sociologie du travail

Dans Le temps du débat (France Culture, 1 mai 2020)

LE TEMPS DU DÉBAT par Emmanuel Laurentin

Bascule-t-on vers un autre monde du travail ?

Taux de chômage en forte hausse, nouvelle échelle de valeurs et d’utilité sociale, visibilisation des précaires, télétravail : la crise sanitaire a bousculé notre quotidien de travailleurs et travailleuses, jusqu’à ce 1er Mai bien empêché. 

Depuis le début du confinement, l’équipe du Temps du débat a rassemblé sur le site de France Culture, plus d’une vingtaine de textes d’écrivains, d’artistes ou d’intellectuels du monde entier qui nous ont donné leur regard sur la crise en cours. Nous `

En ce Premier mai, nous nous demandons si la crise du Covid-19 va nous faire basculer dans un autre monde du travail.

Cette semaine, nous avons en effet tous appris que le nombre de chômeurs  avait augmenté de 7,1% en mars sous le coup de la crise et de l’arrêt massif de nombreux secteurs d’activité. Parallèlement, un discours volontariste, voire optimiste, s’est développé ces dernières semaines, prônant le changement des modes de  travail à la suite de l’expérimentation forcée du télétravail pendant le confinement.

Or, celui-ci n’a touché au maximum qu’un quart des françaises et français. N’est-ce donc là qu’une projection sans fondement ? Cette crise va-t-elle donner lieu, au contraire, à des bouleversements dans le monde du travail ? Ou ne va-t-elle qu’accélérer des transformations déjà en cours ?  

Digital platform labor : transformations du travail et nouvelles inégalités planétaires

Intervention aux Ministères économiques et financiers, Bercy (13 septembre 2016).

 

Antonio A. CASILLI.

Plateformes et transformations de l’entreprise

Le bouleversement numérique entraîne beaucoup de confusion sémantique. On parle parfois de « disruption », d’« uberisation ». Les consultants évoquent la « transformation numérique », les entités politiques et les corps intermédiaires utilisent souvent le terme de « révolution numérique », alors qu’en Allemagne et dans le sud de l’Europe est évoquée l’« industrie 4.0 ».

On retiendra ici la notion de « plateformisation », tout en excluant l’idée d’automatisation ou de remplacement des êtres humains par les robots, car cette idée n’est pas vérifiée aujourd’hui, malgré la prophétie de l’étude d’Oxford de 2013, qui a été mentionnée plus haut. L’histoire de l’économie regorge de prophéties de ce type : l’économiste Thomas Mortimer[1] annonçait déjà l’« exclusion du travail du genre humain » avec l’apparition des premiers moteurs dans les scieries ; il en va de même pour les prophéties contenues dans les Principles of Political Economy (1821) de David Ricardo , qui ne se sont jamais réalisées.

Aujourd’hui la plateformisation entraîne non pas la disparition du travail, mais une modification du ratio travail/emploi. Pour définir une plateforme, il faut revenir à la relation entre marché et entreprises. Selon la vision classique de l’économiste Ronald Coase[2], le capitalisme moderne se caractérise par une séparation nette entre le marché – où l’on s’expose au risque, à la volatilité des prix et des transactions, etc. – et l’entreprise, qui internalise un ensemble de coûts et cherche à gérer ce risque, par exemple en mettant en place des hiérarchies précises. Or, avec les plateformes, le marché et l’entreprise, tendent à se confondre, comme c’est le cas pour Amazon, par exemple, qui est à la fois une entreprise et un marketplace.

En outre, ces plateformes prennent la forme de marchés bifaces : certains usagers paient ; d’autres bénéficient d’un prix nul, ou même d’un prix négatif puisqu’ils sont rétribués pour consommer. Ainsi, le modèle économique de Google se fonde sur le marché de la publicité : l’utilisateur vit dans l’illusion de la gratuité du service rendu, alors que les annonceurs paient pour acheter les données. En outre, les plateformes se caractérisent par leur capacité à coordonner des catégories disparates d’utilisateurs : consommateurs, producteurs, livreurs, opérateurs logistiques, systèmes de paiement. Plusieurs acteurs économiques doivent donc se coordonner au moment de la transaction. Les GAFA sont le plus souvent évoqués, mais leur hégémonie ne s’étend pas au monde entier : on trouve en Chine le géant chinois Alibaba[3], et les Russes préfèrent le réseau social Vkontakte[4] à Facebook.

Captation de la valeur issue des usages

Ces plateformes opèrent une captation de la valeur créée par les usagers, ce qui produit un changement du ratio entre la valeur produite et la valeur captée. Ainsi, les réseaux sociaux se fondent sur des contributions bénévoles – même si elles sont plus rares que cela est souvent imaginé : elles sont toutes valorisables sur ces plateformes qui produisent très peu de valeur en elles-mêmes.

Par ailleurs, les plateformes s’appuient sur une vaste économie des données personnelles. Le traitement automatique de bases de données massives collectées à partir des données des utilisateurs ne concerne plus seulement Apple, Alphabet, Microsoft, Facebook et Amazon, qui sont les cinq premières capitalisations boursières mondiales. Les entreprises du CAC 40 adoptent progressivement les mêmes réflexes. Ainsi, la SNCF ambitionne à monétiser les données de ses utilisateurs pour optimiser son réseau et pour faire évoluer son modèle d’affaires. Cet effort se manifeste par exemple par la création de TGVpop[5], un mix d’Uber, de Facebook et de la SNCF : certains trains ne circulent que s’ils affichent suffisamment de « likes ». Comme Laurent Gille l’évoque dans l’ouvrage Aux sources de la valeurDes biens et des liens[6], ce sont ainsi les relations qui deviennent sources de valeur, et non plus des biens.

Dans ce contexte, les plateformes opèrent encore un autre changement, plus important pour notre propos : celui du ratio entre emploi formel – rémunéré par un salaire établi par contrat de travail – et travail implicite. Ce dernier apparaît lorsque les utilisateurs transmettent leurs données personnelles ou laissent connaître des comportements monétisables. La plateformisation transforme les entreprises en mécanismes de coordination d’acteurs sociaux qui opèrent une marginalisation – ou crowding out, c’est-à-dire éviction – de la force de travail. Un nombre de plus en plus réduit de personnes travaillent au sein de entreprises-plateformes (salariés formels) tandis que l’essentiel de l’activité est réalisé à ses alentours via des mécanismes d’externalisation (sous-traitance, offshoring, essaimage, etc.), où travaillent les communautés d’usagers. Ces derniers se transforment ainsi en coproducteurs, notion déjà identifiée par les sociologues dans les années 1970 dans le travail produit autour des entreprises. Le travail des consommateurs, concerne non seulement Internet mais aussi toutes les grandes surfaces où chacun devient son propre caissier, son propre évaluateur, formateur, contre-maître, comme l’explique la sociologue Marie-Anne Dujarier[7]. Il s’agit à présent d’associer à ces aspects la reconnaissance du travail immatériel des personnes qui produisent des contenus cognitifs.

Le digital labor

En français, on ne traduit pas le terme digital labor, car le mot « travail » a plusieurs sens : il désigne à la fois la transformation de la réalité physique (ce que les allemands appelleraient Werk et les anglais work) et un ensemble de relations sociales : « travailler pour », « travailler avec », etc (que les allemands appelleraient Arbeit, et les anglais, justement, labor). Le digital labor désigne alors le travail de relations sociales effectué sur les plateformes numériques. Il ne s’agit pas d’une travail « numérique », mais bien d’un travail « digital », car il est effectué avec les doigts, c’est-à-dire il est un travail du clic. Le digital labor comprend ainsi de nombreuses activités. Sur certaines plateformes, il s’agit de travail à la demande : ainsi, Uber affirme se cantonner à une intermédiation algorithmique qui garantit que le passager A rencontrera le chauffeur B. Ce dernier passe alors son temps, plus qu’à conduire à réaliser ce « travail du doigt » pour planifier sur l’application mobile son activité durant la semaine, gérer sur internet sa réputation et l’évaluation par les passagers, personnaliser son profil, effectuer de tâches de construction de la présence numérique. Il en va de même des passagers qui doivent gérer leur réputation. La gestion de l’évaluation réciproque devient un véritable travail dont chacun ressent les effets.

