clash sont une sorte de réédition de ces “flame wars”, mais à une cadence beaucoup plus rapide. Et avec beaucoup moins d’asymétrie entre locuteurs, bien sûr. Seulement quelques minutes, parfois quelques secondes, entre deux tweets… Le temps de latence entre le message agressif de celui qui lance l’attaque et la réponse de son interlocuteur se fait bien plus court et la bataille elle-même est plus brève. C’est en cela que le tweet clash est un fait inédit. Sa temporalité est plus dense, plus concentrée.

D’un autre côté, on n’a pas affaire au même public qu’il y a vingt ans…

Exactement ! La question du public est très intéressante, mais je l’élargirais même à celle des acteurs sociaux qui composent le cadre de l’affrontement entre deux personnes sur Twitter.

Le tweetclash est une tragédie grecque où les répliques font à peine 140 caractères. Tous les éléments du genre tragique sont réunis : un protagoniste, un “antagoniste”, un chœur et, enfin, le public. Le chœur, c’est un noyau d’individus qui permettent de comprendre pourquoi deux personnes se disputent, ils donnent les éléments de contexte du tweet clash.

Le meilleur exemple de contextualisation d’une dispute sur Twitter, c’est le hashtag. Il est avant tout une étiquette posée sur une conversation, un titre qui permet de la décrire et en même d’en agréger les morceaux. Mais il sert aussi pour donner le pouls de la situation ou pour faire des petits apartés sans pour autant interrompre le flux du tweetclash. Exactement comme le chœur des tragédies de Sophocle, les twittos résument, glosent, prennent parti…

Ceci est aussi lié à la taille d’un média généraliste comme Twitter, où le public est bien plus large que du temps des “flame wars”. Et à la “structure de son graphe social“, qui rappelle un archipel de petits groupes de locuteurs. Malgré la promesse commerciale de “pouvoir poser des questions à n’importe quelle personnalité sans intermédiation”, la grande masse des usagers est davantage en position d’observation. Mais quand les passions humaines se déchaînent le temps d’un tweetclash, ils sortent de cette passivité.

Comment expliquez-vous cette passion des uns pour le conflit avec les autres ?

Et bien justement, c’est un mécanisme qui permet de ne pas être des simples spectateurs. Pendant un affrontement en ligne, les usagers qui composent le public sont animés par l’envie d’être parties prenantes. Parce qu’il ne s’agit pas tant d’un “conflit” mais de “discorde”. La discorde, c’est un moyen de jouer du fait d’être dans l’espace public. Dans la Grèce antique, la discorde était une des forces motrices de la démocratie. Ses manifestations – parfois destructrices – permettaient de faire venir à la surface des tensions et des intérêts qui seraient restés autrement inexprimés. Et, dans la forme idéale de la démocratie athénienne, cette discorde s’harmonisait pour finalement donner une polyphonie politique.

Dans nos démocraties contemporaines, la situation est tout à fait différente : on n’assume pas que quelqu’un puisse être en désaccord avec nous. Tout le jeu politique moderne est basé sur la recherche de consensus et de compromis. De ce point de vue, le tweet clash peut être lu comme la résurgence d’une forme de discorde démocratique ancienne. Ce qu’on cherche avant tout, à travers l’expression des passions politiques et personnelles, c’est à convaincre les autres du bien-fondé de nos positions. Tout cela aboutit donc à une manifestation – du désaccord – qui aide à caractériser les positions parfois trop floues des hommes politiques.

Pour vous, en fait, le tweet clash est une sorte de continuité du débat démocratique sur le réseau ?

Je dirais plutôt que le tweet clash théâtralise un débat démocratique en pleine mutation. Aujourd’hui, le maître-mot est transparence. Et les hommes politiques utilisent le tweet clash comme une occasion pour donner l’impression d’être transparents dans leurs désaccords, et ainsi multiplier leurs chances de se démarquer.

