Le jour 3 janvier 2019 Pixels, le supplément numérique du quotidien Le Monde, publie en avant-première des extraits de mon ouvrage En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Editions du Seuil, 2019) à l’occasion de sa parution.
Derrière l’illusion de l’intelligence artificielle, la réalité précaire des « travailleurs du clic »
Dans son livre, dont nous publions les bonnes feuilles, le sociologue Antonio Casilli enquête sur le travail invisible et précarisé qui se cache derrière les IA et les algorithmes.
Pour
la majorité des services et fonctionnalités des sites Web, applications
et objets connectés, les fabricants vantent – et vendent – désormais de
nouvelles solutions numériques personnalisées grâce aux intelligences
artificielles et aux algorithmes qu’ils ont mis au point. Modération de
contenus sur les réseaux sociaux, applications de livraison de repas ou
de véhicules avec chauffeur, vente de produits culturels ou de
vêtements, enceintes avec assistant vocal…, nos vies seraient
désormais facilitées par les robots et autres solutions intelligentes.
Cet argument promotionnel ravive la vieille idée selon laquelle le
travail humain est peu à peu remplacé par les machines.
Dans son livre enquête En attendant les robots : enquête sur le travail du clic , qui paraît jeudi 3 janvier aux éditions du Seuil et que Le Monde a pu lire en exclusivité, le sociologue Antonio Casilli montre au contraire que ces avancées numériques ne fonctionnent pas sans digital labor ,
un travail humain invisibilisé et précarisé à grande échelle. En
exposant les différentes facettes de ce que l’on appelle aussi le «
travail du clic » – des internautes qui alimentent gratuitement les
réseaux sociaux aux travailleurs des « fermes à clic » en passant par
les prestataires de l’économie « ubérisée » -, Antonio Casilli
démystifie l’illusion du tout automatique. Il rappelle aussi que ces
nouvelles formes de travail, exercées par des millions de personnes dans
le monde, sont un enjeu majeur de l’économie du XXIe siècle.
Bonnes feuilles. C’est en 2017 que j’interviewe Simon. Ce n’est pas son vrai nom, comme par ailleurs SuggEst n’est pas le vrai nom de la start-up qu’il intègre en 2016 en qualité de stagiaire, à la fin de son master Sup de Co. En revanche, l’entreprise existe et se porte bien. C’est une « pépite » du secteur innovant, spécialisée en intelligence artificielle (IA). SuggEst vend une solution automatisée de pointe qui propose des produits de luxe à des clients aisés. Si vous êtes une femme politique, un footballeur, une actrice ou un client étranger – comme l’explique la présentation du site -, en téléchargeant l’application, vous recevez des offres « 100 % personnalisables des marques françaises les plus emblématiques de l’univers du luxe, dans des conditions privilégiées » .
C’est « grâce à un procédé d’apprentissage automatique »
que la start-up devine les préférences de ces personnalités et anticipe
leurs choix. L’intelligence artificielle est censée collecter
automatiquement leurs traces numériques sur des médias sociaux, leurs
posts, les comptes rendus d’événements publics auxquels ils ont
participé, les photos de leurs amis, fans, parents. Ensuite, elle les
agrège, les analyse et suggère un produit.
Jouer les intelligences artificielles
Derrière cette machine qui apprend de manière anonyme, autonome et
discrète se cache toutefois une réalité bien différente. Simon s’en rend
compte trois jours après le début de son stage, quand, au hasard d’une
conversation autour de la machine à café, il demande pour quelles
raisons la start-up n’emploie pas un ingénieur en intelligence
artificielle ni un data scientist . L’un des fondateurs lui avoue que la technologie proposée à leurs usagers n’existe pas : elle n’a jamais été développée. « Mais l’application offre bien un service personnalisé ? » ,
s’étonne Simon. Et l’entrepreneur de lui répondre que le travail que
l’IA aurait dû réaliser est en fait exécuté à l’étranger par des
travailleurs indépendants. A la place de l’IA, c’est-à-dire d’un robot
intelligent qui collecte sur le Web des informations et restitue un
résultat au bout d’un calcul mathématique, les fondateurs de la start-up
ont conçu une plate-forme numérique, c’est-à-dire un logiciel qui
achemine les requêtes des usagers de l’application mobile vers…
Antananarivo.
C’est, en effet, dans la capitale de Madagascar que se trouvent des personnes disposées à « jouer les intelligences artificielles » .
En quoi consiste leur travail ? La plate-forme leur envoie une alerte
avec le nom d’une personnalité-cible qui se sert de l’application.
