Dans l’émission Le Cercle sur Canal+, Frédéric Beigbeder reçoit le sociologue Antonio A. Casilli pour parler de cyberguerre, cinéma et propagande.
Monthly Archives: January 2015
[Podcast] Après Charlie Hebdo, la diabolisation d'Internet ? (France Culture, 20 janv. 2015)
La Grande Table reçoit dans sa dernière partie Antonio Casilli, maître de conférences en Digital Humanities à Telecom ParisTech (Institut Mines Telecom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris). Il est l’auteur de Les liaisons numériques (Ed. du Seuil, 2010) et le co-auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014). Il anime le blog de recherche Bodyspacesociety, et tweete avec le compte @AntonioCasilli.
Caroline Broué l’interroge avec la complicité d’ Olivier Tesquet, journaliste spécialisé dans les questions numériques à Télérama, co-auteur de « Tweets, l’histoire s’écrit-elle en 140 caractères ? » (Édition Le Contrepoint).
» [Podcast] Internet est-il vraiment le diable ? – Idées – France Culture.

Olivier Tesquet et Antonio Casilli © Radio France
Internet est-il vraiment le diable ? – Idées – France Culture.
[Vidéo] Repenser le phénomène pro-ana (Gaité Lyrique, Paris, 16 janv. 2015)
Corps, Réseaux et troubles alimentaires : Repensez le phénomène « pro-ana »
Dans le jargon d’internet, « Ana » et « Mia » désignent l’anorexie et la boulimie mentale. Il existe des sites web conçus et gérés par les internautes pour parler de ces troubles des conduites alimentaires (TCA). Le ton provocateur de certains d’entre eux, allant jusqu’à affirmer que ces troubles sont un choix de vie plutôt qu’une maladie, a attiré l’attention des médias et des décideurs politiques, et leur a valu la qualification péjorative de « pro-ana » ou « pro-mia ». Les internautes peuvent aller jusqu’à décrire leurs crises, leurs vomissements, leurs envies d’un corps filiforme inspiré par les photos de célébrités retouchées et amincies (thinspiration). Pendant longtemps, il a été impossible d’obtenir des données de qualité sur la fréquentation de ces sites dont les contenus (textes, photos, échanges…) sont souvent cachés pour contourner la censure.Avec son équipe de recherche, le sociologue et « humaniste numérique » Antonio Casilli a conduit le projet de recherche ANAMIA, la première enquête au monde à permettre une analyse des réseaux sociaux, des pratiques alimentaires et des usages numériques de personnes atteintes de TCA dans le web anglophone et francophone. En développant des méthodologies innovantes (simulations informatiques, visualisations de données, collecte dynamiques de réseaux personnels), l’étude se donne les moyens d’obtenir des résultats surprenants : l’apologie de l’anorexie est loin de représenter la totalité des postures, le stéréotype de l’adolescente « pro-ana » socialement isolée est mis à mal, l’utilité de la censure de ces sites est aussi remise en cause. En déplaçant le prisme pathologique vers celui des usages des technologies et celui des sociabilités, à repenser la notion même de pro-ana.
Grand entretien sur le digital labor (Le Temps, 13 janv. 2015)
Dans le quotidien de Genève Le Temps
le journaliste Nic Ulmi interviewe le sociologue Antonio Casilli.
VIE NUMÉRIQUE Mardi 13 janvier 2015
«Digital labor»: à qui profitent nos clics?
Nic Ulmi
Toutes nos actions sur les plateformes du Web produisent de la valeur – qui nous échappe. Le sociologue des réseaux Antonio A. Casilli explore ce nouveau champ d’étudeJe clique, je like, je commente, je partage. Je m’amuse, je m’exprime, je crée ma place dans le monde, je me fais des amis. Voilà, consciemment, ce que je fais en naviguant sur les plateformes du Web. Mais ce qui m’échappe, ce qui élude ma perception, c’est qu’en même temps je suis en train de travailler. Par mes actes, par les informations que je produis et que je mets en mouvement, je crée de la valeur. Une valeur qui n’a rien d’abstrait: elle correspond à des sommes d’argent. Manque de bol, celui-ci ne me revient pas. Car la valeur que je génère est captée par les industries numériques, qui la gardent pour elles… C’est le point de vue d’un courant de chercheurs qui définissent et explorent depuis 2012 le concept de digital labor, ou «travail numérique». Sociologue des réseaux, professeur d’humanités numériques à la grande école Télécom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Antonio A. Casilli prépare un livre sur la question. Survol d’un nouveau champ de réflexion – et peut-être d’action.
Le Temps: Comment produit-on de la valeur en utilisant le Web?
Antonio A. Casilli: De trois manières. La première, la plus classique et reconnaissable, est la création de contenus sur les plateformes où ceux-ci sont générés principalement par les utilisateurs. La deuxième, de plus en plus reconnue depuis 2013, est la production de données et métadonnées (les données sur les données, telles qu’une date, l’auteur d’une photo, l’adresse IP de la personne qui l’a partagée). Celles-ci peuvent être exploitées par les propriétaires de la plateforme, mais également par des entreprises tierces, qui les achètent pour faire du ciblage publicitaire et optimiser la production marchande. La troisième manière est liée aux objets connectés, à travers lesquels notre simple présence au monde est en train de se transformer en activité travaillée: le seul fait de se trouver dans une maison ou un bureau «intelligents», c’est-à-dire équipés de dispositifs connectés, est déjà producteur de valeur pour les entreprises qui collectent nos informations.
– Qu’en disent les entreprises?
– Elles ont un discours ancré dans l’idéologie du partage et de la générosité: des pulsions par ailleurs bien réelles, qui préexistent à la mise en place de l’énorme dispositif d’économie numérique qui s’est superposé aux communautés d’Internet depuis la seconde moitié des années 2000. D’autre part, certains géants du Web sont en train d’explorer la rémunération des données, envisagée non pas comme le fruit d’une activité travaillée, mais comme si ces données constituaient une sorte de patrimoine personnel que l’utilisateur leur vend. Le problème est que la rémunération envisagée est anecdotique, sans proportion avec la valeur qu’on peut extraire des contributions des utilisateurs. Ce qui revient à mettre ces derniers dans une situation d’exploitation extrême. C’est pourquoi, en France, le Conseil national du numérique, dans son rapport sur la neutralité des plateformes, recommande de rejeter la cession des données comme s’il s’agissait d’une propriété.
– Combien valent ces données?
– Les calculs qui circulent – on parle de 120 dollars rapportés par chaque utilisateur à Facebook l’année passée – sont fallacieux. Comme le rappelait récemment le rapport du Conseil d’Etat sur Le numérique et les droits fondamentaux , la valeur d’un utilisateur s’accroît à chaque fois qu’un nouvel utilisateur vient s’ajouter au réseau. Suivant un principe connu en informatique comme «loi de Metcalfe», cette valeur serait proportionnelle au carré du nombre des utilisateurs du réseau… C’est complètement «pifométrique», mais ça donne une échelle – et ça souligne le fait qu’il s’agit de rendements croissants.
– En échange de son travail, l’utilisateur bénéficie de la gratuité de ces services: Google, Facebook, Twitter…
– Cette gratuité, à mon sens, n’est qu’apparente. Ce que nous ne payons pas via un abonnement à un service, nous finissons par le payer en termes de surprix sur nos achats, par une série d’effets liés à la publicité sur les plateformes. Il faut noter, entre autres, que la plateforme utilise l’information sur notre comportement pour nous placer dans une catégorie socio-économique et nous faire des propositions d’achat: beaucoup d’indicateurs montrent que le ciblage qui en résulte est défavorable à l’utilisateur en termes de prix.
– Les industries numériques captent la valeur d’un travail qui, pour le travailleur, est en réalité un plaisir. C’est «win-win», comme on dit. Non?
– Nous sommes dans une situation d’aliénation douce: heureux, parce qu’aliénés de manière gentille… Ce qui est paradoxal, c’est que le niveau d’exploitation dont nous faisons l’objet dans le moindre de nos gestes est, lui, énorme. Felici e sfruttati («Heureux et exploités»), selon le titre d’un livre de mon confrère Carlo Formenti. Nous sommes heureux, peut-être, mais nous sommes détachés du fruit de notre activité, dont nous ne sommes d’ailleurs même pas conscients que c’est un travail. Nous perdons la possibilité d’accéder à ce que nous produisons: qu’est-ce qui se passera avec nos profils Facebook d’ici à dix ans? Le fait d’être coupé du fruit de notre travail, c’est l’aliénation au sens marxiste. Ça dépasse le bonheur, le fait d’être heureux ou pas.
– Que faire?
– Trois lignes de fuite sont évoquées. La première consiste à reconnaître qu’une rémunération est possible sur la base d’un contrat entre l’utilisateur et la plateforme, mais ça soulève le problème déjà évoqué. La deuxième est une dynamique de propriété sociale des entreprises. Selon la vision de Trebor Scholz (ndlr: le chercheur qui a introduit le terme digital labor), il faudrait utiliser des plateformes coopératives. Mais celles-ci se heurteraient à un marché où des géants ont clairement une position dominante. La troisième voie consiste à reconnaître que le fruit du digital labor est collectif et que, comme sur Facebook, on a des «amis en commun», mes données ne sont jamais que les miennes, mais aussi celles de mes amis et de leurs amis… Il faut reconnaître la nature sociale, collective, commune de tout ce qu’on produit en termes de contenu partagé et de données interconnectées, et prévoir une rémunération en mesure de redonner au common ce qui en a été extrait. D’où l’idée, que je défends, du revenu de base inconditionnel. Celui-ci devrait être financé par le genre d’impôt que suggérait le rapport d’experts sur la fiscalité numérique présenté en 2013 au Ministère des finances, basé sur la valeur produite par le travail invisible des utilisateurs.
