Antonio Casilli : « De sujets coloniaux à des “data subjects” »
Le partage des tâches dans l’économie de l’intelligence artificielle se calque sur des rapports de dépendance Nord-Sud, analyse le chercheur Antonio Casilli.
Antonio Casilli (1) coordonne avec Ulrich Laitenberger et Paola Tubaro l’équipe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor) afin de mettre en lumière toute la chaîne de production humaine derrière les technologies intelligentes et l’IA. Deux régions géographiques sont étudiées : l’Amérique latine (projet CNRS Tria) et l’Afrique (projet ANR Hush), et leurs liens avec les entreprises donneuses d’ordres européennes.
Comment qualifiez-vous ces liens entre les entreprises donneuses d’ordres et exécutantes dans l’intelligence artificielle ? De la sous-traitance classique ? Du colonialisme ?
Cela reste une classique volonté d’externalisation vers des pays tiers à but de minimisation des coûts du traitement des données et des infrastructures. Les groupes occidentaux, pour développer leur sous-traitance, se sont souvent appuyés sur des entreprises structurées qui existaient déjà, par exemple dans le secteur du textile ou des centres d’appels. Dans l’Afrique francophone, on retrouve ainsi Madagascar, mais aussi le Maroc, la Tunisie, le Cameroun, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Il s’est ainsi créé tout un circuit d’entraînement des intelligences artificielles. Cette sous-traitance s’inscrit dans une logique de dépendance économique qui elle-même est parfois héritée d’une longue histoire de dépendance politique. On peut alors parler effectivement de trajectoire coloniale. Mais je préfère le terme de colonialité, qui souligne l’emprise culturelle que les pays du Nord ont sur ceux du Sud.
C’est-à-dire ?
La colonialité, c’est le pouvoir de façonner l’identité des citoyens d’une autre nation. Jadis, elle les réduisait à des sujets coloniaux, aujourd’hui à des « data subjects ». Lorsqu’on regarde qui produit des données annotées, au bénéfice de qui, on voit bien qu’il n’y a pas de hasard. C’est en tout cas ce que montrent nos propres enquêtes pour l’Afrique francophone, comme celles de l’Oxford Internet Institute, qui a beaucoup travaillé les liens entre l’Afrique de l’Est, l’Inde, l’Angleterre et les États-Unis. Et les Philippines, qui étaient un protectorat états-unien.
On retrouve donc de vieilles dépendances…
Les liens culturels et linguistiques sont en effet cruciaux pour certains produits d’intelligence artificielle comme les assistants vocaux, par exemple, ou des systèmes linguistiques ou lexicaux. Beaucoup de microtravailleurs s’inscrivent à des cours de l’Alliance française ou de l’Institut Cervantès pour parfaire leur maîtrise de la langue. On retrouve, là encore, des liens issus des siècles passés. Mais on voit aussi de nouvelles dépendances de l’Ouest vers l’Est qui lient l’Égypte, les pays du Golfe et la Chine. J’ai rencontré des propriétaires de start-up dans la banlieue du Caire, où des jeunes Égyptiennes faisaient de la reconnaissance faciale pour le gouvernement chinois. Cette sous-traitance de technologies de surveillance qui consiste à identifier et traquer en temps réel, on l’a aussi rencontrée à Madagascar, comme au Venezuela.
Comme cela se passe-t-il en Amérique latine, justement ?
La colonialité des siècles passés se manifeste dans des liens entre des pays de langue espagnole et l’Espagne. Mais il y a aussi des dépendances héritées du XIXe siècle et de la doctrine Monroe, qui théorisait la domination politique des États-Unis sur tout le continent sud-américain. Aujourd’hui, l’Argentine, la Colombie et particulièrement le Venezuela produisent des données pour des entreprises américaines. Ils ont une identité économique et politique qui ne se construit que par rapport au pays le plus fort. C’est la définition même de la colonialité telle que l’a pensée le sociologue péruvien Aníbal Quijano. Concrètement, ces pays sont des sous-traitants condamnés à le rester. Leur travail sera constamment considéré comme sans qualité ni qualification. Même si nous avons rencontré des Vénézuéliens diplômés en sciences de l’ingénieur et des Malgaches diplômés de l’enseignement supérieur, ils sont réduits à faire des microtâches pour quelques centimes par jour sur des plateformes.
Y a-t-il des stratégies des entreprises donneuses d’ordres pour maintenir leurs sous-traitants en bas de l’échelle de la production de valeur ?
Les entreprises donnent le moins d’informations possibles sur l’usage qui sera fait des données. La raison officielle est que s’ils savaient à quoi est destinée l’intelligence artificielle, les travailleurs pourraient saboter le processus d’entraînement et chercher à introduire des biais spécifiques, pour des raisons économiques ou politiques. Cela peut s’imaginer si l’IA sert à de la reconnaissance visuelle pour des missiles de l’armée, par exemple. Mais, effectivement, moins les start-up donnent de détails, moins elles risquent que leurs sous-traitants s’organisent et tentent de leur piquer le marché. Cela entretient ce système de subordination.
À l’inverse, celui qui commande l’IA a-t-il connaissance de toute cette chaîne de sous-traitance ?
Pas forcément. Pour notre projet ANR Hush, nous avions interrogé des grands groupes français qui recrutaient les travailleurs de plateforme. Nous avons remarqué que les responsables marketing pouvaient décider d’acheter 10 000 clics pour une campagne de communication sans en référer aux ressources humaines, alors qu’il y a des humains derrière. Les entreprises commandent ce type de services comme si elles se payaient du matériel de bureau. Cela crée une nouvelle chape d’invisibilité sur ces travailleurs.
Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, de nombreux Français sont contraints de recourir à un petit boulot. Mais les plateformes ont changé les règles du jeu… Décryptage/itw dans Ouest France.
Microtravail en ligne, chauffeur Uber, bricoleur Ikea… Le boom des nouveaux jobs d’appoint en France
Propos recueillis par Gaëlle FLEITOUR
Depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, de nombreux Français sont contraints de recourir à un petit boulot pour joindre les deux bouts. Mais le numérique a changé les règles du jeu… Décryptage avec le sociologue Antonio Casilli.
Ce n’est pas leur métier principal. Mais quelques heures par semaine, ils sont chauffeurs Uber, monteurs de meubles pour Ikea ou bien encore travaillent pour la plateforme Amazon Mechanical Turk (une référence au prétendu automate du XVIIIe siècle, qui dissimulait une personne bien vivante). Confrontés à des problèmes de pouvoir d’achat, de nombreux Français se retrouvent contraints d’exercer des petits boulots supplémentaires. Dont la typologie a été bouleversée par le numérique, raconte Antonio Casilli, professeur de sociologie à l’Institut Polytechnique de Paris. Il est le cofondateur de l’équipe de recherche DiPLab sur le travail en ligne, et auteur du livre En attendant les robots : enquête sur le travail du clic (Éditions du Seuil). Entretien.
Antonio Casilli, comment expliquer que de nombreux Français se retrouvent à travailler en plus de leur emploi ?
La crise sanitaire est survenue à un moment où le marché du travail au niveau international était dans une situation de prolifération des emplois formels, c’est-à-dire des personnes qui avaient un vrai emploi salarié. Cela a été complètement bouleversé par deux ans et demi de crise sanitaire, qui a aussi été une crise économique, puis a empiré avec la guerre en Ukraine.
La reprise s’est caractérisée par une réouverture du marché du travail. Mais le nouvel emploi n’apporte souvent plus autant qu’auparavant en termes de pouvoir achat, ou de stabilité, car de nombreux secteurs d’activité restent fragilisés par le contexte géopolitique. Conséquence : même les gens qui ont une source principale de revenus cherchent des petits jobs à côté.