Soyons clairs, Twitter est bien plus passionnant et dramatique, au sens grec du terme, qu’une émission sur La Chaine Parlementaire. Lors d’un tweet clash, on met en scène les passions et on personnalise donc sa position sur tel ou tel enjeu politique. Exemple, Nadine Morano twitte une énorme bêtise et un opposant réagit. Il y a une sorte de déclaration de guerre mais aussi un objectif : celui qui déclare la guerre veut avoir raison. À l’issue de cette guerre, le public et les médias, qui créent une caisse de résonance, vont décider qui des deux avait raison.

Bien sûr, il y a un écho différent entre un clash qui concerne des personnes médiatisées ou publiques et celui qui concerne le citoyen lambda. Pour ces derniers, les échanges restent plus ou moins en ligne le temps nécessaire pour que Twitter se renouvelle et fasse disparaître ces propos. Dans le cas des célébrités, l’issue est autre : par exemple, l’auteur décide de retirer ce qu’il avait dit au départ du clash. Le fait qu’un message soit retiré ou pas est un très bon indicateur de l’issue d’un tweetclash. Le message initial représente le casus belli, l’acte de guerre. Le fait de le retirer équivaut à une forme de reddition. Il signe la défaite.

En même temps, tout le monde n’a pas envie de montrer ses opinions politiques sur le réseau. Est-ce qu’on peut faire des portraits-type de tweetclasheur ?

J’aurais plutôt tendance à classer les individus qui s’adonnent à des tweet clash sur la base des stratégies qu’ils mettent en place. Il ne faut pas croire que le côté passionnel du tweet clash évacue complètement les éléments de rationalité stratégique. Au contraire, ces affrontements sont très raisonnés, moins improvisés qu’on ne le croie. Évidemment, il y a des moments où ça dérape, où l’action échappe aux interlocuteurs, mais on doit tout de suite supposer qu’il y a derrière ce dérapage une intentionnalité et une rationalité de l’acteur.

Dès lors, pour faire une sorte de typologie des tweet clasheurs, il faut s’interroger sur leur réseau personnel respectif, sur leur cercle de connaissances, c’est-à-dire sur leurs followers et ceux qu’ils “followent”.

Quelqu’un dont le réseau est très peu développé, qui suit et est suivi par des personnes de son milieu social, ira plutôt chercher le clash avec quelqu’un qu’il ne connaît pas. Dans ce cas, on est plutôt dans une logique de trolling, de l’inconnu qui vient vous déranger avec des propos forcément décalés parce qu’il est traversé par des préoccupations personnelles ou sociales qui sont éloignées des vôtres.

Mais d’autres usagers affichent des comportements, et des structures relationnelles, très différents. Si on regarde le profil d’un homme politique ou d’une personnalité médiatique, on se retrouve face à quelqu’un qui a un réseau forcément très élargi, avec des personnes qu’il ne “maîtrise” pas toujours. Il n’a pas besoin de s’éloigner pour rechercher le clash : ceci aura lieux chez lui, pour ainsi dire, dans son cercle de followers. Ces clashs sont différents, ils sont plutôt des prolongements d’échanges professionnels, à la limite. Mais ils ne sont pas avec des inconnus, ils sont avec des personnes avec qui ils partagent un certain point de vue, un noyau de compétences, de valeurs…

C’est pourquoi, si Audrey Pulvar s’en prend à un journaliste de Libération, le tweet clash aura lieu entre deux personnes qui se connaissent et dont les cercles de connaissances se recoupent. Le tout est basé sur un type de stratégie affichée. Alors que dans le type d’attaque qui se fait entre deux personnes n’appartenant pas à la même sphère ou au même réseau, il y a forcément un élément d’impertinence, de manque de conscience des enjeux de la dispute.
En parlant d’homme ou de femme politique, comment être sûr de l’identité de celui qui prend part à un tweet clash ?