[Storify] Séminaire EHESS Xavier de la Porte “Retour sur 'Place de la Toile'” (19 janv 2015) #ecnEHESS
Pour la troisième séance de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques nous avons eu un invité spécial : Xavier de La Porte, rédacteur en chef du site d’information Rue89, chroniqueur à Radio France et membre du comité de rédaction de la revue Vacarme. L’occasion pour revenir sur une expérience centrale pour les cultures numériques françaises : l’émission “Place de la toile”, qu’il a animé pendant 6 ans sur France Culture. Il a été accompagné par Thibault Henneton, journaliste au Monde Diplomatique, qui fut son collaborateur.
Le séminaire a eu lieu le lundi 19 janvier 2015, dans l’amphithéâtre F. Furet de l’EHESS et livetweeté sur Twitter, via le hashtag #ecnEHESS. Voici le compte rendu sous forme de Storify concocté par Rayna Stamboliyska.
Retour sur l’expérience “Place de la toile”
Intervenant : Xavier de la Porte
Résumé : “Pendant 8 ans, l’émission Place de la Toile a suivi l’évolution des réflexions concernant les nouvelles technologies et leurs usages. Une époque qui recouvre l’explosion des réseaux sociaux, l’accélération de la crise de la presse, la création d’Hadopi, la première campagne (numérique) d’Obama, Wikileaks, les révolutions arabes, l’affaire Snowden etc. Autant d’événements et de phénomènes que l’émission a essayé de comprendre. Dans un contexte où c’est aussi le champ de la pensée sur le numérique qui évoluait,et le média radiophonique en lui-même. C’est cette petite histoire que nous essaierons de raconter.”
Slides des séances passées :
Mercredi 19 novembre 2014
Antonio A. Casilli (Télécom ParisTech/EHESS)
« Le trolling en tant que ‘travail numérique’ »
Lundi 15 décembre 2014
Irène Bastard (Telecom Paristech) et Christophe Prieur (Univ. Paris Diderot)
« Algopol : une expérimentation sociologique sur Facebook »
Détail des prochaines séances :
Lundi 19 janvier 2015
Xavier de la Porte (Rue89)
« Radio et cultures numériques : Retour sur l’expérience ‘Place de la Toile’ »
salle 5, 17h-20h
Lundi 16 février 2015
Benjamin Tincq (Ouishare) et Paola Tubaro (University of Greenwich/CNRS)
« L’économie collaborative : promesses et limites »
salle 5, 17h-20h
Lundi 16 mars 2015
Ksenia Ermoshina (Mines ParisTech) et Rayna Stamboliyska (IRIS Sup’)
« Internet et militance en Russie »
salle 5, 17h-20h
Lundi 18 mai 2015
Boris Beaude (EPFL)
« Numérique : changer l’espace, changer la société »
salle 5, 17h-20h
Digital labor : grand entretien (Jef Klak, 4 janv. 2015)
La revue de critique sociale Jef Klak interviewe Antonio Casilli à propos du travail invisible et informel des internautes : le digital labor.
« LE DIGITAL LABOR EST CONÇU POUR NE PAS AVOIR L’APPARENCE D’UN TRAVAIL »
L’exploitation du moindre clic par l’industrie numérique. Entretien avec Antonio Casilli
Surfer, naviguer, explorer – le temps passé par chacun d’entre nous sur Internet semble surtout relever de la découverte, du loisir et du fun. Pourtant, l’apparente générosité des entreprises du web, pourvoyeuses de contenus et d’outils dédiés à la convivialité, s’accompagne de bénéfices records et d’un marketing agressif. Ces nouvelles industries ont en effet réussi à valoriser le moindre de nos gestes sur la toile, et c’est le travail volontaire des internautes eux-mêmes qui concourt à l’optimisation continue de ces services… le tout sans rémunération.
Comment est-on parvenu à faire travailler les gens, à exploiter leur temps de travail et leur ingéniosité, sans débourser le moindre salaire ? Comment lutter contre ce nouveau type d’exploitation ? En nommant le digital labor, un nouveau champ critique apparaît, dont Antonio Casilli1, maître de conférences à l’Institut Mines Telecom, est l’un des représentants.
Propos recueillis par Xavier Bonnefond et Judith Chouraqui
Qu’est-ce que le digital labor ?
Je vais essayer de définir le digital labor d’abord par ce qu’il n’est pas, pour mieux expliquer ce qu’il est. Jusqu’en 2008-2009, à chaque fois qu’on posait la question du travail dans le numérique, on répondait en termes de figures professionnelles appartenant à un secteur économique en particulier. On pensait en premier lieu aux salariés des industries numériques innovantes, ou à certains travailleurs très spécialisés, qui vivaient dans une situation de privilège relatif (contrats et rémunérations) et qui se définissaient comme classe créative (ingénieurs, développeurs, webdesigners, etc.). Certes, l’émergence de ces professions est une donnée pour cerner l’impact du numérique sur le monde du travail. Cependant, en se concentrant uniquement sur cet aspect, on produit une vision idyllique, oubliant les conflits et les dynamiques de précarité qui s’installent dans un champ social beaucoup plus large. Le digital labor ne concerne donc pas le travail de ces professions innovantes.
Autre point important, à souligner d’entrée : cette notion ne s’attache pas non plus au travail des personnes liées à la fabrication industrielle des dispositifs numériques – il n’est pas question des travailleurs qui fabriquent les iPads par exemple. Il serait réducteur de se concentrer uniquement sur le travail dans les sweatshops2, installés dans des pays tiers, dans la mesure où, finalement, le numérique n’y joue qu’un rôle infime. Ce cadre relève plutôt de l’exploitation industrielle classique, sur lequel nous avons déjà, malheureusement, trois siècles de réflexion et d’étude.
Maintenant qu’on cerne mieux ce que n’est pas le digital labor, on peut en tenter une définition positive : c’est l’ensemble des activités des usagers lambda des plates-formes sociales, des sites web et des applications mobiles. Cela concerne non seulement la publication de contenus générés par les utilisateurs (des photos, des vidéos, des textes), mais aussi toute forme de jeu, de navigation, de bavardage en ligne qui ne serait pas reconnaissable formellement en tant que travail, et qui pourtant produit de la valeur pour les entreprises qui en profitent, presque toujours en dehors de cadres juridiques existants. Il s’agit, d’emblée, d’un travail informel, non spécialisé, d’un type nouveau qu’on n’arrivait pas à reconnaître auparavant. En effet, on a plutôt d’abord insisté sur des comportements prosociaux du Web, comme la participation, le partage et le don. On s’est concentré sur les amateurs passionnés, les « fans », animés par un besoin de mettre en commun au sein de communautés exemplaires de l’intelligence des foules.
Au milieu des années 1990, beaucoup de chercheurs voyaient le Web comme dominé par des logiques de don et de contre-don. On croyait y déceler une forme de prestation totale, caractéristique des sociétés dites archaïques. Cependant, cette approche a tendance à masquer la captation de valeur par les entreprises, par le monde du capitalisme en réseau qui compte sur la générosité des utilisateurs et leur envie de participation. On occulte donc, derrière l’envie de contribution, une forme de paupérisation de tout un ensemble de producteurs non rémunérés.
Le digital labor désigne donc des activités partagées, non spécialisées, quotidiennes, et qui concernent surtout les usagers des technologies de l’information et de la communication. Circonscrire le champ d’études n’est pas simple, car, depuis vingt ans, le débat intellectuel et la recherche universitaire ont été caractérisés par des postures qui n’avaient rien à voir avec l’objet du digital labor.
Le simple fait de reconnaître ces activités comme travaillées est problématique, parce que si l’on demande aux usagers eux-mêmes, ceux-ci n’ont généralement pas tendance à considérer ces activités comme du travail. Ils les associent plutôt au plaisir et aux activités de la vie ordinaire. Il est en effet difficile de se dire qu’on travaille lorsqu’on met à jour son profil Facebook, lorsqu’on clique sur le résultat d’une recherche Google ou qu’on tague des amis sur les photos d’une fête. C’est donc un travail qui ne dit pas son nom, et qui ne se reconnaît pas en tant que tel3.
Pour quelle raison parle-t-on alors toujours de travail ?
Tout d’abord parce que c’est une activité qui produit bien de la valeur. Ensuite parce qu’elle est soumise à un ensemble d’injonctions à la participation. En effet, une fois que vous êtes inscrit sur une plate-forme sociale, il est aujourd’hui difficile de vous en passer. La pression commerciale pour adopter une certaine plate-forme, ou celle qu’exercent sur vous vos pairs (ce qu’on appelle parfois la FOMO, la Fear of Missing out, la peur de manquer un événement social ou culturel), constituent autant de contraintes réelles qui conditionnent les usages. De plus, nous sommes désormais face à une activité qui peut être mesurée, soumise à tout un ensemble de métriques de performance (dont les métriques d’attention, de réputation, de calcul des « amis » ou de retweetage), à une mesure du temps passé sur telle plate-forme, exactement comme les activités travaillées plus classiques. Ces métriques sont ensuite utilisées pour créer des hiérarchies à l’intérieur des services. Ou alors, et ceci soulève tout un autre ensemble de questions, elles sont employées pour automatiser les tâches plus complexes et remplacer progressivement les opérateurs humains, les utilisateurs, par des opérateurs logiciels, les bots.
Un autre point essentiel concerne la précarisation de l’usager, le digital laborer lui-même, car son travail n’est pas reconnu en tant que tel. On a pu voir émerger un certain nombre de revendications, comme celles des journalistes du Huffington Post ou d’autres sites web qui refusent régulièrement de rémunérer les blogueurs, ou des recours en justice pour faire reconnaître que cette valeur mérite rémunération.