La plateforme Amazon Mechanical Turk[8] s’appuie sur la métaphore d’un automate joueur d’échecs qui aurait jadis défié et battu tous les grands gouvernants européens ; or cet automate contenait en fait un être humain qui actionnait les pièces. Amazon Mechanical Turk fonctionne en fait de la même manière. Le système automatique se fonde sur l’action de centaines de milliers d’humains qui réalisent un certain nombre de tâches : ils taguent des images, organisent des playlists de musiques, etc. Il importe donc de relativiser la prétendue automatisation du travail : derrière le rôle joué par l’algorithme se trouvent en effet des humains qui cliquent, moyennant une micro-rémunération. Mais cette source de gain est soustraite à toute forme de protection et de réglementation classique. La récente loi Travail n’a pas réussi à encadrer ces activités alors que Foule Factory[9] apparaît en France comme l’équivalent d’Amazon Mechanical Turk. Ces plateformes représentent un véritable marché du travail. On y trouve aussi le poids lourd chinois Zhubajie[10], l’un des plus importants opérateurs du micro-travail au monde, qui compte une dizaine de millions d’utilisateurs. Ou alors UpWork, entreprise étasunienne qui est tournée vers les pays du Sud (Afrique subsaharienne et Asie du Sud) : ces derniers ne sont pas seulement concernés par des phénomènes de consommation numérique, mais aussi par la production numérique. Le service TxtEagle permet ainsi à des personnes vivant dans des zones rurales d’Afrique de réaliser des micro-tâches pour des micro-paies.

 

De nouvelles inégalités planétaires

De nouvelles inégalités Nord-Sud émergent à travers ces plateformes. Une étude récente de l’Oxford Internet Institute[11] montre l’existence de flux de travail importants entre le sud et le nord de la planète : les pays du Sud deviennent les producteurs de micro-tâches pour les pays du Nord. Aujourd’hui, les plus grands réalisateurs de micro-taches se trouvent aux Philippines, au Pakistan, en Inde, au Népal, à Hong-Kong, en Ukraine et en Russie, et les plus grands acheteurs de leurs clics se situent aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et au Royaume-Uni. Les inégalités classiques Nord/Sud se reproduisent à une échelle considérable. D’autant qu’il ne s’agit pas d’un travail résiduel mais d’un véritable marché du travail : UpWork compte 10 millions d’utilisateurs, Freelancers.com, 18 millions, etc.

Or, ce digital labor reste invisible et échappe aux statistiques et à l’encadrement classique du travail salarié. Cela pose des problèmes, d’une part, de protection des travailleurs et, d’autre part, de dissimulation du micro-travail dans n’importe quel usage numérique. Crowdsource, lancé récemment par Google, permet d’aider l’entreprise à améliorer ses services en traduisant des textes, en tagguant des images, en retranscrivant des phrases. C’est une version mobile d’Amazon Mechanical Turk. Mais depuis longtemps, chaque fois que Google Translate est utilisé l’amélioration du moteur de traduction est proposée à l’utilisateur. Il en va de même des re-captcha[12] – ces encadrés où il est demandé à l’utilisateur de montrer qu’il n’est pas un robot en retranscrivant des lettres floues qui apparaissent à l’écran : chaque fois que l’utilisateur répond à un « re-captcha », il travaille pour Google Books, dont l’algorithme ne parvient parfois pas à reconnaître correctement les pages scannées des livres.

Le travail dissimulé du clic concerne tout le monde. Facebook, présenté comme un service gratuit, se révèle aussi être un énorme marché du clic. Aujourd’hui, l’algorithme de Facebook opère une restriction artificielle de la portée organique des posts partagés par les utilisateurs : vous avez 1000 « amis », par exemple, mais moins de 10% lit vos messages hilarants ou regarde vos photos de chatons. Officiellement, Facebook prétend qu’il s’agit ainsi de limiter les spams. Mais en fait, la plateforme invente un nouveau modèle économique visant à faire payer pour une visibilité plus vaste ce que l’usager partage aujourd’hui via le sponsoring. Ce modèle concerne moins les particuliers que les entreprises qui fondent leur stratégies marketing sur ce réseau social : ces dernières ont en effet intérêt à ce que des centaines de milliers de personnes lisent leurs messages, et elles paieront pour obtenir plus de clics. Or ce système repose sur des « fermes à clics », qui exploitent des travailleurs installés en Inde, au Pakistan, en Malaisie, etc[13]. Cet énorme marché dévoile l’illusion d’une participation volontaire de l’usager, qui est aujourd’hui écrasée par un système de production de clics fondé sur du travail caché—parce que, littéralement, à l’autre bout du monde. En filigrane, une autre question se pose. Si le clic de l’usager bénévole vaut autant que celui d’une personne payée pour le faire, certains se demandent comment rémunérer ce travail.

Facebook se fonde sur la gratuité du service offert aux usagers, la plateforme n’étant de son côté pas censée rémunérer ce que l’usager publie ou clique. Mais de plus en plus de services s’affranchissent de ce système et proposent de rémunérer la participation en ligne. Ainsi la plateforme américaine TSU[14] a développé un modèle d’affaires de rémunération de l’utilisateur : ce dernier crée un profil que TSU monétise en vendant les données à des régies publicitaires. L’entreprise captait donc 10 % sur chaque dollar perçu, l’usager 45 %, la personne qui a invité cet usager à créer un profil reçoit 30 %, et ainsi de suite. L’arrivée de chaque nouvel utilisateur donnerait lieu à une rémunération en cascade pour tous les membres du réseau. Même si personnellement je ne suis pas du tout d’accord avec ces idées de rémunération « à la tâche » ou « à la donnée », ces nouveaux modèles peuvent être perçu comme une manière d’organiser une redistribution de la valeur et de reconnaître le fait que chaque clic constitue un travail dont bénéficient ces plateformes. Alors, la question devient plutôt comment donner au collectif la valeur que les plateformes captent du collectif. Et ma position s’éloigne de celle des thuriféraires de la rémunération de chaque clic, qui créerait à mon avis une classe de prolétaires digitaux. Il faut plutôt envisager une fiscalité du numérique solide, accompagnée par une politique de redistribution qui passe par la mise en place d’un revenu universel de base. Le CNNum le pointe d’ailleurs dans un rapport remis en janvier 2016 à la ministre du Travail sur la nouvelle trajectoire « travail, emploi et numérique »[15] : il souligne l’importance du digital labor, c’est-à-dire du travail des utilisateurs et préconise la création de ce revenu de base digital.

[1] Thomas Mortimer, britannique   (1730–1810) en 1772, il écrit : « those machines are intended almost totally to exclude the labor of the human race.” …“if introduced into our dockyards etc…they would exclude the labor of thousands of useful workmen.”

[2] Ronald Coase, britannique (1910-2013), prix Nobel d’économie 1991

[3] Voir le site du groupe Alibaba : http://www.alibabagroup.com/en/global/home et https://french.alibaba.com/

[4] Voir : https://vk.com/ et arrticle du courrier de Russie avril 2016 : http://www.lecourrierderussie.com/societe/2016/04/vkontakte-saint-petersbourg/

[5] TGV pop mode d’emploi : http://www.voyages-sncf.com/tgv/tgv-pop

[6] AUX SOURCES DE LA VALEUR Des biens et des liens –L’Harmattan – Logiques sociales – juin 2006

[7] Dujarier, M.-A. (2008). Le Travail du consommateur? . De McDo à eBay: comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris: La Découverte.

