surveillance de masse

Tribune : « StopCovid est un projet désastreux piloté par des apprentis sorciers » (Le Monde, 25 avr. 2020)

Avec le mathématicien Paul-Olivier Dehaye et l’avocat Jean-Baptiste Soufron, je cosigne cette tribune dans Le Monde contre le projet d’application de “traçage des contacts” StopCovid proposée par le gouvernement français.

StopCovid est un projet désastreux piloté par des apprentis sorciers

Antonio Casilli, Sociologue

Paul-Olivier Dehaye, Mathématicien

Jean-Baptiste Soufron, Avocat

Il faut renoncer à la mise en place d’un outil de surveillance enregistrant toutes nos interactions humaines et sur lequel pèse l’ombre d’intérêts privés et politiques, à l’instar du scandale Cambridge Analytica, plaident trois spécialistes du numérique Antonio Casilli, Paul-Olivier Dehaye et Baptiste Soufron

Le mardi 28 avril, les parlementaires français seront amenés à voter sur StopCovid, l’application mobile de traçage des individus imposée par l’exécutif. Nous souhaitons que, par leur vote, ils convainquent l’exécutif de renoncer à cette idée tant qu’il est encore temps. Non pas de l’améliorer, mais d’y renoncer tout court. En fait, même si toutes les garanties légales et techniques étaient mises en place (anonymisation des données, open source, technologies Bluetooth, consentement des utilisateurs, protocole décentralisé, etc.), StopCovid serait exposée au plus grand des dangers : celui de se transformer sous peu en « StopCovid Analytica », une nouvelle version du scandale Cambridge Analytica [siphonnage des données privées de dizaines de millions de comptes Facebook].

L’application StopCovid a été imaginée comme un outil pour permettre de sortir la population française de la situation de restriction des libertés publiques provoquée par le Covid-19. En réalité, cette « solution » technologique ne serait qu’une continuation du confinement par d’autres moyens. Si, avec ce dernier, nous avons fait l’expérience d’une assignation à résidence collective, les applications mobiles de surveillance risquent de banaliser le port du bracelet électronique.

Tous les citoyens, malades ou non

C’est déjà le cas à Hongkong, qui impose un capteur au poignet des personnes en quarantaine, et c’est l’objet de tests et de propositions en Italie, en Corée du Sud et au Liechtenstein pour certaines catégories de citoyens à risque. StopCovid, elle, a vocation à être installée dans les smartphones, mais elle concerne tous les citoyens, malades ou non. Chaque jour, toutes les interactions humaines de chacun d’entre nous seraient enregistrées par un outil de surveillance étatique, sur lequel pèse l’ombre d’intérêts privés d’entreprises technologiques.

L’affaire Cambridge Analytica, révélée au grand jour en 2018, avait comme point de départ les travaux de chercheurs de l’université anglaise. Une application appelée « Thisisyourdigitallife », présentée comme un simple quiz psychologique, avait d’abord été proposée à des utilisateurs de la plate-forme de microtravail Amazon Mechanical Turk. Ensuite, ces derniers avaient été amenés à donner accès au profil Facebook de tous leurs contacts. C’était, en quelque sorte, du traçage numérique des contacts avant la lettre. A aucun moment ces sujets n’avaient consenti à la réutilisation de leurs informations dans la campagne du Brexit, dans celle de Donald Trump, ou dans des élections en Inde et en Argentine.

Cela est arrivé ensuite, lorsque les chercheurs ont voulu monétiser les données, initialement collectées dans un but théoriquement désintéressé, par le biais de l’entreprise Cambridge Analytica. En principe, cette démarche respectait les lois des différents pays et les règles de ces grandes plates-formes. Néanmoins, de puissants algorithmes ont été mis au service des intérêts personnels et de la soif de pouvoir d’hommes politiques sans scrupules.