On peut articuler cela avec une précarité qui préexiste à l’émergence d’internet, comme dans les plates-formes de micro-travail, dont l’exemple le plus visible est l’Amazon Mechanical Turk4 (AMT), présentée comme un marketplace fondé sur un principe simple d’atomisation des tâches. Toute personne inscrite sur ce service peut y réaliser des tâches simples, appelées Hits (Human Intelligence Tasks). Ces dernières ne peuvent en général pas être réalisées par des intelligences artificielles – c’est le cas, par exemple pour la création d’une playlist ou la reconnaissance du visage d’êtres humains.
Ce travail permet non seulement d’entraîner les intelligences artificielles, actuellement inadaptées à ce type de tâches, mais aussi de faire gagner un peu d’argent aux travailleurs en réalisant des actions complètement indissociables des activités ordinaires de navigation et de sociabilisation en ligne. Les membres d’AMT ne font en effet que cliquer, visionner, commenter, comme à n’importe quel autre moment de leur vie connectée… C’est aussi à cause de cela que le digital labor n’est pas reconnu comme un travail véritable par les usagers : parce que son exploitation est fondée sur la production industrielle de la méconnaissance de sa nature de tâche productive. Le système est conçu pour ne pas avoir l’apparence d’un travail. Cet exemple montre bien, je crois, ce qu’il en est de la banalisation totale et de la déspécialisation du travail en ligne.
Pour revenir à des activités travaillées non reconnues comme telles et non rémunérées, comme les clics sur le résultat d’une recherche, le temps passé sur certaines pages ou le fait de simplement « liker », où se situe la matérialité de la valeur produite ?
Toutes les activités que vous citez créent des métadonnées5, et par là produisent des métriques sur le comportement en ligne. Cela suffit à donner une valeur à la plupart des gestes réalisés, car ces analyses vont servir à augmenter le rendement du service en question, en optimisant les recherches sur Google, en adaptant les prestations de services en ligne en fonction de l’affluence dans le temps ou dans l’espace, etc. Par ailleurs, elles apportent une contribution à l’amélioration des algorithmes, qui nécessite une masse critique de contributeurs. Pour donner un exemple, l’algorithme de détection des spams de Gmail ne peut fonctionner que dans la mesure où un nombre important de personnes désignent un mail comme indésirable. Enfin, ces activités aident à circonscrire des segments de marché : chaque clic fait en sorte que le service qui nous trace (comme une application publicitaire installée sur un site) améliore le ciblage publicitaire.
Dans quelle mesure ce bien est-il matériel ?
Il est matériel parce que le numérique est matériel. Nous n’avons pas affaire à un monde désincarné, à un empyrée immatériel. Notre quotidien connecté est tangible, mais médié par les technologies de l’information et de la communication. Et le digital labor est matériel pour l’usager qui le réalise, en termes de temps travaillé, et de dispositifs nécessaires à son exécution, d’espaces de vie à aménager pour prendre en compte ses usages.
Ou bien, tout simplement, la valeur matérielle du digital labor se concrétise dans le fait qu’une publicité mieux ciblée va permettre de mieux vendre tel produit…
En quelque sorte, mais il faut lever un malentendu sur la publicité en ligne. On s’imagine souvent qu’elle n’est qu’une version dématérialisée de l’affiche dans la rue. Cette dernière envahit peut-être votre champ visuel, mais elle ne fait que ça ; alors que la publicité de votre profil Facebook, par exemple, vous trace. C’est parce que vous avez été tracé que Facebook vous propose une publicité pour un vélo ou une couche-culotte. Mais la cohérence du dispositif va au-delà, puisque le fait de cliquer ou non sur cette publicité fournit encore de nouvelles informations. Si vous cliquez, c’est que vous êtes intéressé, attiré par ce produit, et on se servira de cette information pour mieux vous cibler dans le futur sur la base de vos préférences révélées. Si vous ne cliquez pas, il y a de fortes chances que vous ayez déjà acheté un vélo, et cette information peut à son tour être employée pour déterminer votre niveau de revenu, vos habitudes de dépenses.
Dans les études sur le digital labor, on aborde souvent la question du rapport entre exploitation et aliénation. Dans le travail industriel classique, on constate que ces deux termes sont indissociables l’un de l’autre. Qu’en est-il de cette dialectique dans le cas du digital labor ?
Ici, le rapport entre exploitation et aliénation est plus problématique, car on en revient à la question de la perception des utilisateurs, qui se sentent en général très heureux et peu – ou pas – aliénés. Cela montre en quoi cette question est généralement mal posée, parce que, depuis une centaine d’années, le problème de l’aliénation est ramené à celui du bonheur : on s’imagine qu’être aliéné serait équivalent à être malheureux. Or, l’aliénation, terme marxien, n’est pas synonyme de malheur.
L’aliénation est le détachement de l’homme du fruit de son travail et, sur un plan plus abstrait, la séparation de l’homme de son essence de producteur. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, on a assisté à une dérive sémantique du terme « aliénation », qui s’est progressivement psychologisé. Une responsabilité importante en incombe à des penseurs comme Baudrillard, selon lesquels on ne peut pas détacher l’élément productif, matériel, de l’élément culturel et symbolique. Par conséquent, dans cette optique, vivre dans un environnement spectaculaire (au sens de Guy Debord, c’est-à-dire, pour faire vite, où la subjectivité et la sensation sont toujours médiatisées par un dispositif de pouvoir et de marchandisation) conduit l’aliénation à se réduire à un état psychologique.
En revanche, si l’on se concentre sur l’analyse marxienne, l’exploitation demeure très liée à la notion d’efficacité productive. Autrement dit, combien d’effort devons-nous déployer pour produire un résultat donné ? Cela vaut aussi bien pour l’extraction de matières premières que pour le traitement de l’information. Lorsque vous identifiez quelqu’un sur une photo en la taguant, la valeur produite en termes de données personnelles fournies aux bases de données propriétaires, ou bien en termes d’amélioration des algorithmes de reconnaissance faciale, même si elle est faible dans l’absolu, est très grande relativement à l’effort que ça requiert.
Le sociologue Eran Fisher6 constate sur ce point que les régimes de production pré-internet étaient caractérisés par un faible niveau d’exploitation et un haut niveau d’aliénation, ce qui veut dire qu’on travaillait beaucoup pour produire peu de valeur, tandis qu’il fallait détacher un grand nombre de personnes du fruit de leur travail, et pendant longtemps.
Au contraire, dans le contexte actuel, c’est l’inverse qui se produit : on a un haut niveau d’exploitation pour un faible niveau d’aliénation. Et ce faible niveau d’aliénation vient du fait qu’on va chercher la valeur là où elle est réellement produite, c’est-à-dire dans les sociabilités ordinaires des utilisateurs d’Internet et des technologies sœurs qui les nourrissent. Le simple fait de s’inscrire à un groupe Facebook, par exemple, permet d’associer l’intérêt pour un produit (groupe de musique, Nutella, etc.) à des données géographiques ou socio-culturelles. Ces sociabilités deviennent donc le siège réel de la création de la valeur, et ce, grâce au travail cognitif, médiatisé par les nouvelles techniques d’information et de communication, qui est une mise à profit des communautés vivantes.
Il y a donc identité entre les usagers d’Internet et leur produit, le fruit de leur travail ; il suffit d’exister sur le web pour produire de la valeur. Cette identification est le contraire de l’aliénation…
C’est toute la différence entre poster un selfie sur un réseau social et produire un composant d’une Ford, qui ne représente pas l’ouvrier qui le fabrique particulièrement !
Pour en revenir à l’aspect « exploitation », il existe des calculs visant à montrer que chaque utilisateur a rapporté 120 dollars à Facebook l’an passé. Or ces mêmes utilisateurs seraient sans doute prêts à payer effectivement cette somme pour avoir le droit d’utiliser les services de la société. Ce raisonnement tient-il debout ?
Si l’on se concentre sur la simple monétisation du produit (le clic, la connexion ou le remplissage d’un formulaire par exemple), celle-ci reste effectivement faible. Mais se limiter à ceci serait erroné, et ferait le jeu des capitalistes du numérique, qui cherchent à ne pas payer le vrai prix des données personnelles extraites de leurs utilisateurs. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’à mon sens, jouer la carte de la rémunération, des micro-paiements pour céder des données, revient à établir un marché de dupes pour le digital laborer. Cet élément monétaire ne représente pas la valeur effective du produit, qui est également contenue par la valeur même de sa mise en réseau, par les effets de résonance. Il y a des externalités positives (c’est-à-dire des « effets secondaires » positifs) qui proviennent du fait même de participer à un réseau, lequel peut par exemple stimuler d’autres personnes, etc.
Pierre Bellanger, dans sa contribution à la consultation récente du Conseil d’État, précise que la valeur effective d’une donnée personnelle croît de manière exponentielle pour chaque nouvel utilisateur qui s’ajoute à un réseau numérique. En adaptant la loi de Metcalfe à l’économie des informations personnelles, il déclare que cette valeur est en fait « proportionnelle au carré du nombre de données auxquelles elle est reliée »7. Si, par hypothèse, mon profil rapportait vraiment 120 dollars à Facebook, le prochain utilisateur qui se connecterait à ce service, lui, en rapporterait 145, et le suivant 170, et ainsi de suite…
Vous voyez donc pourquoi il faut être toujours extrêmement méfiant vis-à-vis du type de chiffres que vous citez : elles dissimulent les rendements croissants des entreprises du numérique. Et cela rend très malaisé de creuser dans la voie de ceux qui prônent une rémunération de chacun de nos clics. D’autant plus qu’ils ne constituent pas un front unitaire. On a deux écoles. D’abord celle tenue par Jaron Lanier, pionnier des réalités virtuelles à la fin des années 1980, devenu depuis une espèce de « gourou-Cassandre » d’internet. Il a récemment écrit un livre intitulé Who owns the future?, au sujet de la protection des données privées, dans lequel il s’écarte totalement de l’habituel « droit à la vie privée » pour préférer un système de droits commerciaux, de micro-royalties à chaque fois que les données produites par un utilisateur sont mises à profit par un service en ligne. Or un rapport du Conseil national du numérique français, publié en juin 2014, conclut que les montants de ces micro-royalties, à part pour une minorité d’artistes et de personnes connues, seraient complètement anecdotiques8.