[8] Cf. article de France Culture sur le Turc mécanique d’Amazon : http://www.franceculture.fr/emissions/ce-qui-nous-arrive-sur-la-toile/le-turc-mecanique-damazon# et le site d’Amazon : https://www.mturk.com/mturk/welcome

[9] Voir : https://www.foulefactory.com/

[10] Voir : http://www.witmart.com/about/overview.html

[11] Lehdonvirta, V., Barnard, H., Graham, M., and Hjorth, I. (2014) Online labour markets – levelling the playing field for international service markets? Paper presented at the IPP2014: Crowdsourcing for Politics and Policy conference, University of Oxford.

[12] CAPTCHA est l’acronyme pour « Completely Automated Public Turing Test To Tell Computers and Humans Apart ». Un Captcha est un programme de test visant à protéger un site web (souvent une page de formulaire ou d’inscription) des robots

[13] Voir article du Guardian (UK), sur les forçats des fermes à clics – août 2013  : https://www.theguardian.com/technology/2013/aug/02/click-farms-appearance-online-popularity

[14] Voir article de Zdnet – mars 2016 : http://www.zdnet.com/article/social-network-tsu-upgrades-platform-to-increase-payments-to-users/

[15] Le rapport – janvier 2016 : http://cnnumerique.fr/wp-content/uploads/2015/12/Rapport-travail-version-finale-janv2016.pdf

Dans Contrepoints (9 juillet 2016)

Le digital labor : ce travail qui ne dit pas son nom

Publié le dans Technologies

Par Farid Gueham.
Un article de Trop Libre

Et si derrière l’internaute, se cachait un travailleur qui s’ignore ? Du travail consenti, parfois ignoré, mais qui génère de la valeur. C’est la thèse défendue par Antonio Casilli, sociologue à EHESS, et Dominique Cardon dans leur ouvrage Qu’est-ce que le Digital Labor ?.

Le digital labor : plus qu’un nouveau secteur, un changement de paradigme

Depuis plus de 10 ans, notre manière de comprendre et d’appréhender le travail a radicalement changé. Une prise de conscience relativement tardive, mais déterminante : tout usager d’un réseau social, produit de la valeur. Un service gracieux pour les grandes plateformes numériques. Le contenu que nous postons gratuitement peut faire l’objet d’une monétisation de la part des entreprises du web.

Et peu importe la nature de ce contenu, des moments privés les plus anodins, sans même mettre en avant une marque ou un produit. L’action génère de la valeur, elle peut être associée à du travail. Une démarche productive qui n’est pas encadrée par un contrat, mais par des conditions générales d’usages que nous ignorons le plus souvent ! Un travail qui sera également évalué non pas sur sa qualité, mais sur son rendement, en termes de vues et de partages.

Les réseaux sociaux sensés nous rapprocher de nos amis, de nos proches et de nos relations professionnelles deviennent, en fait, un nouvel espace de production, comme le rappelle Antonio Casilli dans ses travaux : « nous devons nous situer en dehors des lieux classiques de la production, pour voir apparaître ce travail. C’est en nous penchant sur les lieux de nos sociabilités ordinaires, sur nos interactions quotidiennes médiatisées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, que nous commençons à détecter des formes d’activités assimilables au travail parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. 

Nous appelons digital labor la réduction de nos « liaisons numériques» à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques ».

Un travail discret et pernicieux qui s’immisce dans les micro-tâches du quotidien

L’auteur distingue toutefois le travail que nous pouvons réaliser chaque jour sur les réseaux sociaux, des plate-formes du travail qui peuvent donner lieu à une rémunération officielle, à l’image de sites comme le « Mechanical Turk » d’Amazon. Des micro-tâches payées quelques centimes comme, par exemple, la réorganisation d’une playlist. Des activités simples qui à terme, pourront être réalisées par des intelligences artificielles pilotées par le bon algorithme. Mais ce travail n’offre aucune forme de protection légale et ne génère pas de droits pour l’exécutant. Le faible niveau de rémunération participe, par ailleurs, à une logique de précarisation et de paupérisation de ces nouveaux travailleurs, comme le souligne l’auteur : « la notion de digital labor refuse de faire l’impasse sur les phénomènes de captation de la valeur par le capitalisme des plates-formes numériques, sur les dynamiques de récupération marchande des flux de générosité par les entreprises du Web, qui ont prospéré durant ces mêmes années en comptant sur la libéralité des utilisateurs et sur leur envie de participation. 

Il ne passe pas à côté des formes de paupérisation de toute une catégorie de producteurs de contenus multimédias, inscrits dans une relation de travail non rémunérée, éclipsée par la rhétorique de « l’envie de contribution ».

La frontière entre vie privée et professionnelle s’estompe, mais sommes-nous en mesure de déconnecter pour préserver notre champs de vie privée ?

La question s’est même invitée dans le débat. D’ici 2018, le droit à la déconnexion fera son entrée dans la négociation annuelle sur la qualité de vie au travail. La commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale a d’ailleurs adopté l’article du projet de loi Travail relatif au « droit à la déconnexion » des salariés. Les députés demandent la  mise en œuvre de cette mesure dès le 1er janvier 2017.

Un combat de chaque instant, d’autant plus complexe que la cible est difficile à cerner. Certains tentent de contourner le problème, par des pratiques hybrides que des sociologues décrivent comme le « playbor », contraction de « play », jouer et « labor » travail. « Le travail numérique s’insère dans les interstices de nos vies privées. Nous nous réveillons le matin et avant même d’avoir pris notre premier café, nous avons déjà vérifié nos emails, nous sommes déjà au bureau », s’amuse Antonio Casilli. Et la surenchère de capteurs du « quantified-self » va dans le même sens. Tout est mesuré, chiffré, du sommeil aux nombres de pas, à la fréquence cardiaque. De la donnée précieuse, de la valeur captée, susceptible d’être commercialisée. L’auteur dénonce également une forme d’injonction sociale de la part des géants Facebook et Airbnb. Une pression morale proche du jugement de valeur. Qui peut s’insurger contre les valeurs de partage, d’échange dont se revendiquent le crowdfunding ou le websocial, sans être taxé de technophobe ou de rétrograde ?

« L’approche est à contre-courant du consensus scientifique dans le débat intellectuel sur le Web social, et ceci engendre des confusions et des erreurs de jugement. Le digital labor se fait accuser tour à tour d’être une cabale néo-marxiste et une rumination quasi-technophobe contre les études qui glorifient la culture participative en ligne ».

Sommes-nous condamnés à rester des « hotposts », émetteur de notre propre information ?

Pour Antonio Casilli, il semblerait bien que oui. Mais la question est de savoir quelles informations nous souhaitons ou non partager. Nos déplacements, nos indicateurs de santé, sont autant d’indices sur notre mode de vie, qui intéressent particulièrement les assureurs, les banques et pourquoi pas nos employeurs ? Et cette information expose les usagers, jusqu’à générer de nouvelles formes de discrimination : un produit d’assurance sera plus cher pour le sédentaire fumeur que pour le sportif, par exemple.

Des secteurs plus exposés aux pressions du digital labor

Les professionnels de la communication et des médias en font les frais. Pourquoi payer ce que l’on peut avoir gratuitement ? Une dérive dont il est également question dans les travaux d’Antonio Casilli : « quel type de pression salariale s’exerce dans les secteurs les plus divers (journalisme, industries culturelles, transports, etc.) par la création d’une armée de réserve de « travailleurs qui s’ignorent », convaincus d’être plutôt des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne ? ». 

Là où certains voient de la précarité, d’autres constatent plus de flexibilité et de liberté. Une nouvelle forme de travail qui correspondrait davantage aux attentes de la génération Z, les 15-20 ans, qui boudent l’entreprise pour les valeurs négatives qui l’entourent: cadre rigide, hiérarchie pesante, créativité bridée etc.… La liberté, ou plutôt le sentiment de liberté que porte le digital labor a donc un prix. Le secteur génère de la donnée, de la valeur, mais aussi du pouvoir et des inégalités qui ne pourront pas éternellement se dissimuler derrière le bouclier moralisateur de l’économie du partage.