En fait, il faut toujours se poser cette question : “qui parle au travers d’un fil Twitter” ? La question peut paraitre simple. Mais, sur Twitter, on part du principe que malgré le grand nombre de pseudonymes et de noms fantaisistes, les personnes qui parlent sont celles qu’elles disent être.

Les interactions sur Twitter valident l’authenticité de celui qui parle. Même les comptes officiels de certains personnages publics qui sont alimentés par des équipes de comm’, doivent inventer des stratagèmes pour vaincre la méfiance, pour induire une “suspension volontaire de l’incrédulité” des autres usagers. Par exemple, sur le compte du président des Etats-Unis, il est précisé que les tweets signés “BO” sont rédigés par Barack Obama en personne.

Le tweet-clash participe de cet effet d’authenticité au fur et à mesure que l’on s’engage dedans. C’est un outil de validation de l’identité de celui qui twitte. On a la preuve que c’est bien lui qui parle. Sa passion constitue le gage de son identité.

À qui feriez-vous plus confiance : à quelqu’un dont le discours reste toujours figé, ou bien à quelqu’un qui de temps à autre se laisse aller à une saine colère ? Je ne serais pas surpris qu’on révèle, d’ici quelques années, que certains clashs étaient des mises en scène pour valider les identités des propriétaires de leurs comptes Twitter, pour les montrer sous un jour plus humain, plus accessible.

"Les trolls court-circuitent l'espace public" : tribune d'Antonio Casilli sur Owni (26 juin 2012)

Sur le site d’information Owni, une tribune d’Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil), sur les formes de la conflictualité en ligne, la liberté d’expression – et les trolls. (Texte initialement paru en anglais sur le blog Bodyspacesociety, traduction de Guillaume Ledit).

Les trolls, ou le mythe de l’espace public

Les trolls, ces héros. Pour le sociologue Antonio Casilli, les fameux perturbateurs de communautés en ligne sont plus que de simples utilisateurs d’Internet aigris. Méprisés par les commentateurs autorisés, ils contribuent en effet à repenser l’espace public.

Au Royaume-Uni, la Chambre des communes a récemment mis au vote un amendement du “British Defamation Bill1 spécifiquement destiné à s’attaquer aux trolls2 sur Internet. L’amendement prévoit de contraindre les fournisseurs d’accès ou les propriétaires de sites web à révéler l’adresse IP et les informations personnelles des utilisateurs identifiés comme auteurs de “messages grossiers”3. Rien que de très habituel : à chaque fois qu’une information liée aux technologies de l’information et de la communication attire l’attention du public, les législateurs britanniques sortent une loi ad hoc de leur chapeau. De préférence, une loi qui méprise bêtement la vie privée et la liberté d’expression.

Pourquoi les médias ont peur des trolls ?

Dans un effort remarquable de bercer le public d’une compréhension faussée des cultures numériques, le Guardian a consacré une session spéciale à cet étrange phénomène dans son édition du 12 juin. La pièce de résistance, intitulée “What is an Internet troll ?”, est signée Zoe Williams.

Un article concocté à partir de l’habituelle recette des médias dès qu’il s’agit d’aborder le sujet : une pincée de professeur de psychologie livrant ses déclarations profondes sur “l’effet désinhibant” des médias électroniques, un zeste de journaliste pleurnichant sur la baisse du niveau d’éducation et sur les propos incitant à la haine omniprésents, et un gros morceau d’anecdotes tristes concernant de quelconques célébrités au sort desquelles nous sommes censés compatir.