Allons même plus loin, et supposons qu’on ait la possibilité d’être payé 300 euros par mois pour être un utilisateur de réseaux sociaux et d’applications mobiles. La cagnotte est appréciable, mais qu’en est-il du reste de vos activités travaillées ? Pour quelle raison a-t-on actuellement besoin de ces 300 euros supplémentaires tous les mois ? Parce que le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires a subi une sévère érosion après la dernière crise, et qu’on a constaté un importante montée de la précarité salariale et des inégalités sociales. À trop raisonner en termes de rémunération des utilisateurs d’internet, on reste donc inscrit dans une logique d’emploi, elle-même en crise.
Ma proposition, et c’est la deuxième école, serait plutôt de sortir de la civilisation du travail salarié ; c’est pourquoi je suis plus sensible à l’idée du revenu de base.
Cependant, le revenu de base n’entrave pas les rapports capitalistes. Les données des individus resteront exploitées par les mêmes entreprises…
C’est effectivement l’une des critiques que je partage parfaitement. Le revenu de base n’est pas la solution révolutionnaire, au sens littéral du terme. C’est au contraire une notion fédératrice, aussi bien à gauche que, hélas !, à droite. Pour l’instant, je suis d’accord pour dire que c’est une solution tristement social-démocrate et réformatrice. Mais, étant donné la situation actuelle, caractérisée par une prise de conscience très imparfaite de la nature travaillée de ces activités numériques, je pense que c’est l’idée la plus tactiquement appropriée. Mon travail consiste justement à aider à cette prise de conscience, à préparer un temps plus favorable où l’on pourra proposer une rupture plus nette avec le système actuel.
Ne peut-on pas tout de même imaginer des formes nouvelles de réappropriation, sorte d’équivalent de l’autogestion dans le secteur industriel ? Mais alors, quel serait l’outil de production à se réapproprier ici ? Suffit-il de créer des réseaux sociaux alternatifs ?
Certains proposent des nouvelles formes. Je pense notamment à la P2P Foundation de Michel Bauwens9. On peut aussi citer Trebor Scholz, qui a récemment suggéré la création d’un « coopérativisme des plates-formes »10, où des services innovants fondés sur le numérique prendraient la forme d’entreprises contrôlées démocratiquement et dont la propriété serait partagée entre les digital laborers mêmes.
Mais, à part ces quelques idées prometteuses, au niveau général, plus qu’une réappropriation, c’est une forme de « résistance intérieure » qui est en cours, tout à fait cohérente avec nombre d’autres formes de conflictualité liées au monde du travail et, historiquement, aux mouvements ouvriers des siècles passés. Cela passe par diverses modalités de sabotage, de reprise individuelle, de collectivisation et de détournement.
Un mouvement vers la collectivisation est clairement discernable dans les grandes fuites (leaks) des dernières années, qui sont des manières de libérer des données propriétaires—d’institutions, de multinationales, de groupes de pression politique pour les rendre publiques. Le sabotage, quant à lui, se manifeste par la création de faux profils, par exemple, et donc la production de données qui ne sont pas exploitables par les grandes plates-formes.
Je suis sensible à des formes d’autonomisation des usages numériques, utilisant le chiffrement. Ce crypto-anarchisme se manifeste de manière plus insistante depuis 2013. En revanche, je suis tout à fait méfiant à l’encontre des « réseaux alternatifs » de type Ello, Diaspora. Ceux-ci sont avant tout des start-ups, attendant de devenir le prochain Facebook : elles partagent les mêmes valeurs et le même type d’orientation politique que les grandes entreprises existantes, même quand, depuis Snowden, elles font semblant de respecter l’anonymat et la confidentialité.
Finalement, la captation de valeur à l’œuvre dans le digital labor peut très bien se concevoir dans le monde « réel ». On peut par exemple imaginer une entreprise mettant une salle de sport à disposition d’usagers dont on récupérerait la chaleur produite…
Je tiens à répéter que la dichotomie entre monde réel et monde virtuel n’a pas, et n’a jamais eu, de sens. J’ai consacré les 10 dernières années à démonter ce mythe – et un livre de plus de 300 pages11. Facebook fait partie du monde « réel », autant que votre voiture ou le boulanger où vous achetez votre pain. Si par réel on entend le quotidien, un quotidien idéalisé dans lequel les technologies numériques n’existent pas, il faudrait plutôt parler de monde « non médiatisé ». Toute notre discussion concerne un contexte médiatique : le digital labor est une forme d’audience labor, notion héritée de la réflexion de Dallas Walker Smythe sur les médias en tant que lieu de production – où les spectateurs ne sont pas des récepteurs passifs, mais des acteurs dotés de capacité d’interpréter, de véhiculer, et de transformer les messages des industries culturelles. Il est extrêmement difficile de transférer ce type d’analyse dans un contexte qu’on imaginerait, de manière un peu romantique, comme non médiatisé.
Ceci dit, tous les contextes sont médiatisés, que ce soit par le langage, l’échange de billets ou l’entremise de pancartes en manifestation. Il s’agit donc de prendre en compte le type de médiatisation utilisé et de trouver une stratégie qui traverse les lignes de tension existant dans ce contexte médiatique. Aujourd’hui, une entreprise n’imaginerait jamais le type de dispositif que vous décrivez, avec une captation de la « force animale », au sens du XVIIIe siècle.
Pour être plus précis, c’est imaginable, mais l’entreprise y ajouterait pour sûr une petite couche de big data, parce que l’ingénieur qui va projeter votre salle de sport se dira « Ce serait idiot de faire ça sans, en plus, capitaliser un ensemble de métriques ». Ces métriques pourront lui apprendre, par exemple, à quel moment de la journée on produit le plus de chaleur, ce qui permettra d’encourager la présence des usagers à certains horaires de la journée pour augmenter le rendement l’entreprise (par exemple en modulant les tarifs). L’entreprise pourra également s’arranger pour optimiser la chaîne logistique ou pour qu’il y ait tout au long de la journée le bon nombre de personnes en train de s’agiter. De nos jours, rares sont les secteurs de production qui se passent de la partie cognitive et data.
Par ailleurs, on assiste à plusieurs transformations brutales dans le monde du travail, non prises en compte par les syndicats. N’importe quel travail matériel est aujourd’hui associé à un ensemble de tâches non matérielles. L’ouvrier est maintenant obligé de passer au lecteur optique des pièces équipées de tags. Le facteur se balade avec un terminal sur lequel vous devez signer avec un stylo optique. La caissière est branchée sur un clavier et un écran. Même les auxiliaires de vie ont des appareils de téléassistance grâce auxquels ils communiquent avec les personnes qu’ils accompagnent. Il y a là un autre enjeu de la reconnaissance des tâches numériques, au sein même du travail traditionnel.
C’est la tâche notamment des syndicats de faire aujourd’hui reconnaître la partie data de ces activités. Il existe des signaux d’une nouvelle orientation, comme un récent rapport de la fédération des syndicats allemands12, qui envisage les choses comme un front commun. Ce que les syndicats ne prennent pas en compte, en revanche, c’est qu’une partie de leur activité se passe sur internet. Je ne comprends pas pourquoi encore aujourd’hui une manifestation se passe seulement dans la rue, et l’utilisation d’Internet est encore limitée à des fonctions spécifiques de communication top-down avec les militants, ou de gestion des rapports avec la presse. Pourquoi ne pas systématiquement coupler une manifestation classique avec un défilé virtuel qui manifesterait de manière organisée sur un réseau13 ?
Bibliographie – Pour aller plus loin
– Casilli, Antonio A. et Dominique Cardon (2015) : Qu’est-ce que le digital labor ?, INA, coll. « Études et controverses » (à paraître).
– Scholz, Trebor (2012) : Digital labor, Routledge.
– Fuchs, Christian (2014) : Digital Labour and Karl Marx, Routledge.
– Fisher, Eran (2012) : « How Less Alienation Creates More Exploitation ? Audience Labour on Social Network Sites» triple C – Cognition, Communication, Co-operation, vol. 10, n° 2, http://www.triple-c.at/index.php/tripleC/article/view/392.
– Rey, P. J. (2012) : « Facebook is Not a Factory (But Still Exploits its Users », Cyborgology, 15 février, thesocietypages.org.
– Scholz, Trebor (2007) : « What the MySpace generation should know about working for free labour » Re-public Re-imagining Democracy, n° 13, numéro spécial « Towards a critique of the social web », 2 décembre, http://www.re-public.gr/en/?p=138.