Source: Le digital labor : ce travail qui ne dit pas son nom | Contrepoints

Dans Slate.fr (8 juillet 2016)

Ce modèle à la demande repose sur une fragmentation des tâches, de sorte que quiconque est prêt à payer 5 à 7 euros peut se voir offrir une prestation de concierge jadis réservé aux membres de la haute bourgeoisie. Le principe consiste à «déléguer des tâches minuscules à des myriades de travailleurs», selon la formule du sociologue Antonio Casilli, maître de conférences à Télécom ParisTech et chercheur associé en sociologie à l’EHESS, spécialiste du «digital labor», c’est-à-dire de la manière dont ces plate

Source: Bienvenue dans l’ère des Silicon valets! | Slate.fr

Entretien dans Progressistes, Science, Travail & Environnement (n° 12, 27 juin 2016)

Les plate-formes bousculent l’équilibre entre travail reconnu et travail implicite, Entretien avec Antonio Casilli

n1-interview CasiliSociologue et chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales, Antonio Casilli nous livre ses réflexions sur la manière dont le capitalisme de plates-formes en train de se déployer peut changer notre rapport au travail, à l’organisation du collectif, au politique.

Entretien réalisé avec Sébastien Elka.


Progressistes : Comme sociologue des réseaux numériques, est-ce que vous considérez que le numérique forme une sphère à part dans notre société? 
Il y a continuité entre technologie et société. Les plateformes numériques constituent des « écosystèmes » autour de leurs services, coordonnent et mettent en relation des acteurs divers, consommateurs et producteurs, fournisseurs et acheteurs. En faisant cela, elles formalisent et systématisent – suivant une logique algorithmique – des interactions humaines qui jusque là restaient largement invisibles. Elles révèlent ce que j’appelle le travail implicite, d’innombrables petites et grandes tâches qui ne relèvent pas formellement du travail salarié et qui pourtant résultent bien d’un travail humain et permettent à la société de fonctionner. En s’imposant comme intermédiaires indispensables de ce travail implicite, des plates-formes comme Google, Amazon ou Airbnb révèlent sa valeur sociale, dont elles s’emploient à accaparer le potentiel économique. L’important est que ce travail implicite, très éclaté, largement gratuit ou au mieux sous-évalué, se situe hors du cadre des protections du travail, exploitable avec très peu de contraintes légales et fiscales. D’où le succès ces dernières années de la logique d’externalisation et de crowdsourcing (« sous-traitance à la foule »), qui relève d’un modèle très libéral. Le chauffeur Uber, complètement soumis fonctionnellement à la plate-forme, est nominalement indépendant, entrepreneur de lui-même. Il porte le risque et doit gérer seul son éventuelle évolution et les aléas de son parcours personnel, sans aucun filet de sécurité mis en place par la plateforme.

Progressistes: Qu’est-ce qui fait que cela fonctionne ? 
Ces travailleurs sont pris dans une sorte d’ivresse volontariste, soigneusement entretenue. C’est la volonté de chacun qui est convoquée, la motivation personnelle, avec un flou autour des incitations réelles. Une application numérique est avant tout un design aguichant, un beau jeu qui attire les clics et capte l’attention de son utilisateur. Parfois les plates-formes proposent une rémunération, bien sûr, mais elles jouent aussi beaucoup de la ludification(1), de l’effet de communauté, de petits avantages et récompenses. On est loin de la reconnaissance acquise par le travail salarié.

Progressistes: Tout cela est très sombre. On entend pourtant aussi beaucoup de discours très positifs sur le numérique. Doit-on faire un choix entre les prophètes du grand soir du tout-numérique et ceux de l’Uber-apocalypse ? 

«Je prends mes distances avec ceux qui prédisent le grand remplacement des humains par les machines, un classique que l’on entend depuis des siècles.»

«Je prends mes distances avec ceux qui prédisent le grand remplacement des humains par les machines, un classique que l’on entend depuis des siècles.»


Les deux positions sont biaisées. Je préfère me placer dans un possibilisme critique pour le numérique, mais en étant lucide sur les conditions de son déploiement. Je prends mes distances avec ceux qui prédisent le grand remplacement des humains par les machines, un classique que l’on entend depuis des siècles. Comme la spécificité du capitalisme de plates-formes est de bousculer le ratio entre travail reconnu et travail implicite, la mesure change, et il est difficile de dire si le volume total de travail réel baisse. Il y aura toujours une place pour des opérateurs humains dans n’importe quel système technique. En fait, c’est la forme des relations de travail qui est en train d’évoluer, avec une « tâcheronisation » de l’activité, un retour du travail à la tâche. Au-delà des cas bien connus d’Uber ou Airbnb, le cas emblématique de ce mouvement de fond est Amazon Mechanical Turk, une sorte de bourse du micro-travail qui met en relation offreurs et demandeurs de tout petits boulots numériques, souvent d’une simplicité et d’une banalité extrêmes, aux rémunérations très faibles. Un travail de clic qui ne demande rien de créatif et dont la finalité réelle est la mise au point par la plate-forme de systèmes automatisés équivalents, que l’on nommera – un peu vite – une « intelligence artificielle ». Dans ce mouvement, c’est tout notre système civilisationnel qui est en péril, avec des protections qui sautent et de nouvelles formes d’exploitation qui apparaissent.

Progressistes: Si le travail reste alors que l’emploi est à ce point fragilisé, est-ce que l’on va vers un dépassement du salariat ? 
C’est une vieille question du mouvement ouvrier. Dans des mouvements comme le postopéraïsme italien, le refus du travail se voulait un acte politique, pour se soustraire à la contrainte d’augmenter la valeur du capital et de diminuer la valeur de la vie. Il en reste sans doute quelque chose. Les plates-formes s’implantent d’ailleurs volontiers sur ce terreau là, en faisant tout pour que les tâches qu’elles invitent à accomplir n’apparaissent pas comme du travail, de manière à obtenir l’adhésion et l’engagement qui leur permettent de coloniser notre temps de vie.

Progressistes: Mais alors, quelles sont les réponses possibles ? 
Je vois se dessiner trois pistes. La première consiste à inventer un « salariat élargi », qui englobe ces formes d’activités. C’est ce que demandent aujourd’hui les chauffeurs d’Uber en grève en France, aux États-Unis et ailleurs, comme d’ailleurs les contributeurs d’autres plates-formes qui entrent dans des logiques de recours juridiques collectifs (class actions) contre Google ou les grands médias numériques. Ces travailleurs veulent être reconnus comme tels, avec les droits associés. On les comprend bien sûr, mais cette voie est une fausse piste. Trop en contradiction avec la mécanique de ces plates-formes, leurs revendications ont peu de chance d’aboutir. La deuxième piste consisterait à créer des statuts flexibles qui reconnaissent des droits « portatifs » alimentés au fil des travaux réalisés. C’est la logique du compte personnel d’activité du projet de loi El Khomri, et pour certains travailleurs bien insérés dans le système – des sublimes aurait-on dit au XIXe siècle – cela donnera sans doute un modèle de nomadisme heureux assez attrayant. Mais le déferlement des plates-formes dessine moins ce scénario qu’un monde du travail peuplé de tâcherons du clic comme ceux que l’on voit apparaître dans les déjà nombreuses click farms du Bangladesh ou des Philippines. Un modèle très pauvre à cotisations très faibles, incapable de fournir un niveau élevé de protection sociale. Reste la piste, à laquelle je crois beaucoup plus, d’un revenu de base qui reconnaisse le travail implicite, éclaté mais socialement utile, auquel nous contribuons tous. Et qui organise la rémunération de ce travail par la distribution d’un revenu qui permette de vivre, indépendamment de l’emploi et de sa rémunération. Il ne s’agit pas, entendons-nous bien, d’une logique de rémunération du clic, et donc d’acceptation de l’aliénation. Le revenu de base doit permettre la reconnaissance du travail implicite, de son importance, et libérer du temps sur lequel on puisse choisir son activité, et donc échapper autant à la parasubordination à ces plateformes qu’à la subordination classique du salariat.