Et pendant la crise sanitaire, il y a eu une augmentation phénoménale des effectifs des plateformes de travail (livraison, petits jobs sur place ou à distance), ce qui a déterminé quelque chose de paradoxal : les revenus des personnes sur ces plateformes ont baissé, car plus il y a de monde qui s’inscrit, plus les travailleurs se font concurrence entre eux, plus les plateformes et leurs clients peuvent se permettre de baisser les taux horaires et le niveau de rémunération… Ce qui rend ces travailleurs encore plus dépendants de ces plateformes !
Quel est le profil de ceux qui exécutent ces missions ?
Il est très varié en France. On recense dans nos enquêtes des personnes qu’on appelle en anglais des slash workers : les travailleurs qui ont une activité principale ainsi qu’une autre activité. Exemples, jardinier / technicien du son, ou intermittent du spectacle / livreur Deliveroo. Cela fait partie d’une population, pas forcément jeune, mais souvent urbaine, qui est confrontée à un besoin d’intégrer ces revenus complémentaires, et parfois commence carrément à développer une double carrière.
L’autre profil, ce sont des gens exclus du marché du travail parce qu’ils sont sans papiers, ou en raison de leur niveau d’études ou d’un handicap. Après, il reste extrêmement difficile d’introduire de la stabilité pour ce type de métiers.
Quelles sont les différentes sortes de petits boulots ?
Il y a une grande différence entre les petits jobs qui relèvent de missions souvent sur une base locale, avec un début et une fin et une composante matérielle très visible (monter des meubles, faire de la logistique) et ce qu’on appelle du « microtravail ». Ce dernier s’applique plus à une activité à distance, parfois externalisée dans d’autres pays pour leurs coûts bas de main-d’œuvre. Il est lié à l’émergence d’automatisation de tâches productives : c’est un travail pour nourrir l’intelligence artificielle.
Ce mouvement du numérique proposant de plus en plus de travaux à la tâche, vous l’appelez DiPLab (de Digital Platform Labor). En quoi est-ce lié à l’explosion de l’intelligence artificielle ?
Notre équipe l’étudie depuis cinq ans. Des gens réalisant des activités semblant anodines sur une plateforme, comme écouter des extraits d’une vidéo pour la classer ou l’évaluer, cela peut paraître inutile, mais nous avons progressivement compris qu’ils entraînaient ainsi les algorithmes, qui sont les modèles mathématiques derrière l’intelligence artificielle. C’est ainsi que YouTube ou Google, en plus de s’aider de vos propres habitudes de consultation, peuvent vous faire des recommandations de vidéos.
Quelle est l’ampleur de ce travail à la tâche en France et dans le monde ?
En 2019, lors de notre première enquête sur le microtravail en France, nous avions recensé 260 000 travailleurs occasionnels, soit un marché déjà important. Des chercheurs d’Oxford estiment aujourd’hui à plus de 16 millions le nombre de personnes dans le monde qui effectueraient des tâches de ce type ! Nous avons récemment étudié le Madagascar et le Venezuela, qui sont les centres névralgiques de cette industrie : c’est là que les grandes entreprises françaises et internationales se servent pour avoir des données de bonne qualité.
Il s’agit pour les entreprises de disposer d’une sous-traitance peu onéreuse ?
Cela n’est pas nouveau, l’intérim y répondait déjà, par exemple. Mais il faut bien s’entendre sur quelles sont ces entreprises. Il y a celles qu’on reconnaît : de grandes plateformes comme Uber, Airbnb qui, de fait, offrent une forme de travail « jetable » (disposable en anglais), mais qui en même temps n’ont pas vocation à être des entreprises. Les vraies entreprises, ce sont les clients de ces plateformes, comme le restaurant qui a un contrat avec Deliveroo, et le groupe qui sous-traite des tâches de comptabilité…
Quels sont les risques pour ces travailleurs, qui sont certes autonomes mais payés chichement et sans personne pour défendre leurs droits ?
Il y a certains risques particulièrement liés à cette « plateformatisation » du travail. Cela concerne autant le livreur que le monteur de meubles ou celui qui travaille pour une intelligence artificielle : que ces plateformes essaient de passer outre la protection des travailleurs. Il faut que le législateur intervienne de manière plus pressante pour faire requalifier leur statut en contrat de travail. Sinon on risque d’assister à une véritable érosion des droits liés à la protection sociale des salariés.
Il y a par ailleurs un risque de concurrence intense entre ces travailleurs : ceux des pays du Sud seront probablement plus prêts à travailler pour une rémunération moins importante.
« L’intelligence artificielle favorise l’accélération du microtravail »
Le professeur de sociologie Antonio Casilli explique au « Monde » que le nombre de personnes travaillant sur des plates-formes numériques a augmenté pendant la crise sanitaire, amorçant une nouvelle forme de précarisation.
Par Catherine Quignon
Antonio Casilli est professeur de sociologie à Télécom Paris, grande école de l’Ixnstitut polytechnique de Paris, et codirigeant de l’équipe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor) sur le travail en ligne. Il explique l’essor du microtravail sur les plates-formes.
Quel est le profil des microtravailleurs ?
En France, notre équipe de recherche a dénombré près de 15 000 personnes qui se connecteraient chaque semaine sur les plates-formes de microtravail – plus de 50 000 au moins une fois par mois –, et plus de 260 000 microtravailleurs seraient inscrits mais pas ou peu actifs. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces personnes sont souvent diplômées.
Le profil des inscrits reflète aussi l’évolution des plates-formes. Depuis plusieurs années, la frontière s’estompe avec les sites de free-lance classique. Certaines plates-formes de microtravail recherchent des compétences assez avancées sur des missions mieux payées, autour de 15 dollars de l’heure. Parallèlement, on voit des plates-formes de free-lance se mettre à proposer des microtâches, comme taguer des images. Cela reflète une forme de paupérisation du travail indépendant.
Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur le microtravail ?
Plusieurs plates-formes annoncent qu’elles ont vu leur activité augmenter avec la crise sanitaire, mais on suppose qu’il s’agit d’abord d’une augmentation des personnes qui s’inscrivent. L’une des plus importantes au monde, Appen, déclare avoir vu son activité croître de 30 % depuis avril 2020. De son côté, Clickworker dit avoir atteint les 2 millions de travailleurs inscrits sur sa plate-forme. Preuve que la crise sanitaire est aussi une crise de l’emploi.
Parallèlement, il semble que certaines entreprises ont plutôt tendance à vouloir réinternaliser ce processus de microtravail, à cause du risque de fuites de données. On se souvient des controverses autour des assistants vocaux en 2019, lorsque les médias ont révélé que des armées de microtravailleurs écoutaient et retranscrivaient des conversations. On suppose que ces fuites ont pu contraindre les entreprises à renoncer à se tourner vers des sous-traitants, mais il reste difficile de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène.
L’intelligence artificielle va-t-elle tuer le microtravail ?
Contrairement aux idées reçues, l’intelligence artificielle favoriserait plutôt l’accélération du microtravail. On aurait pu croire que, une fois entraînées, les machines pourraient progresser toutes seules mais, en fait, elles ont constamment besoin d’être réentraînées. Car la réalité du terrain, le comportement des consommateurs, la manière de parler en ligne… changent constamment. Lorsqu’on tapait « corona » en 2018 dans Google, la première réponse affichée par le moteur de recherche était « bière ». Fin 2019, des millions de personnes se sont mises à rechercher le terme « coronavirus ». Il a fallu l’intervention humaine de milliers d’employés pour vérifier et rectifier les résultats du moteur de recherche. Preuve que plus il y a d’intelligences artificielles, plus il y a besoin d’êtres humains derrière pour les rééduquer.