NOTES :
- Antonio Casilli est maître de conférences en Digital Humanities à Telecom ParisTech (Institut Mines Telecom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris). Il est l’auteur de Les liaisons numériques (Ed. du Seuil, 2010) et le co-auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014). Il anime le blog de recherche Bodyspacesociety. ↩
- Manufactures, ateliers ou usines où les conditions de travail sont jugées déplorables,souvent destinés à des travaux de sous-traitance de l’industrie textile. ↩
- Il existe néanmoins des tentatives pour aider une prise de conscience de la part des internautes, comme l’expérimentation artistique Wages for Facebook (http://wagesforfacebook.com). ↩
- http://www.humanite.fr/social-eco/tacherons-d-amazon-pour-une-pincee-de-dollars-558027 ↩
- Ce sont les « données sur les données ». Par exemple, pour une image : la date de publication, la liste des personnes l’ayant likée, le nom des personnes visibles sur la photo. ↩
- Fisher, Eran (2012) « How Less Alienation Creates More Exploitation? Audience Labour on Social Network Sites ». triple C, vol. 10, n° 2, pp. 171-183. http://www.triple-c.at/index.php/tripleC/article/view/392 ↩
- Bellanger, Pierre (2014) Principes et pratiques des données personnelles en réseau, Consultation du Conseil d’État sur les données personnelles. ↩
- « Neutralité des plateformes : réunir les conditions d’un environnement numérique ouvert et soutenable », Conseil National du Numérique, http://www.cnnumerique.fr/plateformes/ ↩
- http://p2pfoundation.net/ ↩
- Scholz, Trebor, « Platform Cooperativism vs. the Sharing Economy », Medium, 5 décembre 2014, https://medium.com/@trebors/platform-cooperativism-vs-the-sharing-economy-2ea737f1b5ad ↩
- Antonio A. Casilli (2010) Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Ed. du Seuil. ↩
- DGB kündigt verstärkten Kampf gegen digitale Billigjobs an : http://www.heise.de/newsticker/meldung/DGB-kuendigt-verstaerkten-Kampf-gegen-digitale-Billigjobs-an-2428167.html. ↩
- Sur les netstrikes, voir Tiziana Terranova: https://snuproject.wordpress.com/2014/10/18/social-network-unionism-and-social-networked-strike-by-tiziana-terranova/ ↩
Peut-on encore aimer Internet ? Grand entretien (Rue89, 3 janv. 2015)
Dans le site d’information Rue89 le journaliste Xavier de la Porte interviewe le sociologue Antonio Casilli, pour répondre à la question : peut-on encore aimer Internet ?
Antonio Casilli : peut-on encore aimer Internet ?
On a beaucoup cru en Internet, et Internet nous déçoit : prolifération des extrémismes, géants économiques arrogants, surveillance de masse… Alors, peut-on encore aimer Internet ?
A Rue89 comme ailleurs, nous avons beaucoup cru en Internet. Dans les vertus du participatif qui allait mettre en relation journalistes et lecteurs et renouveler le traitement de l’information. Dans le pouvoir politique du Web qui allait changer les techniques de lutte et imposer de nouveaux rapports de force avec les gouvernements. Dans la force émancipatrice des réseaux qui allaient ouvrir au savoir, à la discussion, à de nouvelles prises de parole. Dans leur inventivité sociale qui allait améliorer notre manière de travailler, d’être en relation avec les autres.
Et puis voilà. en ce début d’année, on ne peut que compter les désillusions : des sites d’informations ferment les commentaires parce qu’ils sont sans intérêt ou trollesques, les gouvernements gouvernent à peu près comme avant et installent des systèmes de surveillance de masse de leur population, Facebook est une pompe à publicité, la morgue d’Uber éteint la croyance en l’économie du partage, le Web pullule de nazillons et de conspirationnistes. Et de plus en plus de voix, même parmi les plus grands défenseurs de l’Internet, s’élèvent pour regretter ce qu’il est devenu.
Bref, on déprime. et on se demande si on peut encore aimer Internet.
Alors, on a voulu en discuter avec un défenseur de l’Internet, un défenseur lucide mais enthousiaste : Antonio Casilli, qui enseigne la sociologie à Télécom Paris-Tech et qui est l’auteur de « Les Liaisons numériques » (Paris, Seuil, 2010).
On a commencé franco.
Antonio Casilli « Les liaisons numériques »
Est-ce qu’on peut encore aimer Internet ?
Oui, bien sûr. D’ailleurs, la question est assez épatante. Si on examine les critiques qu’on fait à Internet aujourd’hui, on retrouve le même répertoire qu’il y a une quinzaine d’années. Je ne vois pas un glissement profond de nos sensibilités qui pousserait vers une désillusion ou un rejet.
Comment alors expliquez-vous que des personnes qui ont été des pionniers de l’Internet, et donc de ses grands défenseurs au début – je pense à des gens comme Jaron Lanier, Sherry Turkle ou Lawrence Lessig – tiennent aujourd’hui des propos très durs sur ce qu’est devenu Internet ?
Je pourrais vous répondre au cas par cas.
Jaron Lanier a été un pionnier d’Internet, mais surtout de la réalité virtuelle. Sa désillusion est aussi une désillusion commerciale. Ce n’est pas son paradigme qui s’est imposé, celui qui aurait voulu qu’on soit très équipé, dans un contexte immersif. Aujourd’hui Oculus Rift et les casques 3D semblent ouvrir cette voie, mais de manière complètement différente. Et il a fallu attendre tout ce temps…
Sherry Turkle, c’est autre chose. Quand elle écrivait dans les années 80 et 90 « Life on the screen » et les autres livres qui l’ont rendue célèbre, elle n’était pas enthousiaste à 100% . Quant à son dernier livre, « Alone together », il a été présenté comme extrêmement négatif, mais elle ne dit rien d’autre que : « Internet reconfigure notre manière de vivre la solitude. » So what ? Oui, bien sûr, elle a raison. Internet modifie notre sociabilité. En creux, je développe le même argument dans « Les Liaisons numériques », sauf que je me concentre sur l’amitié et les relations, et pas sur la solitude.
Un point commun, ils sont américains
Et puis tous ces gens dont vous me parlez, ils ont un point commun, ils sont américains. Là, Il faut prendre en compte le choc culturel que c’est pour eux de se confronter à un Internet qui parle chinois, à un Internet qui parle russe, à un Internet européen ou africain. Ils ne sont pas complètement prêts à accepter.
Prenez, par exemple, la manière dont la Chine envisage Internet. Ce principe consistant à dire « on bloque tout ce qui vient de l’extérieur et on reconstruit en interne » est impensable pour quelqu’un comme Lawrence Lessig qui avait participé à la naissance d’un Internet où tout le monde est connecté avec tout le monde et où il n’y a plus de frontière.
D’accord, mais parlent-ils vraiment de ça quand ils s’inquiètent de ce qu’est Internet aujourd’hui ? N’est-ce pas plutôt une crainte des effets de la massification ?
Initialement, Internet se composait en grande majorité de gens provenant du milieu universitaire, dont les niveaux socio-économique ou socio-culturel étaient très élevés. C’est vrai qu’avec la massification de son usage, Internet se démocratise. On commence à voir un Internet qui est littéralement plus pauvre, comptant plus de gens issus des milieux populaires, qui arrivent avec leurs revendications, leurs besoins, leurs orientations. Parfois, ces pionniers ont du mal à l’accepter, c’est certain. Ça peut compter dans leur rejet de l’Internet contemporain.
Pour autant, incriminer leur élitisme est un peu facile. Parce qu’on a le sentiment qu’Internet n’est pas seulement le lieu où s’expriment désormais les tensions de la société dans son ensemble, ce qui serait acceptable, mais qu’il en exagère les traits, qu’il est devenu le lieu où se rassemblent tous les extrémismes, qui favorise tous les complotismes et les comportements les plus agressifs.
Derrière ce que vous dites, il y a deux préjugés qu’il faut discuter.
Le premier consiste à considérer qu’Internet favorise les rassemblements de gens qui pensent la même chose, pour le meilleur et pour le pire. C’est loin d’être certain.
En sociologie de l’Internet, on se pose depuis longtemps une question à laquelle on ne trouve pas de réponse cohérente : Internet nous enferme-t-il dans nos croyances ou nous ouvre-t-il à l’autre en nous exposant à une variété d’expériences et de trajectoires de vie qui nous enrichit ? On a tendance à considérer qu’il favorise la reproduction de l’entre-soi.
Et là, on incrimine les solutions socio-technologiques trouvées par les plateformes elles-mêmes – type l’algorithme de recommandation de Facebook qui nous met constamment face à des choses proches de ce que nous avons déjà « liké » et renforce nos orientations. Donc Internet tendrait à ce qu’on appelle l’« homophilie », le fait qu’on a tendance à s’associer avec des personnes qui partagent avec nous certaines caractéristiques – genre, âge, niveau socio-économique ou langue.
Internet exagère-t-il cette tendance à l’homophilie ou l’inverse ? On ne le sait pas encore. Il y a autant d’indicateurs qui vont dans les deux sens. Donc il n’est pas du tout certain qu’Internet soit un lieu où se créent seulement des abcès politiques. Il se pourrait aussi bien que, globalement, ce soit un lieu d’ouverture à d’autres opinions.
Second préjugé, celui qui concerne les codes de communication, et l’idée que sur Internet, on parle sans filtre. C’est une question compliquée.
On dit souvent de la communication sur Internet qu’il s’agit d’une communication écrite qui reproduit certains traits de la communication orale, une communication qui passe par l’écrit, donc, mais sans les rigueurs de l’écrit en termes d’argumentation, de niveau langue, de syntaxe etc. Oui, certes. Mais il faut ajouter que la communication sur Internet reproduit ces élements de la parole qu’on appelle « phatiques » – tous ces mots comme « Allô », qui n’apportent pas d’autre information que de signaler une présence, qui ne disent rien d’autre que « Je suis disposé à te parler ».
La communication internet regorge de ces éléments phatiques : la boule verte qui dit que je suis disponible pour tchater, le « like », le « poke », mais aussi le simple fait de retweeter ou d’ajouter à ses favoris.