La conclusion de cet essai qui donne le ton (“Nous ne devrions pas les appeler ‘trolls’. Nous devrions les appeler personnes grossières.”) serait sans doute mieux rendue si elle était prononcée avec la voix aiguë de certains personnages des Monty Pythons. Comme dans cet extrait de La vie de Brian :

Les autres articles oscillent entre platitudes (“Souvenez-vous : il est interdit de troller” – Tim Dowling “Dealing with trolls: a guide”), affirmations techno déterministes sur la vie privée (“L’ère de l’anonymat en ligne est sans doute bientôt terminée” – Owen Bowcott “Bill targeting internet ‘trolls’ gets wary welcome from websites”), et pure pédanterie (“Le terme a été détourné au point de devenir un de ces insipides synonyme” – James Ball “You’re calling that a troll? Are you winding me up?”). On trouve même un hommage pictural au tropisme familier de l’utilisateur-d’Internet-moche-et-frustré, dans une galerie d’ “importuns en ligne” croqués par Lucy Pepper.

Évidemment, les médias grand public n’ont pas d’autre choix que d’appuyer l’agenda politique liberticide du gouvernement britannique. Ils doivent se défendre de l’accusation selon laquelle ils fournissent un défouloir parfait aux trolls dans les sections consacrées à la discussion de leurs éditions électroniques. Ils ont donc tracé une ligne imaginaire séparant la prose exquise des professionnels de l’information des spéculations sauvages et des abus de langages formulés par de détestables brutes.

La journaliste du Guardian Zoe Williams est tout à fait catégorique : elle est autorisée à troller, parce qu’elle est journaliste et qu’elle sait comment peaufiner sa rhétorique.

Bien sûr, il est possible de troller à un niveau beaucoup moins violent, en parcourant simplement les communautés dans lesquelles les gens sont susceptibles de penser d’une certaine manière. L’idée est d’y publier pour chercher à les énerver. Si vous voulez essayer ce type de trolling pour en découvrir les charmes, je vous suggère d’aller dans la section “Comment is Free” du site du Guardian et d’y publier quelque chose comme : “Les gens ne devraient pas avoir d’enfants s’ils ne peuvent pas se le permettre financièrement”. Ou : “Les hommes aiment les femmes maigres. C’est pour ça que personne ne pourra me trouver un banquier avec une grosse. QUI POURRA ?” Ou : “Les hommes aiment le sexe. Les femmes les câlins. ASSUMEZ-LE”. Bizarrement, je me sens un peu blessée par ces remarques, bien que ce soit moi qui les aies faites.

Les facteurs sociaux du trolling ne devraient pas être sous-estimés

En tant que citoyen responsable et universitaire qui étudie les interactions conflictuelles en ligne depuis quelques années (cf ici, ici, et ici), je considère ces procédés narratifs des médias comme hautement malhonnêtes et mal informés.

Dès que les trolls sont représentés dans les médias, leurs actions sont habituellement explicitées en termes de “perversion”, “narcissisme”, “désinhibition”. De telles notions, appartenant au domaine de la psychologie clinique, dissimulent les facteurs sociaux sous-jacents du trolling. Ce type de comportement en ligne n’est pas un phénomène individuel. Au contraire, c’est un processus social : on est toujours le troll de quelqu’un.

De plus, le trolling a une dimension collective. Les gens trollent pour provoquer des modifications dans le positionnement structurel des individus au sein des réseaux. Certains le font pour acquérir une position centrale, en attirant l’attention et en gagnant quelques “followers”. D’autres pour renvoyer leurs adversaires aux marges d’une communauté en ligne. Parfois, le trolling est utilisé pour contester l’autorité des autres et remodeler les hiérarchies établies dans les forums de discussions ou les médias en ligne. De ce point de vue, malgré leur attitude perturbatrice, les trolls peuvent aider les communautés en ligne à évoluer – et les cultures numériques à développer de nouveaux contenus et de nouveaux points de vue.