Ensuite, en fouillant les médias sociaux et les archives du Web, ils
collectent à la main un maximum d’informations sur son compte : des
textes, des photos, des vidéos, des transactions financières et des
journaux de fréquentation de sites… Ils font le travail qu’un bot, un
logiciel d’agrégation de données, aurait dû réaliser. Ils suivent cette
personnalité sur les réseaux, parfois en créant de faux profils, et
rédigent des fiches avec ses préférences à envoyer en France. Ensuite,
SuggEst les agrège et les monétise auprès d’entreprises du luxe, qui
proposent les offres. Combien sont-elles, sur terre, ces petites mains
de l’intelligence artificielle ? Personne ne le sait. Des millions,
certainement. Et combien sont-elles payées ? A peine quelques centimes
par clic, souvent sans contrat et sans stabilité d’emploi. Et d’où
travaillent-elles ? Depuis des cybercafés, aux Philippines, chez elles
en Inde, voire depuis des salles informatiques d’universités au Kenya.
Pourquoi acceptent-elles ce job ? La perspective d’une rémunération,
sans doute, surtout dans des pays où le salaire moyen d’un travailleur
non qualifié ne dépasse pas les quelques dizaines de dollars par mois.
Des petites mains qui actionnent la marionnette
L’implication humaine est nécessaire autant pour des raisons techniques
que commerciales. Les intelligences artificielles, on le verra, se
basent largement sur des procédés d’apprentissage automatique que l’on
appelle « supervisé » : les
machines apprennent à interpréter les informations et à réaliser des
actions au fil des interactions avec l’accompagnement de « professeurs »
humains. Ces derniers proposent les exemples de processus cognitifs que
les systèmes intelligents apprennent à reproduire. C’est un temps de
formation, d’entraînement de logiciels encore gauches. Mais cet
apprentissage ne s’interrompt jamais.
Ce qui aujourd’hui attire
notre attention n’est pas le geste expert des informaticiens qui
conçoivent les systèmes ou des ingénieurs qui mettent en place l’IA
forte, mais bien les milliards (oui, des milliards…) de petites mains
qui, au jour le jour, actionnent la marionnette de l’automation faible.
C’est un travail humble et discret, qui fait de nous, contemporains, à
la fois les dresseurs, les manouvriers et les agents d’entretien de ces
équipements. La complexité, l’étendue et la variété des tâches
numériques nécessaires pour permettre le fonctionnement des assistants
virtuels font du digital labor un
objet d’étude incontournable. Mais dès lors que les intelligences
artificielles ne sont pas complètement automatisées, le doute surgit
qu’elles puissent ne pas l’être du tout.
L’intervention humaine se manifeste alternativement au travers d’actions visant tantôt à faciliter ( enable ), tantôt à entraîner ( train ) et parfois même à se faire passer pour ( impersonate )
des intelligences artificielles. […] Les tâches qui permettent aux
intelligences artificielles d’exister et de fonctionner font l’objet
d’annonces, d’enchères, d’appariements sur des sites spécialisés en
sous-traitance (ou en micro-sous-traitance). Dans d’autres cas, les
négociations sont de nature non pécuniaire, par exemple quand la
contribution humaine au fonctionnement des intelligences artificielles
n’est pas encadrée par une simple transaction, mais par un système
complexe d’incitations de nature économique (par exemple des bons
d’achats, des services en échange de prestations) ou non économique
(plaisir, reconnaissance, jeu, etc.).
Des « microtâcherons » du Web
Le premier type de digital labor
renvoie au travail à la demande mettant en relation des demandeurs et
des fournisseurs potentiels de prestations, que l’on peut associer à des
plates-formes comme Uber ou Deliveroo, dont les applications et les
sites Web composent une « économie de petits boulots » ( gig economy ).
En surface, l’usager-prestataire réalise des tâches manuelles en temps
réel pour assurer des services de transport, d’hébergement, de
livraison, d’aide à la personne, de réparation ou d’entretien. En
profondeur, comme pour tous les types de digital labor ,
il produit des données, à cette différence près que leur extraction
demande davantage d’effort physique de sa part. Il s’agit d’activités
que l’on peut difficilement confondre avec du loisir : malgré la
présence d’éléments de sociabilité, leur pénibilité est reconnaissable,
et leurs composantes visibles (conduire, accueillir, s’occuper d’une
livraison) demeurent centrales. De même, la dépendance (parfois
seulement économique, parfois formalisée par un contrat) de l’usager
vis-à-vis de la plate-forme est évidente.