Cette communcation phatique devient de plus en plus omniprésente, et le malentendu peut s’installer. En effet, elle renvoie constamment à l’autre la responsabilité d’interpréter ce que je suis en train de dire. Que suis-je en train de dire quand je « like » un contenu sur Facebook ? Si je retweetee un message ambigu sur Twitter, suis-je en train d’y adhérer ? Parfois, non. Le fait de retweeter un message peut complètement inverser son sens. Et ces glissements de sens peuvent entraîner des réactions fortes.
Donc Internet est moins le lieu d’une communication agressive, que celui d’une communication ambiguë, complexe, créatrice de malentendus, et pour laquelle nous n’avons pas encore tous les codes.
Plus spécifiquement, comment expliquez-vous le fait que les journaux, après avoir ouvert les commentaires sous leurs articles, réfléchissent parfois à les fermer, quand ils ne le font pas déjà ? N’est-ce pas là le renoncement à une utopie première de l’Internet, qui rêvait d’une coproduction de l’information par les journalistes et les lecteurs ?
Je pense que le problème ne réside pas dans le participatif en tant que principe, mais dans le modèle qui s’est imposé, à savoir le modèle texte + commentaires. Ce modèle est basé sur un malentendu. Il donne l’illusion d’une participation alors qu’il créé une ligne imaginaire séparant une parole autorisée (l’article), d’une parole moins autorisée car filtrée, encadrée, transformée (les commentaires). Avec derrière, l’idée qu’il faudrait que les commentateurs soient au diapason de la sensibilité du média (diapason politique, morale). Du coup, les médias filtrent. Mais en filtrant, ils disent que la seule parole autorisée émane de la rédaction, le reste étant une parole par essence problématique.
Le problème fondamental est à mon sens que le dispositif n’est pas bon. C’est une machine à moudre les opinions. Le commentateur est invité à dire « oui » ou « non » à ce que l’article propose, mais il ne peut pas recadrer la question qui est posée au risque d’être qualifié de « hors sujet », et donc d’être filtré car « non pertinent ».
Ça vaut dans le journalisme, mais ça vaut ailleurs aussi. Pensons aux marques. Depuis 15 ans, les marques cherchent non pas à être un produit ou un service, mais à être une conversation. Mais quel type de conversation sont-elles ? Quand Apple lance un nouveau produit, la marque s’attend à avoir 50% de gens qui sont pour et 50% de gens qui disent qu’Apple c’est affreux, tout simplement parce que c’est Apple. Les gens d’Apple sont prêts à ce type de conversation polarisée. Mais toute personne qui interviendrait pour dire « Apple n’est pas le problème, ce sont les sytèmes propriétaires qui sont le problème » n’aurait pas droit de citoyenneté dans la discussion.
Et c’est pour cela que dans les pages de commentaires sur Amazon, sur le Boncoin ou que sais-je, les messages sont du type « oui » ou « non », mais ne font pas de critique radicale. Si j’ai une critique radicale vis-à-vis d’Apple, je vais sur un forum consacré au logiciel libre.
Si je comprends bien, le participatif est certes une désillusion, mais pas à cause des gens qui participent, plutôt à cause des dispositifs de prise de parole ?
C’est ça. On a trouvé des dispositifs qui sont structurellement biaisés, chacun dans un sens précis. Dans mon travail, je m’intéresse à trois types de dispositifs : les forums, les commentaires et les plateformes de flux comme Facebook ou Twitter. Dans chacun, la participation se fait de manière différente et la partie sombre de la participation se manifeste aussi de manière très différente.
- Les grandes controverses qui ont lieu sur les forums depuis les années 80, et aujourd’hui sur Wikipédia, peuvent être violentes mais ce sont des controverses classiques, habermassiennes si je puis dire, avec des paroles reconnaissables, des arguments souvent rationnels – et qui, s’ils ne sont pas rationnels, se font traiter de trolls et sont exclus de la conversation. Tout y est enregistré avec un souci de documentation de la controverse parce que la controverse est considérée comme légitime.
- C’est très différent avec les commentaires : on ne garde pas les commentaires qui ne sont pas légitimes. On jette les commentaires hors de propos. En revanche, on archive le texte journalistique.
- Quant à la participation par le flux, c’est un autre contexte. La participation est encore plus rapide, plus éphémère, plus phatique, moins basée sur des éléments rationnels, sur la reconnaissabilité de la personne qui porte la parole. C’est un autre trouble de la participation, un effet de foule. On peut se faire troller par 10 000 personnes en même temps.
Mais on est dans un moment de rélexion profonde sur ces dispositifs, c’est bon signe.
Est-ce qu’il n’y pas aussi la déception d’un espoir politique ? Parce qu’on pensait qu’Internet allait permettre d’organiser de manière différente les mobilisations – il y a eu des exemples de réussite, mais tellement contrebalancés par la mise en place des systèmes de surveillance qu’on ne sait pas si c’est un bénéfice véritable. Parce qu’on pensait aussi qu’il allait changer le rapport des citoyens à leurs représentants – et là aussi on a le sentiment que la vie politique de pays comme la France n’a pas été bouleversée radicalement. Vous trouvez des raisons de vous réjouir ?
En fait, on est dans une situation enviable. Si on parle d’espoir politique, c’est qu’on considère qu’il y a quelque chose de réalisable. Il s’agit de se donner les moyens.
Mais je partage une certaine désillusion vis-à-vis des discours qu’on a entendus par exemple sur les révolutions dites « Twitter » ou « Facebook ». Ca fait 20 ans qu’on a des mouvements sociaux qui sont assistés par Internet, mais ce n’est pas la solution magique. On le sait maintenant.
Ce moment d’aveuglement nécessaire
En même temps, prenons un peu de recul. Dans n’importe quel choix et n’importe quelle prise de décision politique, il y a un niveau d’aveuglement nécessaire, un moment de folie où on accepte de faire quelque chose tout en sachant que ce n’est pas la solution parfaite. Dans tout mouvement politique, il y a des moments où on dit « arrêtons de discuter, faisons, et on verra après ».
Nous avons eu ce moment d’aveuglement nécessaire, ce moment où nous avons cru aveuglément en Internet, et les conséquences de ce moment ne sont pas négligeables. Car si le but, consistant par exemple à établir les conditions d’un débat vraiment démocratique, n’est pas encore atteint, nous avons tout de même fait le premier pas consistant à considérer ce but comme souhaitable.
C’est un peu grâce à Internet si on considère comme souhaitable l’« empowerement » citoyen, la transparence, l’ouverture des données, la rupture d’équilibres hérités du 19ème siècle, la remise en cause des logiques défectueuses de la représentativité en politique. On a eu le moment d’aveuglement nécessaire. Un premier pas a été franchi. Bien sûr, la réalité est moins parfaite que souhaitée, il y a encore beaucoup de travail. Mais quelque chose s’est passé.
Politiquement, Internet n’est donc pas si décevant que ça ?
Ce qui m’insupporte au plus haut degré, c’est l’alarmisme et la panique morale qui s’installent d’un côté ou de l’autre. Chez ceux qui voudraient conserver les vieux équilibres et qui disent qu’Internet, c’est le triomphe de l’anarchie (si seulement c’était vrai…). Et chez ceux qui y voient seulement le triomphe de la surveillance. Ces types d’alarmisme et de clivage manichéen desservent tout progrès politique.
La question principale, c’est de s’interroger sur les éléments valorisants dans l’Internet actuel. A tous les points de vue : politique, culturel et social. Et parfois, on trouve de l’enrichissement, même dans des endroits où on ne l’attendait pas.
Par exemple ?
Dans les comportements disruptifs des internautes. Même les commentaires méchants contiennent parfois des graines d’enrichissement ou de changement de perspective qu’il ne faut pas sous-estimer.
Dans certaines actions semi-légales ou illégales, qui sont très intéressantes. Tout ce qu’Internet nous propose en termes de collectivisation plus ou moins forcée de l’information, des ressources, des contenus. C’est problématique, mais on le fait tous les jours. A chaque fois qu’on partage un article payant sur Facebook. Et on le fait de manière plus structurée quand on organise des fuites, comme Aaron Swartz l’avait fait avec des articles scientifiques propriétaires, ce qu’il a payé de sa vie d’ailleurs. Le pair-à-pair en général s’inscrit dans cette logique de collectivisation. Et si on pousse la logique de l’illégalité jusqu’au bout, ce qu’on a vu depuis cinq ans avec les fuites qui ont eu lieu dans les entreprises, mais aussi dans les Etats, est très impressionnant. Surtout parce qu’il s’agit de personne qui ont pour but de mettre en commun.
On peut relire sous cet angle l’histoire du piratage de Sony. Les spin doctors de Sony l’ont présentée comme une tentative de censure d’un navet. Il s’agissait au contraire d’une collectivisation de la base mail de Sony. Le patrimoine informationnel énorme d’une multinationale de l’industrie culturelle a été mis en commun.
Prenons un autre champ, celui de la surveillance. Encore une raison de ne pas aimer Internet, qui est devenu le moyen par lequel s’exerce le plus facilement la surveillance des populations.
C’est vrai que s’est mis en place un grand système de « surveillance participative », les internautes se surveillant entre eux. Là, il y a un changement de paradigme. La surveillance n’est plus centralisée, mais s’appuie sur la responsabilité et le choix cognitif de l’utilisateur qui doit non seulement se surveiller lui-même mais aussi surveiller les autres (les « like », les share).