Espace public fantasmatique

Le trolling est un phénomène complexe, qui découle du fait que les structures sociales en ligne sont fondées sur des liens faibles. Les loyautés, les valeurs communes ou la proximité émotionnelle ne sont pas toujours essentielles. Surtout lorsqu’il s’agit de rendre possible en ligne de nouvelles sociabilités en mettant en contact les utilisateurs avec de parfaits inconnus. C’est l’effet principal du web social, et c’est aussi ce qui rend le trolling possible : les “parfaits inconnus” sont souvent loin d’être parfaits. Par conséquent, le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur Internet, mais comme l’une de ses facettes. Et les politiques ne peuvent le congédier ou le réprimer sans brider l’une des sources principales de changement et d’innovation de la sociabilité en ligne : le fait d’être confronté à des contenus, postures ou réactions inhabituels. Les ripostes sévères suscitées par les trolls à l’échelon politique doivent êtres analysées comme des ouvertures vers des problèmes et des paradoxes sociaux plus larges.

Essentiellement, l’amendement proposé à cette loi sur la diffamation est une démonstration de force d’un gouvernement qui doit prouver qu’il peut encore contrôler l’expression en ligne. Histoire de tenir la promesse de l’accès au débat démocratique pour un maximum de citoyens, dans une situation d’incertitude maximale. En ce sens, le trolling menace de court-circuiter et de remodeler, de façon dialectique et conflictuelle, les espaces de discussion civilisés (ndlr : polis) que les démocraties modernes considèrent toujours comme leur espace politique idéal. L’existence même de trolls anonymes, intolérants et aux propos décalés témoigne du fait que l’espace public (défini par le philosophe allemand Jürgen Habermas comme un espace gouverné par la force intégratrice du langage contextualisé de la tolérance et de l’apparence crédible.) est un concept largement fantasmatique.

“L’objet de cet espace public est évident : il est censé être le lieu de ces standards et de ces mesures qui n’appartiennent à personne mais s’appliquent à tout le monde. Il est censé être le lieu de l’universel. Le problème est qu’il n’y a pas d’universel – l’universel, la vérité absolue, existe, et je sais ce que c’est. Le problème, c’est que vous le savez aussi, et que nous connaissons des choses différents, ce qui nous place quelques phrases en arrière, armés de nos jugements universels irréconciliables, apprêtés mais sans nulle part où obtenir un jugement d’autorité. Que faire ? Eh bien, vous faites la seule chose que vous pouvez faire, la seule chose honnête : vous affirmez que votre universel est le seul véritable, même si vos adversaires ne l’acceptent clairement pas. Et vous n’attribuez pas leur esprit récalcitrant à la folie, ou à la pure criminalité – les catégories publiques de condamnation – mais au fait, bien que regrettable, qu’ils soient sous l’emprise d’une série d’opinions erronées. Et il vous faut abandonner, parce que la prochaine étape, celle qui tend à prouver l’inexactitude de leurs opinions au monde, même à ceux qui sont sous leur emprise, n’est pas une étape possible pour nous, humains finis et situés.

Il nous faut vivre en sachant deux choses : que nous sommes absolument dans le juste, et qu’il n’y a pas de mesure globalement acceptée par laquelle notre justesse peut être validée de façon indépendante. C’est comme ça, et on devrait simplement l’accepter, et agir en cohérence avec nos opinions profondes (que pourrait-on faire d’autre?) sans espérer qu’un quelconque Dieu descendra vers nous, comme le canard dans cette vieille émission de Groucho Marx, et nous dire que nous avons prononcé le mot juste.”

Stanley Fish, Postmodern warfare: the ignorance of our warrior intellectuals, Harper’s Magazine, Juillet 2002

"Rupture amoureuse et réseaux sociaux" : Antonio Casilli interviewé dans Owni (26 févr. 2011)

Dans Owni.fr, la journaliste Julia Vergely se penche sur la difficulté de rompre un lien amoureux dans un contexte de saturation informationnelle. Interviewé, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques (Seuil) apporte un éclairage en termes d’analyse culturelle et de théorie des réseaux. La conclusion ? Avec le nombre encore plus important de liens que créent les réseaux sociaux, la rupture ne doit plus seulement être physique, mais également numérique.