Progressistes: Comment s’organiser pour porter un projet de ce type ?
Il y a aujourd’hui beaucoup de collectifs informels qui se créent par la base autour de ces enjeux, des gens concernés par ces plates-formes qui s’organisent pour les surveiller, décortiquer leurs pratiques et contrer leurs abus. Les syndicats commencent aussi à s’y pencher, surtout aux ÉtatsUnis où, par exemple, des chauffeurs Uber ont rejoint les Teamsters, l’un des plus anciens syndicats du pays. IG Metall en Allemagne vient de lancer la plate-forme FairCrowdWork.org pour que les travailleurs du numérique puissent partager de l’information sur leur rémunération et conditions de travail, disposer de conseils sur leurs droits, évaluer les plates-formes et s’organiser. En France, on n’en est qu’à la réflexion mais elle est actuellement très vive, comme à la CGT au niveau de l’UGICT avec le service expérimental T3r1, réseau de coopératives numériques au service de l’action syndicale. Et il y a aussi une question de rapport Nord-Sud, car la plupart des click farms sont aujourd’hui en Asie ou en Afrique.

Progressistes: Et au niveau des mouvements hacker et autres « activistes » du Net ? 
Ils continuent de jouer un rôle essentiel dans le développement de ces outils et actions. Bien sûr, connaissant très bien le fonctionnement du réseau et les subtilités du numérique, ils sont plus proches des sublimes que des tâcherons, une élite qui peut se sentir au-dessus de la mêlée. Mais pour autant ils n’échappent pas aux difficultés, et les autres ont besoin d’eux et de leur compétence technique pour construire des alternatives. Il faut créer des ponts. Ce n’est d’ailleurs pas spécifique aux « hackers », qui est un terme piégé. Tous les métiers créatifs, qui s’en sortent pour l’instant moins mal que les autres, sont concernés et doivent pouvoir être mobilisés.

Progressistes: Vous ne dites rien des forces politiques. Les partis seraient hors course?
Tout le monde essaie de parler de numérique, et les partis conventionnels cherchent à appréhender les phénomènes sociaux grâce à leurs outils théoriques. À droite comme à gauche, un nombre croissant de formations politiques doivent aussi leur succès aux mobilisations sur la Toile : des partis comme Syriza ou Podemos, mais aussi UKIP en Grande-Bretagne ou Cinq Étoiles en Italie. Certains prennent à bras-le-corps des sujets comme les communs ou les libertés en ligne, et rencontrent vite des associations qui ont un coup d’avance sur ces enjeux. Des « partis pirates » se sont constitués à partir de mouvements en ligne, mais on y trouve de tout, de l’ultralibéralisme à l’anarchocommunisme. La question n’est pas de tout réinventer à partir du numérique mais, surtout, de voir avec quelles forces politiques ces mouvements animés par des travailleurs du numérique peuvent interagir et s’agglomérer. Pour un parti comme le PCF, il s’agit sans doute déjà de sortir de ses réflexes bien ancrés, de faire évoluer sa vision du travail, de reposer la question du partage de la valeur, de reconnaître et de comprendre ces sujets pour trouver comment accompagner les revendications.

(1) Ludification : pratique consistant à donner les formes d’un jeu à des activités « sérieuses ».

Source: Les plate-formes bousculent l’équilibre entre travail reconnu et travail implicite, Entretien avec Antonio Casilli | PROGRESSISTES, Science, Travail & Environnement

Dans Télérama (14 juin 2016)

Microsoft rachète LinkedIn pour 26 milliards de dollars : une certaine vision du travail

En rachetant le réseau social professionnel pour une somme astronomique, Microsoft s’offre surtout plus de 400 millions de CV. De quoi accentuer son contrôle sur nos vies…

Vous rouliez des yeux quand Facebook a racheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars en février 2014 ? Rajustez vos orbites : lundi 13 juin, Microsoft a annoncé l’acquisition de LinkedIn pour 26,2 milliards de dollars. Fort d’une communauté de 433 millions d’utilisateurs (dont 128 aux Etats-Unis, et 11 en France), le réseau social professionnel aux profils impeccablement repassés a connu une croissance endémique depuis sa création en 2002, multipliant par près de 100 000 le nombre de ses inscrits. Même s’il est encore loin d’un Facebook et de son milliard et demi d’utilisateurs, il tient ainsi la dragée haute à Twitter (310 millions).

Dans un communiqué, Jeff Weiner, le patron de LinkedIn, s’est (évidemment) réjoui de ce deal stratosphérique : « Comme nous avons changé la façon dont le monde se connecte aux opportunités, ce partenariat avec Microsoft – et la combinaison de leur cloud avec [notre] réseau – nous offre la possibilité de changer la façon dont le monde travaille. Depuis treize ans, nous jouissons d’une position unique pour mettre en contact des professionnels, les rendre plus productifs et performants, et je me réjouis de mener notre équipe à travers ce nouveau chapitre de notre histoire ». Même son de cloche du côté de Satya Nadella, le boss de Microsoft, dont le champ lexical diffère peu de celui de son homologue. « Nous poursuivons le même objectif : donner du pouvoir aux gens et aux organisations », écrit-il dans une note interne publiée par The Verge. « Avec notre croissance autour d’Office 365 et de Dynamics (un logiciel de gestion à destination des entreprises, NDLR), ce rachat est fondamental si nous avons l’ambition de réinventer la productivité et le travail ».

Digital labor

Productivité, performance, travail, trois mots qui pourraient éclairer ce rachat. Qu’on résumera ainsi : en acquérant LinkedIn, Microsoft fait d’abord main basse sur nos vies professionnelles. Une base de données qui permettra au géant américain de fusionner des « graphes sociaux » (la cartographie des connexions entre les utilisateurs), mais aussi d’accroître ses profits grâce aux internautes ? « Ce n’est pas un hasard si les patrons de LinkedIn et Microsoft insistent sur une sémantique liée au travail, estime Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech. C’est un vocabulaire cohérent avec l’extraction de données des utilisateurs qui valorisent les grandes plateformes ».

C’est le principe du digital labor : qu’il s’agisse de l’ami que vous ajoutez sur Facebook, du tweet que vous postez, ou de n’importe quel champ que vous renseignez sur un site ou un réseau social, chaque clic produit de la valeur. Soit la version théorisée de cette antienne numérique : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ». Pour Antonio Casilli, « il existe une richesse énorme liée à l’incitation, voire l’injonction – par le jeu des mails et des notifications – à réaliser du travail gratuit pour ces plateformes. En achetant WhatsApp, Facebook a obtenu des centaines de millions de numéros de téléphone ; en faisant l’acquisition de LinkedIn, Microsoft obtient plus de 400 millions de CV, et autant d’annuaires professionnels ».

Emprise quasi-totalitaire ?

Mais pour quoi faire ? Le rachat de LinkedIn dit-il quelque chose de Microsoft et de sa vision du travail ? Selon Antonio Casilli, le danger d’une subordination technique des travailleurs guette, tapi derrière la machine à café : « Microsoft assume sa volonté de prendre en charge toute la vie d’une entreprise, de son univers bureautique, bureaucratique même, en passant par ses outils de formation ou son système d’exploitation. Qui revêt ici un sens très littéral, puisque le système remplace le supérieur hiérarchique dans le rôle du donneur d’ordres. La vision du travail selon Microsoft, c’est celle d’un hypertravail qui peut pénétrer tous les moments de notre vie ».

Dès lors, faudrait-il analyser les prises de guerre du web – WhatsApp et Instagram par Facebook ou Skype par Microsoft – à travers le prisme d’une emprise quasi-totalitaire et très féodale sur nos existences ? « Les géants d’internet sont moins intéressés par une oligarchie à quatre ou cinq que par un contrôle hégémonique sur tous nos usages », tranche Antonio Casilli. Et dans une approche transactionnelle de la vie privée (selon laquelle notre compte LinkedIn, fruit d’une division équitable, vaudrait 53 euros), 26 milliards de dollars, c’est finalement pas cher payé.