El diumenge 24 de novembre, a les 21.55, “30 minuts” emetrà la producció pròpia “Proletaris online”, on s’analitzarà l’anomenada economia de plataforma, un nou mercat laboral d’ingressos intermitents, en què llibertat i flexibilitat es repeteixen com un mantra però que té conseqüències imprevisibles per a l’estat del benestar.
No és el futur. És el present. Treballadors freelance, per projectes, gig economy (feines esporàdiques sota demanda), remots digitals, crowdsourcing (subcontractació de la feina a una multitud), microtreballadors… La nova economia digital està plena de paraules noves que agafen força i sacsegen el mercat laboral tradicional, el dels drets dels treballadors aconseguits amb les lluites sindicals.
La industrialització va crear el proletariat. La digitalització, el proletariat online.
El “30 minuts“ d’aquesta setmana s’endinsa en l’anomenada economia de plataforma, el model de negoci de l’era digital. Potents plataformes tecnològiques que connecten oferta i demanda i converteixen els treballadors en proveïdors de serveis. Poden ser repartidors en bicicleta amb les seves vistoses motxilles o experts programadors. Qualsevol persona que pugui fer feines esporàdiques a través d’una aplicació. Tots formen part d’aquest nou mercat laboral en què llibertat i flexibilitat es repeteixen com un mantra i en què un algoritme és qui mana.
1 La gig economy, serveis sota demanda
“Hi ha una equivocació molt gran, i és pensar que aquests models de treball van un pas al davant de la llei, com si fossin tan innovadors que la llei no s’hagués pogut adaptar a ells”. Núria Soto, exrepartidora de la plataforma Deliveroo
“El fet que visquis en una ciutat on pots guanyar-te uns 300 o 400 euros extra amb un horari totalment flexible, sense caps i a través de la teva aplicació, és bo per a la societat”. Òscar Pierre, CEO i cofundador de Glovo
Aquest any se n’ha parlat molt, de plataformes i condicions laborals, perquè les dues grans plataformes de repartiment a domicili, Glovo i Deliveroo, han hagut de defensar-se als jutjats contra la Tresoreria de la Seguretat Social, que en diverses actes d’inspecció havia dictaminat que els repartidors havien de ser assalariats i no autònoms. Hem volgut analitzar de primera mà les condicions de feina d’aquests treballadors i per això un equip del “30 minuts” ha passat hores amb ells, al carrer, durant les hores anomenades d'”alta demanda”, esperant les comandes davant els restaurants. A un costat, els llatinoamericans; a l’altre, els pakistanesos. Molts acaben d’arribar a Catalunya. Entrevistem també per recollir el seu punt de vista Òscar Pierre, CEO i cofundador de Glovo, i Román Gil, advocat de Deliveroo.
2 El microtreball
“Els microtreballadors som una gran massa de gent invisible. Som completament invisibles. És per això que és tan important que parlem als mitjans, que expliquem el que fem. I quan siguem una mica més visibles tindrem força per negociar les nostres regles”. Julie, microtreballadora
El “30 minuts” també entrevista gent que treballa a les plataformes de microtasques (com ara Clickworker, Spare5, Appen, Lionbridge o Amazon Mechanical Turk), un fenomen procedent dels Estats Units que s’expandeix per tot el món. Transcripcions, gravacions per a sistemes de reconeixement de veu, identificar objectes dins una imatge, moderació de continguts a xarxes socials, analitzar resultats dels buscadors… Les grans empreses tecnològiques divideixen la feina en petites tasques i contacten en segons amb milions de treballadors a tot el món que les executen des de casa, a tant la tasca. Intervenen en el programa el sociòleg Antonio Casilli, coautor d’un exhaustiu estudi sobre el microtreball a França, i Mary Gray, investigadora de Microsoft Research i autora del llibre “Ghost work” (“Treball fantasma”), sobre els microtreballadors als Estats Units.
3 Cap a un món de freelance?
Finalment, en el reportatge s’analitza com aquesta plataformatització de l’economia arriba també a la part alta de la piràmide. Qualsevol empresa pot contractar, a través de plataformes freelance, experts a l’altra punta del món. L’externalització d’un departament sencer a través d’una plataforma és cada cop més senzilla. I el mar de fons és un augment creixent a tot el món dels treballadors independents. Ens ajuden a treure’n l’entrellat Anna Ginés, professora de Dret del Treball d’ESADE, Luz Rodríguez, professora de Dret del Treball de l’UCLM i autora de l’estudi “Plataformes digitals i mercat de treball”, i Lucía Velasco, economista especialitzada en tecnologia que ha format part del grup d’experts que analitza l’impacte de la digitalització en el mercat laboral per a la Comissió Europea.
Hi ha un consens entre els experts que s’ha acabat la feina fixa per a tota la vida. Anem cap a feines flexibles amb ingressos intermitents, amb conseqüències imprevisibles per a l’estat del benestar.
Le site d’information et d’enquête Mediapart publie les révélations depuis l’usine à “intelligence artificielle artificielle” de Siri, signées Jerome Hourdeaux. Le journaliste donne la parole aux micro-travailleurs français travaillant depuis le siège de Cork en Irlande d’un sous-traitant du géant de Cupertino, et met la main sur les documents qui attestent l’étendue des abus d’Apple. J’ai été interviewé dans le cadre de cette enquête et j’ai pu apporter mon éclairage à la publication de ces sources inédites.
Par-delà les risques psychosociaux qu’encourent les micro-travailleurs (isolement, TSPT, perte de sens), il y a un problème évident en termes de violation systématique de la vie privée des usagers des produits Apple. L’entreprise a depuis promis de mettre fin à ces pratiques. Crédible ? Pas vraiment, à mon avis.
La partie vraiment passionnante de l’enquête de Mediapart est la plongée dans le fonctionnement concret du micro-travail. Ça rassemble à quoi une micro-tâche de retranscription et d’annotation de conversations captées par une IA ? Comment se structure le workflow de Siri ?
Capture d’écran de l’interface pour la réalisation de micro-tâche de transcription de l’assistant vocal Siri. Source : Mediapart.
A cette révélation s’en ajoute une autre, celle-ci des plus inquiétantes. Les micro-travailleurs recrutés par Apple ne se limitent pas à retranscrire des phrases anodines que n’importe qui pourrait prononcer. Ils gèrent des données à caractère personnel qui identifient les usagers, lesquels font référence dans leurs conversations à noms, adresses, situations souvent sensibles. De surcroît, pour vérifier que Siri aie bien répondu aux requêtes formulées par les usagers, Apple donne à ses micro-travailleurs accès à tous leurs fichiers personnels via une fonctionnalité qui, selon Mediapart, s’appelle user data browser.
L’usage de ces données n’est pas restreint ni discret, puisque les assistants virtuels comme Siri ont besoin de millions d’exemples pour apprendre à interpréter une simple requête. Leur apprentissage machine nécessite la mise sur écoute systématique et massive des usagers. Ce n’est pas un accident ni le problème de la seule Apple.
J’ai eu l’occasion de l’affirmer ailleurs, et je le répète dans l’article de Mediapart : tous les GAFAM ont désormais été démasqués. Ils ont menti à propos du respect de la vie privée de leurs usagers, mais ils ont surtout menti sur l’artificialité de leurs intelligences artificielles.