Si comme Antonio Casilli, chercheur et auteur des Liaisons numériques (paru au Seuil), on considère que les usages numériques sont un prolongement de la sociabilité dans la mesure où ils complètent l’interaction, on voit où le bât blesse. Mais pour le chercheur, les liens entretenus dès lors sont différents: “Avant Internet, dans la suite d’une rupture, prendre des nouvelles de son ex revenait à réaffirmer qu’un lien fort existait deux personnes. Avec Internet il n’est plus besoin de réaffirmer clairement ce lien. On peut continuer à entretenir une interaction, mais il s’agira d’un lien beaucoup plus faible, basé sur des signaux fragmentés. Le stalker, celui qui traque, se contentera d’une observation passive ou même d’un suivi flottant. Cette articulation entre éléments forts et faibles est peut-être une manière plus souple d’articuler une dynamique relationnelle (…) Les deux ruptures doivent être négociées ensemble. La première phase est la rupture réelle, qui se fait en face à face ou au téléphone, la deuxième rupture se fait sur les usages en ligne: on bloque sur MSN, on “défriende” sur Facebook, etc. La troisième phase est celle qui consiste à arrêter d’aller se renseigner sur ses ex. C’est un acte volontaire d’aller chercher des informations, mais nous vivons dans un environnement cognitif dense, plein de traces numériques, parfois elles viennent vers nous.”

La mort vous Web si bien : Antonio Casilli sur OWNI (7 févr. 2011)

La vie, la mort et le transhumanisme : sur OWNI la journaliste Jessica Chekroun interviewe le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil).

N’y a t’il pas une dichotomie entre l’immortalité par la cryogénisation, et ce fantasme de l’avatarisation ?

Au contraire, je dirai qu’il y a une continuité. Le sens que je cherche à donner à cette restitution historique, est justement qu’il y a une relation de correspondance très forte dans la tradition transhumaniste entre l’idée de vivre éternellement et l’idée de vivre en tant qu’alter-ego numérique. Parce que, à un moment historique, dans les années 90 il y a eu cette confluence, cette fixation entre deux thématiques, grâce à cette idée de l’uploading, du télèchargement du corps et de sa modélisation 3D. Même si c’était un mythe, le fait de vivre éternellement en tant qu’être virtuel était présenté comme la démarche à la portée de tout le monde parce que se connecter à internet était à la portée de tout le monde. […] Ces mythes correspondaient à une phase utopique de la culture des technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, tout le monde s’est rendu compte que même les usagers qui possèdent un avatar sur Second Life ne sont pas là pour vivre éternellement. On s’est très très vite heurté à la réalité des faits. Nous avons à faire à des technologies qui sont techniquement limitées. Nous vivons un moment historique dans lequel, malgré l’analyse très pertinente d’Evgeny Morozov, « l’illusion internet » ( « The Net Delusion » ) nous a abandonné. Les grands mythes tombent. Même si la phase utopique de la culture numérique est passée, les transhumanistes continuent à exister, à être extrêmement actifs. Il ne faut pas penser les transhumanistes comme inextricablement liés aux TIC. Ils ont tout un éventail technologique sur lequel ils travaillent , ils investissent, et en lequel il posent leur confiance. Par exemple, ils ont beaucoup travaillé sur les nanotechnologies, sur les questions de bio-éthique. Et puis encore une fois, il y a aussi cette question de comment garantir à un nombre croissant de personnes des enjeux de justice sociale.

Dans 'Politis' n. 1127 (18-24 nov. 2010)

Dans l’hebdomadaire Politis, la journaliste Noëlle Guillon coordonne un dossier très riche  sur”La science face à la démocratie” – et rencontre le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil, 2010) pour parler de comment les nouveaux acteurs de la culture numérique contemporaine (Owni, Knowtex, c@fé des sciences, Sciences et Démocratie) reconfigurent les controverses scientifiques actuelles.