Source: Microsoft rachète LinkedIn pour 26 milliards de dollars : une certaine vision du travail – L’actu Médias / Net – Télérama.fr

Capitalisme des plateformes : interview dans L’Humanité (26 mai, 2016)

Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » !

Entretien réalisé par Pia de QuatreBarbes
Jeudi, 26 Mai, 2016
Humanité Dimanche

Photo : AFP

Pour Antonio A. Casilli, professeur à Télécom ParisTech et chercheur associé à l’EHESS, le capitalisme de plateforme pousse le travail en dehors de l’entreprise. Et surtout, il reporte tous les risques sur le seul travailleur. Entretien.

HD. Pourquoi refusez-vous ce terme d’ubérisation ?

Antonio Casilli. Avant tout parce que c’est un terme de communicants du CAC 40. Il faudrait plutôt mobiliser le concept de « plateformisation ». La plateforme réalise un appareillement algorithmique entre différents groupes humains. Elle met en communication consommateurs et producteurs, travailleurs et recruteurs… C’est un changement de paradigme qui s’étend à toutes les réalités productives. Même les grandes entreprises para-étatiques sont poussées à l’adopter, à travers les initiatives de numérisation, comme celle d’EDF (par exemple le compteur Linky) ou de La Poste. Elles cherchent à se transformer en gestionnaires de flux de données et opérateurs de cette mise en relation de différents groupes humains.

HD. Quelles sont les conséquences sur le travail ?

A. C. On assiste à un phénomène d’éviction des forces productives. Les plateformes poussent l’activité travaillée en dehors de l’entreprise. Elle est effectuée au sein d’un écosystème dans lequel tout le monde est mis sous le régime du travail : les sous-traitants, mais aussi les consommateurs. C’est un travail qui peine à se faire reconnaître, déguisé sous les appellations « socialisation », « partage », « collaboration ». Le travailleur, lui, doit apporter ses moyens de production : son véhicule, son logement, son vélo… Cette responsabilité de se doter de ressources matérielles lui revient. C’est un nouveau travail à la pièce, régi par les plateformes. Nous assistons à une véritable « tâcheronisation numérique ».

Le capitalisme de plateforme reporte sur le travailleur le risque de fluctuation du marché. Si l’activité est interrompue à cause d’une baisse des commandes, l’entreprise ne fait finalement qu’arrêter de donner du travail. Ce risque du marché était la responsabilité historique de l’entrepreneur. Or les plateformes ne le prennent plus, elles s’affichent comme de simples intermédiaires.

La sociologue américaine Gina Neff l’appelle le « venture labour », le « travail risque », constamment soumis au péril de ne pas pouvoir approcher la rémunération promise. C’est le cas des plateformes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk (une traduction ou une identification de photos, payées enmoyenne 1,7 euro l’heure – NDLR).

HD. C’est un retour au XIXe siècle sous les airs de la modernité…

A. C. Oui, on est en train de répéter une histoire qui consiste à réaffirmer les droits fondamentaux pour des personnes, non reconnues comme travailleurs. Une plateforme comme Uber ne licencie plus ses travailleurs, elle les « désactive ». Car, pour Uber, il ne s’agit plus d’un salarié, mais d’une figure professionnelle beaucoup plus ambiguë. Nous ne sommes plus dans des situations d’emploi formel, mais de travail implicite.

HD. Comment reconnaître ce travail implicite ?

A. C. Les plateformes présentent souvent l’activité comme ludique, mais il y a toujours quatre éléments qui relèvent de l’activité travaillée classique. D’abord, elle produit de la valeur. Deuxième critère, il y a un encadrement contractuel, notamment sous la forme des conditions générales d’usage. Elles établissent qui fait quoi pour qui et qui profite des activités sur la plateforme. Autre élément : le traçage. Nous sommes soumis à des métriques de performance comme le temps de connexion, le nombre de contacts, la réputation.

Le dernier aspect, de plus en plus visible, est la dimension de subordination. Le système légal français ne reconnaît que la subordination juridique. Mais, dans d’autres pays, la loi a introduit la notion de la parasubordination : la dépendance économique, les sujétions particulières… En France, on ne voit pas qu’une subordination aujourd’hui s’installe à travers l’utilisation du système technique même. Le chef donneur d’ordres a été remplacé par l’algorithme envoyeur de notifications. C’est lui qui dit au chauffeur Uber où aller, au coursier Deliveroo où livrer.

« Qu’est-ce que le digital labor ? » d’Antonio A. Casilli et Dominique Cardon, éditions INA, 2015.

Source: Ces gens-là ne licencient pas, ils « désactivent » ! | L’Humanité

Le Digital Labor : exploités et heureux de l’être ? (Office et Culture, mai 2016)

Le Digital Labor : exploités et heureux de l’être ?

Le succès fulgurant de certaines entreprises numériques nous rend-il jaloux au point de réclamer abusivement notre part du gâteau ? Ou bien sommes-nous collectivement victimes d’une nouvelle forme d’exploitation du travail qui ne nous laisse que des miettes ? C’est tout l’objet d’étude du « Digital Labor », porté notamment par le chercheur Antonio A. Casilli et dont il débat avec le sociologue Dominique Cardon dans l’ouvrage « Qu’est-ce que le Digital Labor ? ».

Sous l’impulsion de l’économie numérique, plusieurs dynamiques rendent visible ce que le professeur en science des médias, Trebor Scholz, a le premier qualifié de « Digital Labor ».

Premièrement, le centre de gravité de l’économie bascule de l’offre vers la demande, ce qui se traduit par deux phénomènes : une personnalisation et une co-production de l’offre. Le consommateur devient un utilisateur, interagissant avec le produit ou le service afin de l’adapter le plus possible à ses besoins, quitte à faire des tâches qui étaient auparavant à la charge des producteurs. Par exemple, nous réalisons directement nos virements bancaires sur Internet alors qu’ils étaient auparavant effectués par un banquier et nous payons souvent la possibilité même de pouvoir le faire à travers un abonnement mensuel à un service de banque en ligne. Le néo-libéralisme propulsé par la Silicon Valley « produit l’autonomie et la liberté des sujets », souligne Dominique Cardon, ce qui explique sans doute que nous acceptions volontiers de réaliser ce « travail » gratuitement et parfois même de payer pour le faire. « Ce qui attache les usagers aux plates-formes qui les exploitent sans les aliéner, ajoute t-il, c’est que le service qu’elles rendent est utile et que, dans nos sociétés, cette utilité ne peut guère être négociée ni sacrifiée ». Nous sommes ainsi devenus des co-producteurs volontaires des services et produits que nous utilisons et le phénomène est devenu massif : nous rédigeons des avis, notons des applications, suivons des livraisons, partageons des solutions dans les forums, co-désignons des meubles, co-finançons des albums de musique, etc. Pour Antonio A. Casilli, tout ce temps passé sur le réseau, certes en grande partie à améliorer notre expérience client, doit être reconnu comme du travail à proprement dit, car ce travail invisible produit une valeur dont des entreprises profitent gratuitement et sans payer de cotisations sociales.