Mais il y a aussi, depuis 2013, de grands changements institutionnels. Ce qui se passe du côté des Etats est complètement paradoxal. D’un côté se multiplient les initiatives d’Etats démocratiques pour chercher à contrer un certain type de surveillance de masse qui passe par les grandes multinationales américaines, tout en cherchant à se faire de son côté sa petite NSA. On le voit par exemple en France, en Australie, en Grande-Bretagne. Entre 2013 et 2014, ces trois pays ont voté trois lois liberticides : comme la Loi de programmation militaire en France et la Drip au Royaume-Uni, qui sont des dispositifs de surveillance de masse autorisée très similaires au système mis en place par la NSA aux Etats-Unis.
Mais je ne suis pas pessimiste parce que je vois trop d’indicateurs qui montrent des réactions, surtout depuis 2013 et les révélations Snowden.
Je vois une montée incroyable des sensibilités vers la cryptographie, vers les VPN (réseaux privés virtuels), vers Tor ; et même les changements apportés par les grandes plateformes comme Amazon, Facebook ou Google qui ont compris – pour des raisons commerciales évidemment – qu’elles doivent être compétititives sur le plan de la vie privée. Aujourd’hui, on peut accéder à Facebook via Tor, les mails de Google sont cryptés. Mises face à leur lourde responsabilité dans le système de surveillance de masse mis en place par les Etats, elles ont dû réagir.
Un autre domaine très décevant, l’économie. On est dans un moment étrange où on se retrouve à prendre la défense de systèmes pas satisfaisants parce que ce qui nous arrive par l’économie dite « du partage » est encore pire. On pensait que le numérique allait apporter de nouvelles manières de travailler plus émancipatrices et épanouissantes et au contraire, ce qu’on voit se profiler c’est un nouveau nouvel esprit du capitalisme, qui n’a rien à envier aux précédents. Car derrière le cool, le flou des limites entre vie personnelle et vie professionnelle, ce sont de nouvelles formes d’aliénation qui se font jour.
Certes. si l’on exclut les initiatives vraiment contributives et non marchandes, ce qu’on appelle « économie du partage » est en fait une économie « à la demande », une économie où on cherche à faire de la production de service à la demande en optimisant la chaîne logistique et en se basant sur un système de captation de la générosité des foules.
Ce qui m’impressionne, c’est que le discours politique qui se produit autour de l’ébranlement de certains grands secteurs de l’économie traditionnelle – transport urbain avec Uber, hôtellerie avec Airbnb – ressemble beaucoup aux types de débats qu’on avait au début des années 80 avec le thatchérisme. Le thatchérisme, c’était la privatisation de tout pour pallier l’inefficacité des structures existantes. On connaît très bien les conséquences de ce type de logique sur la société anglaise. L’uberisme, c’est du thatchérisme 2.0 : optimisation des chaînes productives, avec un discours de la prospérité généralisée, de la relance de la croissance, du bien-être du consommateur.
Mais est-ce que l’avoir vécu dans les années 80 nous en protège aujourd’hui ?
Non. Sur ce point, je suis pessimiste, parce qu’on n’a pas reconnu encore que c’était la même logique qui était à l’oeuvre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce versant marchand de l’économie du partage : ce sont des économies de la privatisation extrême.
Regardez un service d’aide à domicile comme TaskRabbit (quelqu’un se met à votre service pendant trois heures pour vous monter une étagère pour 10 euros). Qui s’occupe de la retraite de ces gens ? De leurs cotisation sociale ? De leur assurance maladie et accident ? De leur formation ? Ça c’est de la privatisation, sous le label du partage, alors qu’il existe par ailleurs une vraie économie du partage qui souffre de voir sa réputation ternie.
Mais on voit se développer des mouvements corporatistes qui indiquent que des corps intermédiaires et des structures collectives existent toujours. Et ce sont eux qui peuvent freiner ces logiques de privatisation sauvage.
Par ailleurs, et au-delà, l’économie numérique a créé des entités inquiétantes. Google était peut-être admirable au début des années 2000. Aujourd’hui Google X a des projets sur le vivant, Google lorgne du côté de l’industrie militaire et Eric Schmidt, dans son livre avec Jared Cohen, propose de se substituer aux Etats pour garantir un meilleur ordre mondial. Comment aimer un monde qui a créé un tel monstre ?
Si on ne considère la question que sous l’angle de l’abus de position dominante, on peut dire qu’on a connu cette situation dans les décennies passées avec Microsoft et IBM par exemple. Et on a trouvé des manières de composer avec eux. Dans le cas de Microsoft, ce sont des décisions de justice américaines qui ont cassé la logique de monopole.
Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a pas de volonté politique aux Etats-Unis d’aller dans ce sens contre Google. Pour la simple raison que la campagne Obama a largement été financée par Google.
Mais ailleurs qu’aux Etats-Unis, il en va autrement. Chacun à leur manière, la Russie, la Chine et l’Europe essaient de casser ces oligopoles.
Malheureusement, les uns et les autres cherchent à remplacer ces monopoles américains par des monopoles nationaux. C’est dangereux. Ce qu’il faudrait faire, et que d’autres cherchent à faire, c’est de rééquilibrer le pouvoir dans le marché. Ca donne des initiatives très minoritaires mais intéressantes qui consiste, par exemple, à essayer de « dégoogliser » Internet.
C’est drôle, parce qu’à toute critique que l’on adresse à Internet, vous répondez : globalement, ça va pour le mieux, mais quand on regarde dans le détail, on voit des initiatives minoritaires et intéressantes qui vont dans un meilleur sens. On en est donc réduit à ça ? A la croyance dans les petites initiatives minoritaires ? C’est beau, mais pas très rassurant.
Si je parle de ces petites initatives, c’est parce qu’il y a un foisonnement de petites choses très intéressantes. Et je ne parle que de ce que je connais, qui est minuscule par rapport à ce qui existe.
Il se passe des choses très intéressantes en Afrique, avec Ushahidi notamment. En Chine avec des activistes et des militants qui cherchent à casser la logique non seulement de la censure mais aussi des grands géants type Alibaba ou Baidu. Même chose en Russie.
Il faut trouver des manières de réglementer les géants industriels, d’imposer la transparence aux gouvernements, tout en garantissant le contraire de ça pour les petites collectivités et les individus. C’est la logique initiale du Parti pirate. Les individus doivent avoir un droit à l’opacité, à la vie privée, alors que les gouvernements doivent avoir un devoir de transparence.
Il faut réglementer les grandes entreprises industrielles pour donner plus de liberté et garantir l’autonomie des individus. C’est cette opposition qui est significative, et pas celle qui consiste à mettre en regard les grands trucs de masse avec les petits trucs de niche.
Si je comprends bien : il faut avoir un discours critique sur ce qu’est l’Internet d’aujourd’hui, mais il faut investir dans la compréhension, la valorisation et la promotion des inititiatives.
Oui, ces initiatives issues de la société civile d’Internet et de la société civile qui passe par Internet. Je suis extrêmement critique, mais je ne suis pas pessimiste.
Qui peut se permettre d’être pessimiste ? Toutes les personnes qui se sont penchées sur Internet trop récemment et qui ne connaissent que l’Internet de la fin des années 2000 et du début des années 2010, qui est en effet caractérisé par un ensemble de tensions fortes et exige de passer à l’action, ou au moins de prendre des positions fermes.
Les autres pessisimistes sont ceux qui ont toujours eu une foi inébranlable – par exemple ceux que vous citiez au début : Turkle, Lanier, Lessig et tous les autres – dans une sorte de grand récit du progrès : « Internet est arrivé, les lendemains qui chantent sont pour aujourd’hui. Il faut juste s’assoir face à son écran et laisser la magie opérer. » Non. Au contraire. Je n’ai jamais cru en ce grand récit. L’Histoire est faite de tensions. Ces tensions existent toujours. Elles existaient dans les années 80, elles existent encore aujourd’hui. Et je pense d’ailleurs que les oppositions sont toujours les mêmes : les clivages anonymat/identification, liberté/surveillance, libéralisme/régulation.. tout ça avait déjà lieu avant Internet. La lutte continue.
Histoire et actualité de la vie privée : grand entretien avec Antonio Casilli (InaGlobal, jan. 2015)
Dans le magazine InaGlobal (numéro de janvier 2015 et en ligne), la journaliste Claire Héméry interviewe le sociologue Antonio Casilli, auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014), avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi.
Comment le web redéfinit la notion de vie privée
De John Stuart Mill à Mark Zuckerberg, comment la définition de la « vie privée » ou « privacy » a-t-elle évolué ? Entretien avec Antonio A. Casilli (Télécom ParisTech / EHESS).
Antonio A. Casilli est maître de conférences en Digital Humanities àTelecom ParisTech (Institut Mines Telecom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris). Il est l’auteur de Les liaisons numériques (Editions du Seuil, 2010) et le co-auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014).Quelle conception de la vie privée les géants du web imposent-ils ?Antonio A. CASILLI : On a souvent tendance à considérer les entreprises du secteur du numérique comme de simples acteurs économiques et technologiques qui introduisent des innovations et qui, par leur créativité, apportent des solutions à des problèmes existants. Or, il se trouve qu’elles sont aussi porteuses d’un ensemble de normes. Des injonctions, des formes prescriptives dont la nature est en même temps sociale et technologique. Par cela je ne veux pas dire qu’elles véhiculent un ensemble homogène de valeurs. Elles affichent des postures distinctes, quant à leur positionnement social, économique, politique. Mais, parmi elles, certaines grandes plateformes s’imposent, et imposent leur vision du monde. L’acronyme GAFA [NDLR : Google, Amazon, Facebook, Apple] n’est qu’un raccourci pour indiquer ces entreprises en position dominante. Pensez à l’idéologie irénique des médias sociaux, où tous sont « amis ». Ou pensez à comment les algorithmes des sites de commerce électronique « personnalisent » tout aspect de notre vie. Il s’agit de notions très chargées, qui structurent notre être en société. Elles valent autant pour les gens qui travaillent pour eux, qui travaillent avec eux, que pour ceux qui consomment les produits et services que ces entreprises proposent.