Les mêmes ingrédients sont réunis ici : des scientifiques « de bonne volonté », des géants de la « tech », des intérêts politiques. Dans le cas de StopCovid, c’est le consortium universitaire européen Pan-European Privacy Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT), qui a vu le jour à la suite de la pandémie. Ces scientifiques se sont attelés à la tâche de concevoir dans l’urgence le capteur de contacts le plus puissant, dans le respect des lois. Cela s’articule avec les intérêts économiques d’acteurs privés, tels les grands groupes industriels nationaux, le secteur automobile et les banques en Italie, les télécoms et les professionnels de l’hébergement informatique en France. Mais surtout les GAFA, les géants américains du numérique, se sont emparés du sujet.

Cette fois, ce ne sont pas Facebook et Amazon, mais Google et Apple, qui ont tout de suite proposé d’héberger les applications de suivi de contacts sur leurs plates-formes. La menace qui plane au-delà de tous ces acteurs vient des ambitions de certains milieux politiques européens d’afficher leur détermination dans la lutte contre le Covid-19, en se targuant d’une solution technique à grande échelle, utilisant les données personnelles pour la « campagne du déconfinement .

Le projet StopCovid n’offre aucune garantie sur les finalités exactes de la collecte de ces données. L’exécutif français ne s’autorise pas à réfléchir à la phase qui suit la collecte, c’est-à-dire au traitement qui sera fait de ces informations sensibles. Quels algorithmes les analyseront ? Avec quelles autres données seront-elles croisées ? Son court-termisme s’accompagne d’une myopie sur les dimensions sociales des données.

Que se passerait-il si, comme plusieurs scientifiques de l’Inria, du CNRS et d’Informatics Europe s’époumonent à nous le dire, des entreprises ou des puissances étrangères décidaient de créer des « applications parasites » qui, comme Cambridge Analytica, croiseraient les données anonymisées de StopCovid avec d’autres bases de données nominatives ? Que se passerait-il, par exemple, si une plate-forme de livraison à domicile décidait (cela s’est passé récemment en Chine) de donner des informations en temps réel sur la santé de ses coursiers ? Comment pourrait-on empêcher un employeur ou un donneur d’ordres de profiter dans le futur des données sur l’état de santé et les habitudes sociales des travailleurs ?

L’affaire Cambridge Analytica nous a permis de comprendre que les jeux de pouvoir violents et partisans autour de la maîtrise de nos données personnelles ont des conséquences directes sur l’ensemble de la vie réelle. Il ne s’agit pas d’une lubie abstraite. Le cas de StopCovid est tout aussi marquant. En focalisant des ressources, l’attention du public et celle des parlementaires sur une solution technique probablement inefficace, le gouvernement nous détourne des urgences les plus criantes : la pénurie de masques, de tests et de médicaments, ou les inégalités d’exposition au risque d’infection.

Recul fondamental

Cette malheureuse diversion n’aurait pas lieu si le gouvernement n’imposait pas ses stratégies numériques, verticalement, n’étant plus guidé que par l’urgence de faire semblant d’agir. Face à ces enjeux, il faudrait au contraire impliquer activement et à parts égales les citoyens, les institutions, les organisations et les territoires pour repenser notre rapport à la technologie. Le modèle de gouvernance qui accompagnera StopCovid sera manifestement centré dans les mains d’une poignée d’acteurs étatiques et marchands. Une telle verticalité n’offre aucune garantie contre l’évolution rapide de l’application en un outil coercitif, imposé à tout le monde.

Ce dispositif entraînerait un recul fondamental en matière de libertés, à la fois symbolique et concret : tant sur la liberté de déplacement, notamment entre les pays qui refuseraient d’avoir des systèmes de traçage ou qui prendront ce prétexte pour renforcer leur forteresse, que sur la liberté de travailler, de se réunir ou sur la vie privée. Les pouvoirs publics, les entreprises et les chercheurs qui, dans le courant des dernières semaines, sont allés de l’avant avec cette proposition désastreuse, ressemblent à des apprentis sorciers qui manient des outils dont la puissance destructrice leur échappe. Et, comme dans le poème de Goethe, quand l’apprenti sorcier n’arrive plus à retenir les forces qu’il a invoquées, il finit par implorer une figure d’autorité, une puissance supérieure qui remette de l’ordre. Sauf que, comme le poète nous l’apprend, ce « maître habile » ne reprend ces outils « que pour les faire servir à ses desseins .