Deuxièmement, la logique d’une plus grande autonomie et intervention du consommateur dans sa propre consommation, a conduit progressivement à une réduction des entreprises intermédiaires et à l’émergence des plates-formes collaboratives. L’économie collaborative facilite en effet une mise en relation plus directe et automatisée entre une offre et une demande, diminuant ainsi le rôle de certains agrégateurs, comme les distributeurs ou les grossistes. Le « Digital Labor » se définit, ici, comme une nouvelle organisation du travail autour de plates-formes numériques d’un côté et d’une armée de travailleurs indépendants de l’autre. Ces derniers utilisent les plates-formes pour contractualiser avec des clients, à l’image d’Uber, de Mechanical Turk, de TaskRabbit, d’UpWork, etc., mais aussi d’une certaine façon d’Airbnb, de BlablaCar, etc. Le premier groupe correspond à du crowdsourcing, c’est-à-dire à l’externalisation de tâches auprès d’une multitude de travailleurs indépendants mis en concurrence ; le second s’inscrit dans une économie de particuliers à particuliers, dans laquelle la mutualisation d’un bien ou d’un service permet d’en réduire le coût pour les deux parties. Dans les deux cas, des plates-formes numériques se chargent d’optimiser et de sécuriser la mise en relation. De fil en aiguille, elles dessinent une nouvelle forme de structure, celle de l’entreprise a minima. Uber ne possède pas de voitures, ses chauffeurs ne sont pas des salariés mais des indépendants qui paient eux-mêmes leur assurance, leurs frais d’essence, leurs cotisations sociales. Pourtant, la plate-forme de VTC possède bien la base de clients et le circuit de transaction, ainsi que la décision du montant des courses. En outre, elle peut unilatéralement et sans indemnité exclure un chauffeur ou un client de son réseau. Le co-voiturage, comme proposé par BlablaCar, permet de partager les frais d’un trajet en voiture d’un particulier avec des inconnus. C’est en quelque sorte une version payante et sécurisée de l’auto-stop, le tout rendu plus efficace par les technologies numériques. Outre l’économie voire le gain réalisé par le possesseur de la voiture, le co-voiturage vient concurrencer les offres de transport existantes : train, car, location de véhicules. L’économie collaborative a ainsi une incidence manifeste et croissante sur la sphère du travail. Elle soulève, d’ailleurs, de plus en plus de questions quant à la protection sociale et juridique de ces « travailleurs du numérique » et quant au choix de société qu’elle porte, comme en témoignent de nombreux rapports, comme celui du Conseil National du Numérique, publié en début d’année, qui souligne l’émergence d’un « précariat » généralisé et la disparition programmée du modèle salarial.

Enfin, troisièmement, l’économie des données vient parfaire le tableau du « Digital Labor ». Se connecter à Internet, rendre visible sa localisation, son parcours sur le Web, son graph social, c’est-à-dire les personnes avec qui nous échangeons et l’intensité de nos interactions, toutes les données personnelles que nous laissons échapper volontairement ou non sont captées par des plates-formes numériques comme Google ou Facebook, par exemple, qui en tire une valeur substantielle : revenus publicitaires bien sûr, mais aussi amélioration d’algorithmes. Pour résumer, nous dit Antonio A. Casilli, le célèbre diction du Web « si c’est gratuit, c’est que tu es le produit » (publicitaire) devrait plutôt s’énoncer « si c’est gratuit, c’est que tu y travailles ». Le « Digital Labor » s’exprime ici de façon plus passive, sans effort apparent, mais reste tout aussi réel, si l’on regarde la valeur produite. Les objets connectés que nous portons sous forme de bracelets, de montres, etc., ou bien dont nous truffons nos habitations et nos villes (compteurs intelligents, panneaux publicitaires numériques, etc.) ou encore les fameux cookies qui prolifèrent sur les sites Internet, tous ces capteurs émettent des données sans intervention de notre part et souvent d’ailleurs sans notre consentement. Leur valeur individuelle est marginale mais leur agrégation revêt une valeur très forte et permettra peut-être de faire émerger une société prédictive, celle du « Big Data ». Cette capacité de prédiction promet des opportunités commerciales inédites. Elle représente aussi un enjeu sécuritaire bien compris par les Etats, mais cela est un autre sujet.

Economie de la demande, économie collaborative, économie des données, le « Digital Labor » s’inscrit ainsi dans des dimensions multiples. Mise à part l’émergence de ces modèles économiques, y a t-il d’autres raisons expliquant  l’intérêt soudain pour le « Digital Labor » ? Pour Antonio A. Casilli, il est « lié à la prise de conscience qu’on ne peut plus appliquer les valeurs de partage et de désintéressement caractéristiques de l’Internet des pionniers à l’économie prédatrice enfantée par le Web 2.0 ». Dominique Cardon s’interroge, lui, sur ce revirement soudain, pourquoi ce que nous faisions par plaisir, animés par la culture du don et par l’idée de la construction d’un commun de la connaissance, devrait aujourd’hui devenir l’objet d’un travail ? Une première explication, selon lui, tient dans la démocratisation d’Internet, le réseau n’est plus l’apanage d’un petit groupe d’initiés et ces pionniers, ne reconnaissant plus le projet auquel ils ont adhéré, se retournent contre lui et contre ses nouveaux adeptes. Les « barbares », comme pourrait ironiquement les qualifier, l’essayiste Alessandro Baricco, préfèrent « liker » des vidéos gags de chats sur Facebook, plutôt que d’écrire des billets de blogs sur la chasse illégale des éléphants au Kenya. Bref, Internet est devenu « popu » et l’arrivée de cette audience gigantesque (3,2 milliards d’individus fin 2015) a transformé Internet en un gargantuesque supermarché au service d’intérêts privés. « Alors qu’il libérait en bousculant normes et institutions, Internet serait devenu à la fois un système d’exploitation, une usine, et l’instrument d’une servitude volontaire, une aliénation », observe ainsi Dominique Cardon. En d’autres termes, tant que peu de profit était généré par les plates-formes numériques, personne ne souciait trop de leurs modèles économiques et de leurs conséquences. De plus, le contexte de crise économique durable (croissance faible, augmentation du chômage, aggravation des inégalités) produit un terreau propice aux revendications de la reconnaissance d’un « Digital Labor ». Si, le sociologue ne nie pas le problème de la captation abusive de valeur par les grandes plates-formes numériques et son incidence néfaste sur l’économie et la situation sociale des démocraties occidentales, le concept de « Digital Labor » se révèlerait, selon lui, contre-productif, car il déconsidérerait la dimension collective d’Internet. Il prend l’exemple du don du sang : « Si l’on offre une rémunération à ceux qui donnent leur sang, la valeur investie par les donneurs bénévoles dans leur geste se trouve abîmée, et, en conséquence, les dons diminuent ». En outre, ajoute t-il, la lecture purement marchande d’Internet tend à ignorer l’action bénéfique des plates-formes numériques : « Je crois que les algorithmes fabriquent bien une sorte de commun qui n’est pas déjà présent dans les données individuelles qu’ils calculent, mais cette dimension n’est plus guère perçue aujourd’hui. Et si plus personne ne croit à la fabrication, par tous, d’un bien commun, il est dès lors possible que chacun demande des comptes et cherche à se faire rémunérer. En raison du pouvoir économique que les plateformes exercent sur le web, nous considérons que les outils d’agrégation procédurale qui constitue leur principal service ne fabriquent plus du commun, mais du profit. Sans doute avons-nous raison de penser ainsi, mais en ne voyant plus que le profit, on minore complètement les procédures de fabrication de l’intelligence collective qui constitue le leg le plus précieux de l’Internet des pionniers ». Pour Antonio A. Casilli, l’idéologie néo-libérale reste le cœur du problème. Le capitalisme est devenu cognitif, il capte l’économie de la connaissance en la mettant au service du capital privé, en recréant des « enclosures » là où il y avait l’expression d’un commun. Les efforts consentis par chaque utilisateur de service, une fois agrégés, génèrent une valeur supérieure à la somme de ces efforts, produisant ce que Marx qualifiait de « surtravail » et les plates-formes numériques, comme Google, Facebook et Cie sont les seules à en tirer profit. Pour Antonio A. Casilli, il faut donc trouver un moyen de partager plus équitablement les fruits de ce « surtravail ». L’application de la théorie de l’exploitation de Marx est anachronique pour Dominique Cardon, il préconise plutôt de développer une critique qui prendrait en compte les spécificités de l’économie post-industrielle, dont celle d’une exploitation sans aliénation, le philosophe Carlo Formenti parle d’internautes « exploités et heureux ». Il insiste fortement sur la prise en compte de l’apport original des plates-formes, à travers les mécanismes d’agrégation et d’organisation des contenus, et propose alors une grille de lecture centrée sur l’utilité des services et la réciprocité des intérêts.