Assistant vocal d’Apple: le calvaire des
salariés
PAR JÉRÔME HOURDEAUX ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 31 AOÛT 2019
Assistant vocal d’Apple: le calvaire des salariés
À la fin du mois de juillet, TheGuardian et El País
révélaient que des centaines de personnes étaient
chargées d’écouter les conversations d’utilisateurs de
Siri, l’assistant vocal d’Apple, afin de corriger ses
résultats. Après avoir suspendu le programme qui
reprendra à l’automne, la société vient d’annoncer le
licenciement de 300 salariés.
Alors que, acculé par les révélations sur l’écoute
des utilisateurs de Siri, Apple vient de mettre à la
porte plusieurs centaines de salariés, Mediapart a pu
recueillir les témoignages de plusieurs d’entre eux et
consulter des documents détaillant le travail de ces
employés, chargés d’écouter les utilisateurs.
Au total, au moins 300 personnes travaillant pour des
sous-traitants d’Apple à Cork, en Irlande, se sont vu
notifier la fin de leur contrat vendredi dernier, rapporte
mercredi 28 août The Guardian.
Cette annonce n’a pas vraiment été une surprise pour
les salariés concernés. Depuis le 2 août, nombre
d’entre eux avaient été placés en chômage technique
après la révélation, par The Guardian et El País, de
la nature réelle de leur travail : écouter les utilisateurs
d’Apple parler à Siri. Cette intelligence artificielle,
embarquée sur l’ensemble des appareils vendus par la
marque à la pomme, permet d’activer une application,
d’écouter de la musique, de faire une recherche sur
Internet ou encore d’appeler un contact, simplement en
donnant un ordre oral.
Les articles du Guardian et d’El País n’étaient pourtant
pas en eux-mêmes des scoops. Plusieurs chercheurs
avaient déjà expliqué que les intelligences artificielles
le sont beaucoup moins que ce que leurs concepteurs
prétendent. Incapables de réellement « apprendre » par
eux-mêmes, les algorithmes ont besoin de centaines de
milliers d’exemples, fournis par des êtres humains.
Les deux quotidiens rapportaient en revanche les
témoignages inédits d’anciens salariés de sous-
traitants d’Apple ayant passé leurs journées à écouter
des conversations de clients et à noter la réponse
apportée par Siri. De plus, révélaient-ils, les différents
appareils sur lesquels est embarqué l’assistant vocal
ont une fâcheuse tendance à activer celui-ci à tout bout
de champ.
Les salariés chargés d’écouter les extraits sonores
enregistrés par Siri tombaient ainsi régulièrement sur
des échanges particulièrement privés, comme lors de
relations sexuelles ou encore lors de ce qui semblait
être un trafic de drogue. En réaction, Apple avait
annoncé la suspension de programmes d’amélioration
de Siri, le temps de revoir ceux-ci et de les reprendre,
sous une forme modifiée, à l’automne prochain.
Depuis, Mediapart a également recueilli les
témoignages de plusieurs ex-salariés ayant travaillé
dans les locaux de GlobeTech, l’une des deux
principales sociétés travaillant pour Apple à Cork
(l’autre étant Lionbridge). Ceux-ci confirment les
informations du Guardian et d’El País et donnent des
détails supplémentaires.
Les centaines de personnes travaillant pour Globetech
et Lionbridge étaient affectées à de multiples
« projets » correspondant aux différentes phases de
vérification et de notation de Siri. Ces différentes
tâches nécessitaient des compétences et des niveaux
d’accréditation différenciés permettant, pour certaines
d’entre elles, d’accéder aux données personnelles
contenues dans l’appareil de l’usager.
Chaque salarié étant soumis à une clause de confidentialité, il est très difficile de savoir à quoi correspond exactement chacun de ses projets. Mais plusieurs documents internes et témoignages d’ex- salariés recueillis par Mediapart permettent d’avoir une idée assez précise du rôle des humains au cœur du fonctionnement de l’intelligence artificielle et de leurs conditions de travail.
Les salariés travaillant directement sur Siri sont
classés en deux principales catégories. Il y a tout
d’abord les « language analysts », qui travaillent sur
les « bulk data », les données brutes, c’est-à-dire les
extraits audio livrés sans autre information.
La tâche de base correspond aux programmes « 1.000
hours » (1 000 heures) et se décline au sein de
projets spécifiques en fonction de l’appareil : « 1.000
hours iPhone », « 1.000 hours iPad », « 1.000 hours
CarPlay », etc. Le salarié, connecté à une interface sur
un réseau interne d’Apple, a accès à l’enregistrement
audio et, dessous, la transcription automatique qui a
été faite par l’algorithme. Il doit se contenter d’écouter
la séquence, appelée « itération », et de corriger les
éventuelles fautes de retranscription.
Le nombre d’itérations nécessaires au bon
fonctionnement de Siri est impressionnant. Dans
les documents consultés par Mediapart, un tableau
d’objectifs trimestriel donne le chiffre de 609 309
extraits audio pour les clients francophones, 874 778
pour les Chinois, ou encore 716 388 pour les Japonais.
Et ce, uniquement sur le troisième trimestre 2019 et
pour l’iPad. S’ensuit, pour les employés, un rythme
effréné afin d’atteindre un quota quotidien fixé à 1 300
itérations par jour.
L’autre catégorie d’employés correspond aux « data
analysts » qui, eux, ont accès à certaines données
personnelles des utilisateurs. Apple avait pourtant
affirmé que ses salariés n’avaient pas les moyens
d’identifier les personnes écoutées, notamment parce
qu’ils ne disposaient pas de l’« user ID », l’identifiant.
C’est en partie vrai. Le nom de l’utilisateur ou son numéro n’apparaissent effectivement pas. Mais un petit menu intégré à l’interface d’Apple, le user data browser, permet d’effectuer des recherches parmi les données stockées dans l’appareil. Cette fonctionnalité est principalement intégrée à l’outil de notation de Siri, le Siri results widget (SRW).
Assistant vocal d’Apple: le calvaire des salariés
Celui-ci présente, en haut, l’extrait sonore et, en
dessous à gauche, la réponse apportée par Siri à la
requête. À droite, une série de questions permet de
noter celle-ci. Et en dessous, le user data browser
permet de fouiller dans les données de l’appareil pour
vérifier que Siri a utilisé les bonnes informations.
Comme l’explique l’un des documents, « les
données d’utilisateur peuvent être utiles pour
comprendre l’intention de l’utilisateur. Par exemple,
si l’utilisateur dit : “Montre coucher de soleil
horizontal”, cela peut être dur à comprendre.
Toutefois, si l’utilisateur a un album photo appelé
“Couchers de soleil horizontaux”, ce que l’utilisateur
voulait devient clair ».
Concernant les conditions de travail, les salariés des
sous-traitants d’Apple sont un peu mieux lotis que
beaucoup d’autres micro-travailleurs, tels que ceux
décrits notamment par le sociologue Antonio Casilli,
auteur du livre En attendant les robots (Seuil, janvier
2019) et membre du projet DipLab (Digital Platform
Labor), à l’origine du rapport « Le micro-travail en
France », sorti en avril 2019.
Ce nouveau sous-prolétariat numérique, ces « tâcherons du Web », travaillent bien souvent de chez eux, via des plateformes intermédiaires, et ne connaissent souvent même pas l’identité du commanditaire. Ils sont rémunérés à la tâche, le plus souvent quelques centimes d’euros.
À GlobeTech, les salariés disposent d’un contrat de
travail de droit irlandais, avec un salaire mensuel
d’environ 2 000 euros brut par mois, pour des journées
de 7 h 30, pause déjeuner déduite, avec deux pauses de
15 minutes. Ils travaillent dans des locaux spécifiques
d’où ils se connectent à l’interface d’Apple via un
réseau sécurisé.