Le deuxième type de digital labor
que l’on rencontre sur les plates-formes numériques est le
microtravail. Le terme désigne la délégation de tâches fractionnées aux
usagers de portails comme Amazon Mechanical Turk ou Clickworker. Dans la
mesure où des travailleurs y sont recrutés en nombre, on parle parfois
de « travail des foules » ( crowdwork ). Parce qu’ils exécutent des activités standardisées et à faible qualification, on leur donne parfois le nom de « microtâcherons » .
Ceux qui demandent l’effectuation des tâches sont des entreprises, des
institutions publiques (surtout de recherche), voire des particuliers.
Ce type de digital labor est strictement lié à la pratique du « calcul assisté par l’humain » ( human-based computation ),
qui consiste à dépêcher des travailleurs pour effectuer des opérations
que les machines sont incapables d’accomplir elles-mêmes. Le
microtravail consiste en la réalisation de petites corvées telles que
l’annotation de vidéos, le tri de tweets, la retranscription de
documents scannés, la réponse à des questionnaires en ligne, la
correction de valeurs dans une base de données, la mise en relation de
deux produits similaires dans un catalogue de vente en ligne, etc. Pour
leurs activités, les usagers reçoivent des rémunérations pouvant aller
de quelques euros à moins d’un centime par tâche. Comme dans l’économie à
la demande, les plates-formes prélèvent une commission sur toute
transaction, bien que des formes de microtravail non rémunérées soient
aussi courantes.
Quoique avec un niveau d’organisation et de
contestation moins important que dans le cas de l’économie à la demande,
le microtravail n’est pas dénué de luttes et de conflits pour la
reconnaissance des droits des usagers. En effet, la rhétorique
commerciale des investisseurs et des concepteurs de ces services cherche
constamment à reléguer ces tâches en dehors du « vrai travail » .
Les interfaces des applications sont conçues pour être ludiques et
engager les usagers à s’en servir en minimisant la perception de la
pénibilité des missions qu’on leur confie. La rémunération modique
qu’ils en retirent contribue elle aussi à éloigner les soupçons qu’il
s’agit d’une activité travaillée, niant par là même tout lien de
subordination. Usagers et propriétaires des plates-formes s’accordent
pour dire que le microtravail peut tout au plus donner lieu à un
complément de revenu, mais difficilement à un revenu principal. Le
niveau de qualification est souvent faible, ce qui explique que ces
microprestations favorisent aussi l’entrée sur le marché du travail de
personnes affichant une extrême variété aussi bien par leur niveau
d’éducation, leurs compétences linguistiques que par leur culture du
travail.
La promesse fallacieuse de l’émancipation
Clé de voûte des modèles d’affaires des plates-formes numériques orientées vers la production de solutions « intelligentes » , le digital labor influence de larges écosystèmes d’entreprises et
irrigue les marchés actuels. Les modèles d’organisation du travail
humain qu’il inspire présentent une forte variabilité. Les utilisateurs
d’applications à la demande et les abonnés de médias sociaux se situent
aux extrêmes d’un éventail de situations, dont les constantes sont la
tâcheronnisation et la datafication. Le digital labor peut être tantôt assimilé à du freelancing, tantôt au travail temporaire, aux « contrats zéro heure » comme pour certains livreurs à la demande, voire au travail à la pièce pour les microtravailleurs, au travail « gratuit »
ou rémunéré par des avantages en nature (bons d’achat, produits, accès à
des services premium) pour les membres de plates-formes sociales.
Néanmoins, le digital labor
est une occupation qui peine à être reconnue comme relevant du travail
au regard des critères de définition de l’emploi formel. Son
rapprochement avec d’autres formes de travail invisible (domestique,
ludifié, « du consommateur » , « des publics » ,
immatériel) ayant fait surface au cours des dernières décennies fait en
l’occurrence apparaître que la position relative d’un travailleur des
plates-formes, les conditions matérielles et la nature de ses activités
sont largement influencées par le degré d’ « ostensibilité » de ses tâches.
A travers la promesse fallacieuse de l’émancipation par l’automation et
le spectre menaçant de l’obsolescence du travail humain, les
plates-formes numériques condamnent la multitude grandissante des
tâcherons du clic à une aliénation radicale : oeuvrer inlassablement à
leur propre disparition en s’effaçant derrière des machines dont ils
sont et resteront les rouages indispensables. Pour contrer cette
destinée funeste, la reconnaissance du digital labor s’impose comme un objectif politique majeur, afin de doter les « travailleurs digitaux » d’une véritable conscience de classe en tant que producteurs de valeur.