Interview dans Ouest-France (16 juin 22)

Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, de nombreux Français sont contraints de recourir à un petit boulot. Mais les plateformes ont changé les règles du jeu… Décryptage/itw dans Ouest France.

Microtravail en ligne, chauffeur Uber, bricoleur Ikea… Le boom des nouveaux jobs d’appoint en France

Propos recueillis par Gaëlle FLEITOUR

Depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, de nombreux Français sont contraints de recourir à un petit boulot pour joindre les deux bouts. Mais le numérique a changé les règles du jeu… Décryptage avec le sociologue Antonio Casilli.

Ce n’est pas leur métier principal. Mais quelques heures par semaine, ils sont chauffeurs Uber, monteurs de meubles pour Ikea ou bien encore travaillent pour la plateforme Amazon Mechanical Turk (une référence au prétendu automate du XVIIIe siècle, qui dissimulait une personne bien vivante). Confrontés à des problèmes de pouvoir d’achat, de nombreux Français se retrouvent contraints d’exercer des petits boulots supplémentaires. Dont la typologie a été bouleversée par le numérique, raconte Antonio Casilli, professeur de sociologie à l’Institut Polytechnique de Paris. Il est le cofondateur de l’équipe de recherche DiPLab sur le travail en ligne, et auteur du livre En attendant les robots : enquête sur le travail du clic (Éditions du Seuil). Entretien.

Antonio Casilli, comment expliquer que de nombreux Français se retrouvent à travailler en plus de leur emploi ?

La crise sanitaire est survenue à un moment où le marché du travail au niveau international était dans une situation de prolifération des emplois formels, c’est-à-dire des personnes qui avaient un vrai emploi salarié. Cela a été complètement bouleversé par deux ans et demi de crise sanitaire, qui a aussi été une crise économique, puis a empiré avec la guerre en Ukraine.

La reprise s’est caractérisée par une réouverture du marché du travail. Mais le nouvel emploi n’apporte souvent plus autant qu’auparavant en termes de pouvoir achat, ou de stabilité, car de nombreux secteurs d’activité restent fragilisés par le contexte géopolitique. Conséquence : même les gens qui ont une source principale de revenus cherchent des petits jobs à côté.

Et pendant la crise sanitaire, il y a eu une augmentation phénoménale des effectifs des plateformes de travail (livraison, petits jobs sur place ou à distance), ce qui a déterminé quelque chose de paradoxal : les revenus des personnes sur ces plateformes ont baissé, car plus il y a de monde qui s’inscrit, plus les travailleurs se font concurrence entre eux, plus les plateformes et leurs clients peuvent se permettre de baisser les taux horaires et le niveau de rémunération… Ce qui rend ces travailleurs encore plus dépendants de ces plateformes !

Quel est le profil de ceux qui exécutent ces missions ?

Il est très varié en France. On recense dans nos enquêtes des personnes qu’on appelle en anglais des slash workers : les travailleurs qui ont une activité principale ainsi qu’une autre activité. Exemples, jardinier / technicien du son, ou intermittent du spectacle / livreur Deliveroo. Cela fait partie d’une population, pas forcément jeune, mais souvent urbaine, qui est confrontée à un besoin d’intégrer ces revenus complémentaires, et parfois commence carrément à développer une double carrière.

L’autre profil, ce sont des gens exclus du marché du travail parce qu’ils sont sans papiers, ou en raison de leur niveau d’études ou d’un handicap. Après, il reste extrêmement difficile d’introduire de la stabilité pour ce type de métiers.

Quelles sont les différentes sortes de petits boulots ?

Il y a une grande différence entre les petits jobs qui relèvent de missions souvent sur une base locale, avec un début et une fin et une composante matérielle très visible (monter des meubles, faire de la logistique) et ce qu’on appelle du « microtravail ». Ce dernier s’applique plus à une activité à distance, parfois externalisée dans d’autres pays pour leurs coûts bas de main-d’œuvre. Il est lié à l’émergence d’automatisation de tâches productives : c’est un travail pour nourrir l’intelligence artificielle.

Ce mouvement du numérique proposant de plus en plus de travaux à la tâche, vous l’appelez DiPLab (de Digital Platform Labor). En quoi est-ce lié à l’explosion de l’intelligence artificielle ?

Notre équipe l’étudie depuis cinq ans. Des gens réalisant des activités semblant anodines sur une plateforme, comme écouter des extraits d’une vidéo pour la classer ou l’évaluer, cela peut paraître inutile, mais nous avons progressivement compris qu’ils entraînaient ainsi les algorithmes, qui sont les modèles mathématiques derrière l’intelligence artificielle. C’est ainsi que YouTube ou Google, en plus de s’aider de vos propres habitudes de consultation, peuvent vous faire des recommandations de vidéos.

Quelle est l’ampleur de ce travail à la tâche en France et dans le monde ?

En 2019, lors de notre première enquête sur le microtravail en France, nous avions recensé 260 000 travailleurs occasionnels, soit un marché déjà important. Des chercheurs d’Oxford estiment aujourd’hui à plus de 16 millions le nombre de personnes dans le monde qui effectueraient des tâches de ce type ! Nous avons récemment étudié le Madagascar et le Venezuela, qui sont les centres névralgiques de cette industrie : c’est là que les grandes entreprises françaises et internationales se servent pour avoir des données de bonne qualité.

Il s’agit pour les entreprises de disposer d’une sous-traitance peu onéreuse ?

Cela n’est pas nouveau, l’intérim y répondait déjà, par exemple. Mais il faut bien s’entendre sur quelles sont ces entreprises. Il y a celles qu’on reconnaît : de grandes plateformes comme Uber, Airbnb qui, de fait, offrent une forme de travail « jetable » (disposable en anglais), mais qui en même temps n’ont pas vocation à être des entreprises. Les vraies entreprises, ce sont les clients de ces plateformes, comme le restaurant qui a un contrat avec Deliveroo, et le groupe qui sous-traite des tâches de comptabilité…

Quels sont les risques pour ces travailleurs, qui sont certes autonomes mais payés chichement et sans personne pour défendre leurs droits ?

Il y a certains risques particulièrement liés à cette « plateformatisation » du travail. Cela concerne autant le livreur que le monteur de meubles ou celui qui travaille pour une intelligence artificielle : que ces plateformes essaient de passer outre la protection des travailleurs. Il faut que le législateur intervienne de manière plus pressante pour faire requalifier leur statut en contrat de travail. Sinon on risque d’assister à une véritable érosion des droits liés à la protection sociale des salariés.

Il y a par ailleurs un risque de concurrence intense entre ces travailleurs : ceux des pays du Sud seront probablement plus prêts à travailler pour une rémunération moins importante.