Les conditions de travail y sont strictes, et souvent mal
vécues par les salariés. « Le pire, c’est le côté répétitif,
les itérations qui reviennent constamment, du style
“mets l’alarme à telle heure”, explique Antoine*, un
des anciens salariés que Mediapart a rencontrés. Les
gens étaient tous surdiplômés, des bac + 3 à bac + 5.
Tout le monde s’ennuyait. La plupart des gens s’en
allaient le plus tôt possible, dès qu’ils avaient fini leur
quota journalier d’itérations. Je crois que personne ne
reste plus de six mois. Même nos supérieurs avaient
l’air de détester leur travail. »
« De plus, poursuit le jeune homme, on était hyper
fliqués. Quand on ne faisait pas d’itération pendant
plus de six minutes, on était considéré en pause.
Il fallait envoyer chaque soir par mail le nombre
d’itérations que l’on avait faites durant la journée.
»« On pouvait être viré du jour au lendemain,
confirme Gaël*, un autre ex-salarié. Le soir, votre
superviseur pouvait venir vous voir pour vous dire :
t’as pas fait tes stats aujourd’hui, tu pars. »
Beaucoup de salariés ont mal vécu le fait d’être
les témoins de la vie privée des utilisateurs. Une
bonne partie des requêtes concernent des ordres assez
classiques, comme appeler un contact. « Le plus drôle
que j’ai eu, c’est un “appel Frank Riester” », se
souvient Antoine.
Mais certains se révèlent particulièrement intrusifs.
« Beaucoup de gens dictent leurs textos. Et on a
donc beaucoup de “sextos” », raconte Antoine. Il y a
également les cas de demande de recherche relative à
des maladies par exemple. « On entend aussi beaucoup
de voix d’enfant. On ne leur a pas demandé leur avis,
à eux ! », s’indigne Gaël, qui se souvient d’une voix
enfantine demandant : « Dis Siri, tu peux me montrer
une photo de vrai zizi ? »
Il y a également les nombreuses personnes qui utilisent
Siri comme dictaphone, afin d’enregistrer des mémos
vocaux. Antoine et Gaël sont ainsi tous deux tombés à
de nombreuses reprises sur des extraits de professeurs,
enregistrant leurs avis de conseils de classe.
Enfin, il y a les enregistrements accidentels, provoqués
par un déclenchement involontaire de Siri. Car
l’assistante vocale semble particulièrement sensible. «
Ça s’active à tout bout de champ, confirme Antoine.
J’ai remarqué que ça marchait notamment avec les
phrases des autres assistants vocaux, par exemple si
vous dites “OK Google”. »
Lorsqu’un salarié tombait sur un de ces
enregistrements, il devait l’écouter et le signaler en
cliquant sur un bouton « accidental trigger ». « C’était
tout simplement le bouton sur lequel on appuyait
le plus, se souvient Antoine. On pouvait entendre
de tout. Ça pouvait être la musique d’une voiture
pendant plusieurs minutes ou deux ados se racontant
leurs drames. » Gaël, lui aussi, est tombé à plusieurs
reprises sur des disputes amoureuses, des confessions
intimes…
Parfois, le malaise ressenti par le salarié se transforme en traumatisme. Certains salariés peuvent être confrontés à des enregistrements dévoilant des pratiques illégales ou des situations de violence. « Je me souviens un jour d’une fille qui disait à sa copine, a priori à propos de son petit copain, un truc du style : “il est dangereux, il faut le faire enfermer”. Dans ces cas-là, on se sait pas quoi faire, on ne sait pas s’il y a réellement danger. » Gaël, de son côté, se souvient d’un enregistrement dans lequel un homme tient des propos explicitement pédophiles. « Ça m’a mis hors de moi, se souvient-il. Avons-nous un devoir moral à partir du moment où on surveille ? Est-ce qu’il n’y a pas un délit de complicité ? »
En page d’accueil du portail d’aide mis à la disposition
des salariés par Apple, un message les prévient qu’ils
peuvent être confrontés à « des propos vulgaires,
des thèmes violents, pornographiques ou des sujets
criminels » et les incite à contacter leur supérieur si
besoin. Pourtant, dans la pratique, les salariés n’ont
aucune information sur ce qui arrive par la suite.
« Ce genre de traumatisme est assez courant,
explique Antonio Casilli. Il arrive même que
certains travailleurs souffrent du syndrome de stress
posttraumatique, notamment chez ceux chargés de
la modération des commentaires. Des modérateurs
de Microsoft et de Facebook ont déjà poursuivi leur
employeur après avoir été frappés par ce syndrome.
Dans le contexte des correcteurs de Siri, poursuit
le sociologue, il y a un facteur supplémentaire qui
joue : la difficulté de contextualisation. Ils sont
confrontés à des extraits de discussions, des propos
isolés, totalement déracinés du contexte général. Ils
ne peuvent pas savoir s’il s’agit d’une provocation ou
d’une exagération. Cela peut être plus perturbant que
s’ils étaient présents physiquement. »
Dans ses travaux, Antonio Casilli a démontré à
quel point les micro-travailleurs étaient indispensables
au bon fonctionnement des intelligences artificielles.
Dans ce cas, quelles mesures prendra Apple ?
La marque à la pomme a annoncé au Guardian
que le programme de notations de Siri reprendrait
à l’automne, avec quelques modifications. Les
utilisateurs auront notamment la possibilité de préciser
qu’ils refusent d’être écoutés et les personnes chargées
d’écouter les extraits sonores seront directement
employées par Apple.
Antonio Casilli prend ces annonces « avec beaucoup
de méfiance ». « Le travail de ces personnes est
fondamental pour le fonctionnement d’un assistant
vocal, rappelle-t-il. L’intelligence artificielle a besoin
d’être entraînée et vérifiée. Sinon, elle ne marche
pas. Ils vont donc devoir inventer une nouvelle
manière de faire cet entraînement et cette vérification.
La solution consistant à internaliser ces tâches
permettrait notamment d’imposer des contraintes de
confidentialité accrue. Mais ça irait tout simplement
à l’encontre des principes de gestion d’Apple. Une
autre solution serait de morceler encore plus les
tâches d’entraînement et de vérification et de les
confier à des centres de gestion dans des pays tiers,
poursuit le sociologue. Il y a tout de même eu une
vague de révélations ces derniers mois, avec plusieurs
travailleurs qui se sont transformés en lanceurs
d’alerte. Et il semblerait que la plupart d’entre eux
soient originaires de pays de l’Union européenne, où
les législations sont plus protectrices qu’ailleurs. On
peut imaginer qu’Apple cherche à installer ses centres
de gestion dans des pays ayant une législation moins
clémente. »
Gaël, lui aussi, est convaincu que le programme
reprendra sous peu, peut-être en interne. « Ils vont
se contenter de modifier les conditions générales
d’utilisation pour y inclure le fait que ce que vous
dites à Siri peut être écouté. Les gens vont signer et
ça reprendra », prédit le jeune homme. « C’est, hélas,
très possible, acquiesce Antonio Casilli. Nous sommes
tous les esclaves de ce consentement forcé que sont les
CGU. Ils sont totalement capables d’y mettre ce qui
était encore inimaginable hier. »
Les révélations de ces derniers mois marquent
cependant un tournant incontestable. Le 13 août,
c’est Facebook qui admettait, lui aussi, écouter les
conversations des utilisateurs des fonctions audio de
son service Messenger et annonçait leur suspension.
Apple, de son côté, a présenté jeudi 29 août ses
excuses à ses clients écoutés.