Finalement, est-il possible d’éviter la prédation économique des entreprises numériques sans nier leur valeur ? Pour Antinio A. Casilli, la reconnaissance du « Digital Labor », est la condition préalable à toute négociation. Il compare ce combat pour la visibilité aux combats féministes des années 1960 : « avant même l’arrivée d’Internet, les analyses du travail invisible des femmes, par exemple, avait entraîné une longue saison de luttes pour la reconnaissance de ce travail ». Néanmoins, il ne préconise pas une rétribution individuelle de ce « surtravail », il soutient la mise en place d’un revenu universel. Il s’agirait en quelque sorte de forfaitiser ces contributions individuelles, sans les comptabiliser précisément, et de les verser comme une rente à vie inconditionnelle et identique pour tous. Un tel revenu pourrait être financé par une fiscalité sur l’exploitation des données : « Ce n’est pas parce qu’une entreprise est installée dans un certain pays qu’il faut l’imposer, mais parce qu’il y a des millions de citoyens qui réalisent un « travail invisible » et gratuit pour cette entreprise. La solution fiscale française (rapport Collin-Colin) serait une manière de faire revenir, encore qu’imparfaitement, la valeur extraite d’une collectivité vers la collectivité même qui l’a fait émerger ». Concernant les travailleurs du numérique, dans la mesure où cette forme de travail risque de toucher une part de plus en plus large de la population, il appuie des initiatives comme celle de Sharers & Workers, qui cherche à « sensibiliser les syndicats aux enjeux du travail des plateformes et les opérateurs des plateformes à ceux du monde du travail ». Il amène ainsi le « Digital Labor » sur un terrain relatif au futur de l’emploi plutôt qu’un questionnement sur la société et Internet. Enfin, il ouvre le champ vers la sphère « des communs », à l’aune de laquelle il est possible de repenser la propriété, au cœur du système capitaliste. « Les communs numériques », comme le logiciel libre, ont en effet utilisé le droit de la propriété afin, non de restreindre un accès, mais au contraire de l’ouvrir à tous. Cette garantie par une propriété inclusive d’éviter tout accaparement privé, toute rétention abusive, semble une des pistes de réflexion politique et juridique émergentes les plus prometteuses et les plus stimulantes de ce XXIe siècle encore balbutiant. Dans cette perspective, le théoricien belge, Michel Bauwens imagine une société qui viserait « l’accumulation de communs et non de capitaux ». Ainsi, le « Digital Labor » nous conduit finalement, non à des considérations purement individuelles de rémunération, mais à un questionnement sur le rapport de l’individu au(x) collectif(s). Il s’agit à la fois de reconnaître la nécessité sociale des êtres humains de s’inscrire dans des projets communs sans attendre un retour calculé et déterminé (Dominique Cardon) et la nécessité économique et politique de préserver ce commun d’une prédation capitalistique démesurée et mortifère à moyen terme (Antonio A. Casilli).

Publié dans Office et Culture #39, mars 2016

Source: Le Digital Labor : exploités et heureux de l’être ? | [salle n°6]

Recension de “Qu’est-ce que le Digital labor” dans La nouvelle revue du travail (mai 2016)

Recensions et notes de lecture

Dominique Cardon et Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital labor ?, Paris, Ina Éditions.

Jean-Pierre Durand
Cardon et Caselli – Qu'est-ce que le Digital Labor ?

1Ce petit ouvrage a au moins deux vertus : nous aider à définir le digital labor et faire dialoguer deux auteurs en désaccord profond sur la portée ou sur les significations de l’émergence de cette nouvelle pratique et de ses analyses scientifique outre-Atlantique (Digital Labor Studies) depuis 2009.

2Antonio Casilli, enseignant à Télécom Paris-Tech et chercheur à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (i3), signe la première partie en s’intéressant aux critiques des usages de l’Internet et des réseaux dits sociaux. Dans l’impossibilité d’une traduction en français du concept, Casilli voit dans ces pratiques technologisées « des formes d’activités assimilables au travail, parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. Nous appelons digital labor la réduction de nos liaisons numériques” à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. » (p. 12-13) Ce qui fait que le digital labor est une activité et/ou un travail (soit aussi un objet de recherche que l’on peut tenter de circonscrire), nourrissant un courant théorique (pluraliste) analysant ces pratiques comme productrices de valeur, à l’encontre des opposants à une telle interprétation (voir ci-dessous les contre-analyses de Dominique Cardon). Ce qui est certain est que le digital labor conteste les visions quelque peu naïves qui prévalaient dans la décennie précédente quant à la gratuité ou à la nature des activités collaboratives sur ou par Internet, voire à la création d’un Common que serait Google ou tout distributeur d’images gratuites sur le net.

3La question qui traverse cette analyse porte sur la nature et les principes de la création de valeur par les internautes, le digital labor se présentant comme « une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données — data mining » par des plateformes numériques. Ainsi, les utilisateurs, en tant que producteurs de données (vendues aux annonceurs) sont à la fois des marchandises et des travailleurs : « Les publics numériques sont des audiences hybrides qui ne peuvent jamais être réduites à la condition de simples spectateurs. Finalement, pour eux, une conscience exacte du moment où le dispositif numérique est en train de commander leur travail, ou de leur accorder un moment d’oisiveté est impossible à entretenir. » (p. 27) Le lecteur voit poindre ici la thèse de la création d’un surplus de travail non rémunéré au bénéfice des plateformes.

4L’intérêt d’un tel point de vue est de montrer comment producteur et consommateur se rejoignent ou se confondent dans une activité unique, certainement au bénéfice des propriétaires de la plateforme, mais aussi du prosumer, ce producteur-consommateur qui « travaille » d’abord pour lui-même et/ou qui prend plaisir à son activité, y compris à travers une démarche collective qui fait sens et qui pousse toujours plus loin son travail. Or, c’est justement à partir de ce travail personnel et de toutes les données qu’il produit que ces plateformes vont disposer d’informations personnelles qu’elles vont valoriser. D’où la revendication d’une rémunération de ce travail selon des voies à définir et que présente A. Casilli, que ce soit sous forme de salaire ou à partir d’une révision du droit commercial ou toute autre voie, y compris celle d’un « revenu de base comme levier d’émancipation et de mesure de compensation pour le digital labor » (p. 39). Pour commencer, on pourrait souhaiter une réforme du droit fiscal afin que ces plateformes commencent à payer les taxes là où elles opèrent, c’est-à-dire là où se situent les millions d’usagers qui réalisent un « travail invisible »

Lire la suite sur le site web de la Nouvelle Revue du Travail.

[Slides #ecnEHESS] Le digital labor par le prisme des émotions (Camille Alloing et Julien Pierre, 4 avr. 2016, 17h)

Pour la séance du 4 avril 2016 de mon séminaire EHESS Etudier le cultures du numérique, nous avons eu le plaisir d’accueillir Camille ALLOING (Université de Poitiers) et Julien PIERRE (Université Stendhal Grenoble 3), pour présenter leur étude sur les liens entre digital labor et emotional labor.

Voilà leurs slides :

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Titre : Le web affectif : un modèle économique basé sur les émotions

Résumé : Cette intervention dévoile un projet de recherche interrogeant la place des affects dans l’économie numérique, avec l’hypothèse que les stratégies mises en place par les plateformes web servent d’indicateur à un procès plus général appelé capitalisme affectif. Notre cadre théorique emprunte au digital labor le concept de travailleur cognitif auquel nous rattachons les enjeux relevant de l’exploitation des données personnelles. Nous nous associons également au champ de la communication affective quand il s’agit de modéliser le méta-dispositif. Pour ce faire, nous proposons dans notre présentation une analyse technique puis économique des plateformes web nous permettant de construire nos hypothèses et de lister les éléments méthodologiques à déployer pour les valider.

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