Note(s) :

Antonio Casilli est sociologue, membre de La Quadrature du Net ; Paul-Olivier Dehaye est mathématicien, expert aux sources de l’affaire Cambridge Analytica ; Jean-Baptiste Soufron est avocat, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique.

L’enfer de la reconnaissance faciale est pavé de débats sur son “acceptabilité sociale”

Dans la rubrique “Fausses bonnes idées”, Libération publie une tribune signée par des député•es LREM, des représentants de think tank, mais aussi des ONG, des chercheur•es et des journalistes. Le texte propose un moratoire “urgent” sur la reconnaissance faciale et un “débat social lors d’une convention citoyenne”. Non pas une interdiction de cette technologie de surveillance de masse, mais une suspension de son usage “sans le consentement préalable et éclairé” des individus concernés, le temps de mettre en place un énième “Grenelle de l’innovation”.

Tout en étant un défenseur des usages et des appropriations citoyennes des technologies numériques, je reste néanmoins convaincu que certaines innovations naissent et demeurent des instruments de domination. Pour celles-là se pose une question foncière, à savoir si la limite de leur introduction doit être franchie. Dans le cas de la reconnaissance faciale, ce n’est pas un moratoire que je défends, mais une interdiction pure et simple.

Cette tribune est hélas semée de chausse-trappes conceptuelles qui finissent par faire le jeu des thuriféraires et des producteurs de ces technologies. Je ne rentre même pas dans la question du “consentement” au flicage facial. Les institutions étatiques, tout comme les acteurs du privé, ont à leur disposition un arsenal de leviers psychologiques, de ruses du design et de chantages au déni de service pour forcer ce consentement. Sans parler de la difficulté de qualifier ce dernier d'”éclairé” dans un contexte d’application d’algorithmes opaques, biaisés et inefficaces pour traiter les données collectées par les caméras qui intègrent du tracking et de la reconnaissance de visage.

Mais ce que je tiens surtout à souligner ici, c’est la nature problématique de la notion d’”acceptabilité”, présentée dans ce texte comme un acquis théorique et un horizon politiquement souhaitable. En sociologie de l’innovation ce concept est désormais devenu synonyme d’approche top-down des technologies, où la société civile ne peut que se prononcer sur le degré d’acquiescement face à des dispositifs élaborés par des acteurs dont les valeurs et les finalités divergent largement du bien commun. Cela revient à dire : “les ingénieurs ont déjà inventé un truc dont personne ne veut ; maintenant faites une étude d’acceptabilité pour repérer des éléments de langage qui nous permettront de mieux le faire gober aux citoyens”.

Une autre position problématique défendue dans cette tribune est la solution-miracle du “débat” citoyen. Je suis pour ma part âprement critique à l’égard de ce type d’outil, que je considère comme un simulacre de discussion démocratique sujette à tout type de manipulations et restrictions de la parole. Si la démocratie est à envisager comme le gouvernement par la discussion, les “débats” dont LREM raffole consistent dans la meilleure des hypothèses à orchestrer un bon chœur d’opinions jusqu’à ce que le sujet ne soit plus à la mode. Dans la pire (v. “le Grand débat national”), ils se transforment en plateformes de propagande de l’exécutif, sans qu’à la fin aucun des points de vue exprimés lors de la consultation ne soit concrètement pris en compte.

Quant à moi, je partage avec les autres membres de la Quadrature du Net la conviction qu’il est possible d’interdire par la délibération locale et par la loi cette pratique de surveillance de masse, dont les dégâts sociaux sont déjà sous nos yeux, en Europe comme dans d’autres continents.