« Tous les Gafam ont désormais été démasqués,
constate Antonio Casilli. Il y a encore un an, si
je disais dans une conférence que des travailleurs
écoutent ce que l’on dit à un assistant vocal, c’était
une “educated guess”, une supposition éclairée, une
conséquence logique de ce que j’avais pu comprendre
de leur fonctionnement lors de mes recherches. »
« Depuis, il y a eu une avalanche de témoignages qui montrent que non seulement il y a des enregistrements sauvages, mais également que ces assistants vocaux sont extrêmement défectueux, poursuit le sociologue.
Quand on voit des taux de précision de 90 %, on peut
se dire que c’est déjà pas mal, mais ça veut dire tout
de même que quand vous demandez votre chemin, une
fois sur dix, l’algorithme vous donnera le mauvais.
C’est tout de même problématique. Apple a donc
doublement menti : en disant qu’ils n’enregistraient
pas les gens, et en leur affirmant que Siri fonctionne. »
Ces « travailleurs et travailleuses du clic », qui sont plus de 260 000 en France et des millions à travers le monde, constituent un nouveau prolétariat, faisant le travail des robots et éduquant les logiciels d’intelligence artificielle (IA) pour quelques centimes par clic. En France, ces invisibles « néo-précaires du digital » sont majoritairement des femmes (56,1%), souvent sans réel contrat, et surtout sans stabilité d’emploi.
A l’heure des réflexions sur une IA éthique, l’étude du projet DiPlab pose clairement la question de la régulation et de la protection sociale généralement inexistante de cette nouvelle forme de travail : un défi pour les syndicats et les législateurs.
Chercheur•ses et étudiant•es du réseau INDL (Paris, 14 juin 2019).
La première journée a été l’occasion d’entendre des témoignages de micro-travailleurs et d’entreprises / plateformes qui les recrutent, de présenter les résultats des enquêtes nationales et internationales sur ces formes émergentes d’emploi.
Intervention de l’économiste Mariya Aleksynska lors de la première journée du colloque (Auditorium France Stratégie, Paris, 13 juin 2019)Ouverture du colloque doctoral lors de la deuxième journée (France Stratégie, Paris, 14 juin 2019)
La seconde journée a été consacrée à un débat avec des experts académiques, français et étrangers, ainsi qu’à un colloque doctoral, où des étudiants ont présenté leurs recherches de pointe dans le domaine de l’économie des plateformes numériques.
L’argumentaire
Après Uber, Deliveroo et autres services à la demande, le micro-travail est une nouvelle facette du travail intermédié par les plateformes numériques. Des services sur Internet ou sur mobile proposent à des foules d’individus de réaliser, pour le compte de commanditaires, des petites tâches standardisées et répétitives, en contrepartie d’une rémunération allant de quelques centimes à quelques euros par tâche. Celles-ci nécessitent en général de faibles qualifications : prendre une photo dans un magasin, reconnaître et classer des images, transcrire des bouts de texte, mettre en forme un fichier électronique… Malgré leur simplicité apparente, ces micro-tâches réalisées par des millions de personnes dans le monde, servent notamment à créer les bases de données nécessaires au calibrage et à l’« entraînement » d’algorithmes et d’intelligences artificielles.
Au niveau international Amazon Mechanical Turk est la plus connue des plateformes de micro-travail. En France et dans les pays francophones d’Afrique, d’autres plateformes attirent un nombre croissant de travailleuses et travailleurs, pour compléter leur revenu primaire, voire pour y suppléer. Quelle est l’ampleur du phénomène ? Comment reconnaître, organiser et réguler cette nouvelle forme de travail ? Comment, finalement, s’articule-t-elle avec les formes traditionnelles de l’emploi ?
Podcast introduction et première séance de la première journée (Eng/Fr). Intervenants : Gilles de Margerie (France Stratégie), André Torre (MSH Paris Saclay), Vili Lehdonvirta (Oxford Internet Institute), Florian Alexander Schmidt (University of Applied Sciences HTW Dresden), Antonio Casilli (Telecom Paris).
Podcast deuxième séance de la première journée (Eng/Fr). Intervenant•es : Paola Tubaro (CNRS), Clément Le Ludec (MSH Paris Saclay), Marion Coville (IAE de Poitiers), Louis-Charles Viossat (IGAS), Anoush Margaryan (Copenhagen Business School), Antoine Naboulet (France Stratégie).
Podcast troisième séance de la première journée (Fr). Intervenant•es : Amélie, Ferdinand, Julie (micro-travailleurs), Daniel Benoilid (Foulefactory), Maël Primet (Snips), Odile Chagny (Sharers & Workers).
Podcast quatrième séance de la première journée (Eng/Fr). Intervenant•es : Mariya Aleksynska (Institute of Labor Economics), Marguerita Lane (OECD), Thiebaut Weber (CES), Patricia Vendramin (UCLouvain), Gilles Babinet (CNNum), Cécile Jolly (France Stratégie).
Les chercheurs français de Diplab ont étudié la plateforme française Foule Factory: 56% des “fouleurs” sont des femmes, qui cumulent emploi à temps partiel, travail domestique et micro-travail. “On glisse vers une triple journée de travail“, constate Marion Coville, de l’Université de Nantes, qui a collaboré à Diplab…
La première étude approfondie sur
les micro-travailleurs français, publiée vendredi, dépeint une activité
précaire, où, isolés, ils n’ont aucune prise sur leur environnement de
travail…
L’investissement des femmes dans
le microtravail, assez important dans certains cas, montre un glissement
de celles-ci vers la « triple journée » : l’activité sur les
plateformes de microtravail vient s’ajouter à un emploi à temps plein et
aux tâches ménagères et familiales. À noter que 22 % des
microtravailleurs sont au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui confirme
un réel problème de précarité économique dans notre pays…
Jugeant que cette activité n’est
pas près de disparaître et qu’elle a vocation à remettre en cause le
salariat, les auteurs de l’étude soulignent la nécessité pour la société
de s’emparer du phénomène, et pour les pouvoirs publics de commencer à
fixer un cadre légal à ce nouveau type d’activité…
Cette opacité des rapports sert
dans certains cas à cacher le travail humain sous un habillage IA. Les
tâches effectuées par les micro-travailleurs peuvent parfois compenser
des lacunes de technologies “intelligentes” déjà sur le marché…
Ce travail est régi par des
formes de contrats très superficielles comme un simple “accord de
participation”, voire la seule adhésion aux conditions générales
d’utilisation de la plateforme. L’étude pose la question de la
régulation et de la protection sociale parfois inexistante de cette nouvelle forme de travail, un défi pour les syndicats et les législateurs…
L’étude du projet DiPlab pose
ainsi la question de la régulation et de la protection sociale parfois
inexistante de cette nouvelle forme de travail, un défi pour les
syndicats et les législateurs. Elle invite également les entreprises
qui développent des IA et ont recours à des “travailleurs de clics” à
plus de transparence…
Au-delà de la faiblesse des
rémunérations au vu du temps passé à comprendre des consignes parfois
complexes, les auteurs pointent les risques psycho-sociaux nouveaux
inhérents à ces activités: par exemple, pour les modérateurs de
contenus, de se retrouver à modérer des contenus violents ou caractère
pornographique…
Contrairement à ce que l’on
pourrait penser, ces « travailleurs du clic » ne sont donc pas des
« oubliés » qui peinent à trouver un emploi. « Le microtravail épouse un emploi traditionnel », résume le rapport. Une situation qui les différencie des autres indépendants soumis aux plates-formes numériques…
Ce travail a de fortes chances de
s’inscrire dans la durée. Il est nécessaire avant et après le
déploiement des IA : avant pour les mettre au point, après pour les
réentraîner. Quand vous ajoutez de nouveaux services à un assistant
vocal, par exemple, il devra reconnaître de nouvelles commandes, de
nouvelles instructions orales…
Le temps passé a effectuer ces
micro-tâches est lui aussi extrêmement variable selon les travailleurs.
La moitié des personnes interrogées par les chercheurs micro-travaillent
moins de 3 heures par semaine, mais « certaines arrivent jusqu’à en
faire l’équivalent d’un emploi principal à temps complet ou presque,
travaillant entre 20 et 60 heures par semaine. » complète l’étude…
Cette invisibilité est
problématique, bien sûr, pour le travailleur d’un point de vue social,
mais aussi d’un point de vue contractuel — protection social, condition
de travail, rémunération du travail. [Elinor Wahal, sociologue, chercheuse à Telecom Paris]
L’étude appelle donc à une prise au sérieux de ce type de travail, appelé selon eux à se développer, et à une réflexion publique d’ampleur sur ces nouvelles formes de travail, qui reconfigurent la catégorie traditionnelle de « métier ». « Nouveau mode de subsistance pour des populations fragilisées par des emplois insuffisamment rémunérateurs, voire éloignées de toute forme d’emploi, le micro-travail pose une question essentielle aux syndicats, aux pouvoirs publics et aux entreprises : que veulent-ils faire du travail en tant qu’institution salariale ? »…
Un tiers des micro-travailleurs sont par ailleurs inactifs, c’est-à-dire ni en emploi ni au chômage. Ces micros-tâches peuvent cependant être réalisées en complément d’un emploi, pour constituer un supplément de revenu. Le besoin d’argent est d’ailleurs la principale motivation de ces micro-travailleurs, indique l’étude. Autre signe de précarité, inhérente à cette activité de micro-travail : une très faible protection sociale, aucune sécurité dans l’activité car la plate-forme peut rompre la relation à tout moment…
Les chercheurs français de Diplab ont étudié la plateforme française Foule Factory: 56% des “fouleurs” sont des femmes, qui cumulent emploi à temps partiel, travail domestique et micro-travail. “On glisse vers une triple journée de travail“, constate Marion Coville, de l’Université de Nantes, qui a collaboré à Diplab…
« J’avais 120 à 170 transcriptions à vérifier à l’heure. C’était intense. Je devais écouter des pistes audio correspondant à des bouts de conversations. » Ses corrections sont censées améliorer Cortana, l’assistante personnelle virtuelle de Microsoft…
Concrètement, un micro-travailleur peut identifier des objets sur une image, regarder des vidéos, étiqueter des contenus, traduire des courtes phrases ou encore enregistrer sa voix. Bien qu’accessible et flexible, le micro-travail s’avère précaire, comme le révèle l’étude Diplab…
Professor Paola Tubaro of CNRS, France’s national scientific research centre, says microworking is not a temporary phenomenon but structural to the development of new technologies like AI . “Even if machines learn, say, how to recognise cats and dogs, you still need to feed them more details to recognise.” As these technologies expand so will the need for people to feed in the data, she says…
56% des microtravailleurs sont des femmes, qui effectuent ces tâches le soir, après leur journée de travail. A. Nakic / Getty Images
La toute première étude sur le microtravail en France vient d’être dévoilée. 260 000 «travailleurs du clic» effectueraient ces petites tâches rémunérées de quelques centimes à quelques euros, destinées pour la plupart à alimenter les nouveaux outils numériques. Les sociologues Antonio Casilli et Paola Tubaro nous en disent plus.
Vous publiez aujourd’hui un rapport complet sur le microtravail en France. Pouvez-vous nous dire ce qu’on entend par microtravail? Paola Tubaro1:
Ce sont des tâches courtes, répétitives et assez rébarbatives,
effectuées pour la plupart devant un ordinateur : identifier des objets
sur une image, étiqueter des contenus, enregistrer sa voix en lisant de
courtes phrases, traduire de petits bouts de texte… De façon plus
marginale, photographier des étiquettes de prix avec son Smartphone ou
l’emplacement de produits dans un supermarché, effectuer de petites
tâches proposées via une application (comme, depuis tout récemment,
recharger à son domicile des trottinettes électriques, NDLR), relèvent
aussi du microtravail. Ces activités faiblement rémunérées, de quelques
centimes à quelques euros la tâche, ne supposent pas de qualifications
particulières. Elles sont proposées par des plateformes spécialisées
dans le microtravail, qui font office d’intermédiaires entre les
microtravailleurs et les entreprises pour lesquelles ces opérations sont
exécutées.
Le microtravail recouvre un ensemble de tâches courtes, répétitives, effectuées pour la plupart devant un ordinateur. Illustration : C. Buée – Source DiPLab
À quoi servent ces microtâches, exactement?
Antonio Casilli2:
Une grande partie d’entre elles sont destinées à alimenter les
technologies dites « intelligentes ». Ainsi, pour préparer un assistant
vocal comme Alexa d’Amazon, capable de comprendre les demandes qu’on lui
adresse, il faut produire une masse d’exemples de langage naturel
humain, avec une pluralité d’accents et de bruits de fond, dans les
langues de tous les pays où l’outil va être commercialisé…
On parle beaucoup de “machine learning”, mais
cela n’est possible que si on fournit à la machine des données qu’elle
sait utiliser. Et ce sont des humains, en l’occurrence les
microtravailleurs, qui produisent les exemples nécessaires à cet
apprentissage.
Même chose pour la voiture autonome sur laquelle beaucoup
d’entreprises travaillent : il faut fournir à l’intelligence
artificielle des décryptages d’images toujours plus fins, identifier les
feux rouges, les passages piétons, les devantures de magasins… de
toutes les formes et dans tous les contextes possibles. On parle
beaucoup de machine learning, d’« apprentissage machine », mais
cela n’est possible que si on fournit à la machine des données
utilisables qu’elle saura reconnaître et ranger. Et ce sont des humains,
en l’occurrence les microtravailleurs, qui produisent les exemples
nécessaires à cet apprentissage. Ce sont aussi eux qui testent ces
outils intelligents et vérifient qu’ils interprètent correctement les
données.
De quand date le phénomène du microtravail? P. T.:
Le phénomène a commencé aux États-Unis au milieu des années 2000 avec
le lancement par Amazon de Mechanical Turk, première plateforme de
microtravail. Mais il n’a réellement débuté en France que dans les
années 2010. Depuis, le microtravail a pris de l’ampleur : nous avons
dénombré 23 plateformes de microtravail dans l’Hexagone, dont 14 sont de
nationalité française, à l’image de la plus grosse d’entre elles, Foule
Factory, aussi connue sous le nom de Wirk, sur laquelle nous avons
interrogé près de 1 000 microtravailleurs dans le cadre de notre étude.
Mechanical Turk, la plateforme de microtravail d’Amazon, est
une allusion au Turc mécanique, une supercherie du XVIIIe siècle : un
automate censé jouer aux échecs, mais qui en réalité dissimule un
humain.
Humboldt-Universitaet zu Berlin / Bridgeman Images
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Sait-on combien il y a de microtravailleurs en France? A. C.:
Ne pouvant nous reposer sur les seules déclarations des plateformes,
nous avons croisé plusieurs méthodes, qui nous ont permis d’aboutir à
trois estimations différentes : en France, 15 000 personnes seraient
très actives et se connecteraient chaque semaine sur les plateformes de
microtravail ; 50 000 seraient des microtravailleurs réguliers et se
connecteraient au moins une fois par mois ; enfin, nous avons dénombré
260 000 microtravailleurs occasionnels, qui constituent une véritable
« armée numérique de réserve » pour les plateformes en cas de besoin. Il
faut savoir que les microtravailleurs inscrits sur ces plateformes ne
connaissent généralement pas le nom de l’entreprise pour laquelle ils
effectuent ces tâches, ni le projet dans lequel elles s’inscrivent, ce
qui peut générer pas mal de frustration et une vraie perte de sens.
D’autant que les plateformes généralistes commencent à céder la place à
des structures en couches encore plus opaques : une plateforme s’occupe
de la contractualisation, une autre met en relation avec le client, une
troisième gère le paiement et c’est encore sur une autre plateforme que
le microtravailleur effectue les tâches. Ces chaînes longues, qui
entraînent une dilution complète du lien de subordination – parfois les
différentes plateformes ne sont même pas dans le même pays ! –,
apparaissent du fait des exigences des grandes entreprises clientes qui
essaient de se protéger au maximum du regard de la concurrence,
notamment dans le domaine très stratégique de la voiture autonome.
Quel est le portrait-robot du microtravailleur? A. C.:
Notre enquête révèle une géographie sociale marquée par la précarité,
dont certains aspects sont assez alarmants. Le microtravailleur est
d’abord une microtravailleuse, souvent chargée de famille et possédant
un emploi principal à côté. 56 % des microtravailleurs en France sont en
effet des femmes ; 63 % des microtravailleurs ont entre 25 et 44 ans,
et 64 % ont un emploi principal. Ils travaillent dans les secteurs de la
santé, de l’éducation, ou encore dans les services publics… et
utilisent le microtravail comme revenu de complément.
Le microtravailleur est d’abord une
microtravailleuse, souvent chargée de famille et possédant un emploi
principal à côté. De façon assez surprenante, pour des tâches dont on
dit qu’elles ne demandent aucune qualification, il est plus diplômé que
la moyenne de la population.
L’investissement des femmes dans le microtravail, assez important
dans certains cas, montre un glissement de celles-ci vers la « triple
journée » : l’activité sur les plateformes de microtravail vient
s’ajouter à un emploi à temps plein et aux tâches ménagères et
familiales. À noter que 22 % des microtravailleurs sont au-dessous du
seuil de pauvreté, ce qui confirme un réel problème de précarité
économique dans notre pays. Enfin, et c’est assez surprenant pour des
tâches dont on dit qu’elles ne demandent aucune qualification, les
microtravailleurs sont plus diplômés que la moyenne de la population.
Ainsi, 43 % ont un diplôme supérieur à Bac+2. Leur motivation principale
pour le microtravail est avant tout l’argent, mais aussi la flexibilité
qu’il autorise : on peut se connecter à n’importe quelle heure et y
passer le temps que l’on souhaite puisque l’on est généralement payé à
la pièce.
Photographier des produits dans des supermarchés pour
alimenter des bases de données, une tâche parmi d’autres du
microtravail, rémunérée quelques centimes d’euros par produit.
P. Turpin / Photononstop
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Sous quel statut ces «travailleurs du clic», comme on les appelle aussi, travaillent-ils ? Et quels sont leurs revenus? P. T.: On
ne peut pas parler de statut, puisque les microtravailleurs ne signent
pas de contrat de travail et ne sont pas non plus entrepreneurs
indépendants. Leur activité est régie par des formes de contrats
diverses, qui vont du simple « accord de participation » à l’adhésion
aux conditions générales d’utilisation. Ils ne bénéficient d’aucune
protection, ne cotisent pas à la retraite ou au chômage… Et n’ont
actuellement aucun moyen de faire valoir cette expérience dans le cadre
d’un parcours professionnel. Le microtravail a la particularité d’être,
de façon générale, invisible, effectué à la maison, ce qui rend très
difficile sa valorisation, mais aussi toute forme d’organisation
collective. Les risques inhérents à cette activité existent pourtant,
notamment les risques psycho-sociaux, même s’ils sont difficiles à
évaluer. Nous parlions tout à l’heure de perte de sens, mais cela peut
aller plus loin : certains microtravailleurs ont pu se retrouver en
situation de modérer des contenus violents pour les réseaux sociaux
– par exemple, des vidéos de nature terroriste –, ou de discriminer des
photos à caractère pornographique ou non…
A. C.: Les revenus perçus sont en
moyenne de 21 euros par mois, ce qui masque évidemment des réalités
différentes, entre celui qui travaille occasionnellement et celui qui se
connecte trois fois par semaine. Mais il ne faut pas espérer gagner un
salaire avec cette activité, même en y passant huit heures par jour.
Le microtravail a la particularité d’être
invisible, effectué à la maison, ce qui rend très difficile sa
valorisation, mais aussi toute forme d’organisation collective. Les
risques inhérents à cette activité, notamment psycho-sociaux, existent
pourtant.
Si les plateformes rémunèrent les tâches en référence au SMIC horaire
– à la condition expresse que celles-ci soient validées par le client,
ce qui n’est pas toujours le cas –, les microtravailleurs passent en
réalité autant de temps à essayer de comprendre les consignes et à
échanger sur les forums de microtravail qu’à réaliser effectivement les
tâches. Or ce temps n’est pas rémunéré. Même chose pour les
qualifications que les plateformes demandent aux microtravailleurs pour
réaliser certaines activités, comme de petites traductions. Pour passer
une qualification en arabe, par exemple, il faut accomplir un certain
nombre de tâches qui ne seront pas payées… Et ces qualifications ne sont
valables que sur une seule plateforme, il faudra donc tout recommencer
avec la suivante.
Derrière les voitures autonomes, se cache une armée de
microtravailleurs qui fournit à l’intelligence artificielle des
décryptages d’images au pixel près.
M. Handrek-Rehle / Bloomberg via Getty Images
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Selon vous, quel est l’avenir du microtravail en France? P. T.:
Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène temporaire, car les
besoins du secteur du numérique et de l’intelligence artificielle ne
cessent de croître et d’évoluer. Il y a quelques années, on demandait
aux robots de pouvoir distinguer un chien d’un chat… Aujourd’hui, ils
font ça très bien, mais d’autres demandes beaucoup plus complexes sont
apparues. Pour les voitures autonomes, qui occupent beaucoup les
plateformes de microtravail depuis deux ans, les clients veulent
désormais des images annotées au pixel près… Le mythe selon lequel
l’automatisation allait supprimer les emplois peu qualifiés se révèle
faux : derrière l’intelligence artificielle, il faut certes des
ingénieurs et des informaticiens, mais il faut également une armée de
microtravailleurs qui n’est pas près de disparaître. C’est pour cette
raison que la société doit aujourd’hui s’en préoccuper. Elle doit se
demander quelle place sociale elle veut réserver au microtravail et
comment mieux l’encadrer. Les syndicats, et notamment Force ouvrière qui
est partenaire de cette étude, commencent à s’emparer de la question.
La présence de France Stratégie (organisme public d’études et de
prospective, placé sous l’autorité du Premier ministre, NDLR) parmi nos
financeurs montre que les services de l’État prennent aussi conscience
du phénomène. ♦
L’intégralité du rapport sur le microtravail est téléchargeable à l’adresse : diplab.eu
Rendez-vous : Conférence de restitution du rapport sur le microtravail, organisée par France Stratégie et la Maison des sciences de l’Homme Paris Saclay.
Le 13 juin de 9 h à 17 h 30. Lieu : France Stratégie, Paris 7e
1. Paola Tubaro est sociologue au Laboratoire de recherche en informatique (CNRS/Université Paris-Sud/CentraleSupélec).
2.
Antonio Casilli est sociologue à l’Institut interdisciplinaire de
l’innovation (CNRS/Mines ParisTech/Télécom ParisTech/École
polytechnique). Il a publié « En attendant les robots, enquête sur le
travail du clic » aux éditions du Seuil en janvier 2019.