Quelles sont ces normes et pourquoi ont-elles un impact sur la vie privée, la privacy ?Antonio A. CASILLI : En effet, une catégorie particulière de ces normes concerne la vie privée. Ce sont d’abord des discours qui mettent en doute l’utilité même de la protection de la vie privée. Reprenons les propos tenus par certains entrepreneurs du web. Par exemple, le PDG de Sun Microsystem, Scott McNealy, qui en 1999, il y a 15 ans déjà, disait « you have zero privacy anyway. Get over it » (« vous n’avez plus de vie privée, il faut tourner la page »). Il y a là non seulement un jugement sur la disparition prétendue de la vie privée mais en plus une injonction de nature morale : « tournez la page, dépassez ce stade », comme s’il s’agissait pour les individus de réaliser un travail sur eux-mêmes, en entrant dans une nouvelle phase de leur vie. Certains intellectuels, qu’on qualifie souvent de « gourous du web », des proches de ces entreprises, ont qualifié cette phase comme celle de la « publitude ». Mauvaise traduction française du terme anglais publicness, qui serait le contraire de la privacy. Si la privacy peut être définie comme un comportement de défense de certains aspects de son intimité ou de sa sphère personnelle vis-à-vis du regard des autres. La publicness, elle, serait plutôt une attitude de transparence généralisée, de vie en public. Une posture un peu simpliste : « rien à cacher donc rien à craindre ». Ceux qui ont encouragé cette « publicness » et l’ont transformée en véritable norme sont les nouveaux acteurs du web, ceux de la fin des années 2000, début des années 2010, comme Facebook ou Google. On se rappelle typiquement des propos tenus par Mark Zuckerberg, en 2010, à l’occasion de la remise des Crunchies : il remarque que les utilisateurs, aujourd’hui, sont beaucoup plus à l’aise avec le partage généralisé, le partage sans obstacle (frictionless sharing). Il affirme : « la nouvelle norme, c’est la vie en public », « Public is the new social norm ». Mark Zuckerberg prétend donc identifier cette norme, clame qu’elle existe de facto. Elle semble avoir surgi comme cela, sans préavis, et Facebook ne fait selon lui que l’accompagner, s’y adapter.D’autres ont plutôt voulu esquisser une analyse historique. Je pense là à quelqu’un qui n’est pas un historien, mais un mathématicien : Vint Cerf, l’un des pères fondateurs de l’internet, et qui depuis quelques années occupe un rôle spécial d’évangéliste en chef chez Google. Il a déclaré en 2013 « Privacy may actually be an anomaly ». L’étymologie même d’anomalie renvoie au terme grec nomos : la norme, la loi. En disant cela, il explique que la privacy ne correspond pas selon lui à un état normal – une fois de plus, la question morale est bien sous-jacente : l’état normal serait l’acceptation des intrusions dans l’espace personnel des citoyens que son entreprise prône et pratique sans retenue. Dans le reste de son intervention, Vinton Cerf semble indiquer qu’il y aurait eu une parenthèse historique et que la vie privée serait une exception entre deux phases de vie publique : le monde pré-industriel et le monde façonné par Internet. La phase précédant l’arrivée des sociétés modernes aurait été à ses yeux caractérisée par des communautés rurales, dans lesquelles la vie en public était le standard. Avec l’émergence de la privacy, toujours selon Vint Cerf, une nouvelle forme de sociabilité s’est imposée : celle de la société urbaine, bourgeoise et utilitariste, dans laquelle on avait tendance à protéger sa sphère privée. Cette vision se serait alors imposée autour du XIXe et XXe siècle. Mais pour lui, au siècle des plateformes sociales, le XXIe siècle, on serait en train de clore cette parenthèse, on reviendrait à une situation caractérisée par cette connectivité généralisée, cette publicness généralisée : la norme de la privacy n’aurait donc été qu’un détour dans la longue durée de l’histoire. C’est surtout une manière de structurer un discours normatif et un discours moral précis. Or, l’histoire ne nous raconte pas toujours ça.Comment la définition de la privacy a-t-elle évolué dans le temps ? Pouvez-vous nous donner quelques éléments historiques ?Antonio A. CASILLI : En effet, il faut choisir des repères historiques précis. Je suis particulièrement sensible aux travaux de grands historiens français comme Philippe Ariès, Roger Chartier, Georges Duby, etc. qui ont travaillé sur la naissance de la vie privée en tant qu’objet historique, en tant que notion qui se décline dans la philosophie, dans le droit et évidemment dans nos représentations et comportements. Dans le contexte occidental, la naissance d’une pensée d’une sphère vraiment relative à l’individu, et non pas seulement à sa famille, à sa communauté territoriale voire à sa communauté politique ou religieuse, se situerait entre le Moyen Âge et l’époque moderne. On observe une dissipation, une disparition progressive des liens de seigneuriage, de loyauté féodale, qui sont aussi des liens de fidélité à la communauté locale, au lignage. Et se constitue progressivement, face à la perte de ce type de tissu social, un univers de pratiques et de prérogatives relatif aux possibilités d’action et d’expression des individus. Une sphère qu’on appelle la « sphère privée ». Dans cet espace – qui est aussi un espace tangible, une certaine vision de la maison et des cadres de vie –, de nouvelles questions se posent : que puis-je faire dans un contexte physique individuel ? Quelles sont mes limites et mes possibilités d’action ? Est-ce que, chez moi, tout est permis ? Puis-je tenir des propos qui soient exclusivement réservés à mon espace privé ? Quel doit être le lien entre ce que je fais dans mon espace privé et ce que je fais dans l’espace public ? C’est quand on commence à travailler sur la frontière public/privé qu’on entreprend, à partir du XIXe siècle dirais-je, de définir, cerner, circonscrire la notion de privacy telle qu’elle fait surface dans une réflexion surtout anglosaxonne – et même étroitement liée États-Unis et à la réflexion sur les premières démocraties du XIXe siècle. Je pense typiquement aux travaux d’Alexis de Tocqueville qui a soulevé, parmi d’autres, cette problématique : la démocratie peut s’avérer un régime oppressant, autant ou plus encore que des autocraties, des théocraties, des oligarchies, parce qu’elle peut exercer ce qu’il appelle « la tyrannie de la majorité ». Une majorité de personnes affirme une opinion publique ainsi qu’un certain ensemble de normes, de lois et de prescriptions de comportements publics. Quid de l’autonomie individuelle dans ce contexte-là ? Pour les individus, d’un point de vue strictement quantitatif, cela peut devenir un joug encore plus intolérable. Par conséquent, de philosophes ont commencé à interroger la notion d’autonomie individuelle, dans son lien à la liberté d’action et à la vie privée. Quelques décennies plus tard, en 1859, John Stuart Mill, a défini dans son traité On liberty un principe très simple, selon ses dires, « one very simple principle », le principe de non-nuisance (« the no harm principle ») qui peut se résumer ainsi : la liberté individuelle est absolue dans la mesure où elle ne nuit pas aux autres. Dans sa sphère privée, un individu est libre de tenir les propos qu’il veut, adopter les comportements qu’il souhaite et surtout entretenir les opinions qu’il juge en accord avec sa sensibilité et son caractère. Le traité de Mill distingue de manière très précise le public du privé. On arrive progressivement au XXe siècle et à cette question centrale : comment la loi doit-elle se positionner par rapport à cette sphère privée ? La jurisprudence s’est également saisie de la question à la fin du XIXe siècle, en 1890, avec « the right to privacy », le droit à la vie privée, défini dans un article de Louis Brandeis et Samuel Warren comme « the right to be left alone », le droit d’être laissé en paix.Cette définition de droit à la vie privée comme « the right to be left alone » a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?Antonio A. CASILLI : Évidemment, si l’on pense à la notion de vie privée aujourd’hui, dans un contexte de communication omniprésente et de connectivité généralisée, le regard change. Nous commençons à cristalliser autour de la notion de la vie privée tout un ensemble de craintes, la crainte surtout de la voir disparaître. Sur Internet, personne n’a envie d’être « left alone », d’être laissé en paix, de vivre une vie dans l’isolement. Le principe même de l’action de connexion en ligne est un principe de mise en contact de deux entités distinctes. De ce point de vue, la solitude est vécue comme une impossibilité. À ce moment-là, nous devons franchir une étape importante : où est passée la vie privée aujourd’hui ? Ce que je défends dans mon livre Against the Hypothesis of the End of Privacy, (co-écrit avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi) c’est que notre vie privée n’a pas disparu, malgré les propos très marqués idéologiquement de certains propagandistes du marché. Au contraire, elle s’est transformée qualitativement. Elle a cessé d’être définie comme un droit individuel, tel qu’il a été conçu à la fin du XIXe siècle, pour devenir une négociation collective. C’est un changement de statut de la vie privée. Voilà le défi actuel : cerner à nouveau et défendre ce principe.Que signifie cette négociation collective ? Comment s’organise-t-elle ?Antonio A. CASILLI : J’insiste sur le terme collectif. Nombreux sont ceux qui, suite à la publication de mes travaux de recherche et de notre livre, ont fait un raccourci simpliste : « bon, c’est une négociation, donc une négociation commerciale, il suffit de laisser aux individus le pouvoir de vendre leurs données personnelles ». Ce n’est pas du tout ce que mes co-autrices et moi-même affirmons dans ce texte. C’est pourquoi, dans ma récente contribution à l’étude annuelle du Conseil d’Etat, j’ai voulu préciser que ma position est résolument contre la « privatisation de la privacy ». Nous insistons sur le fait que la négociation de la vie privée est un travail collaboratif autour d’un enjeu commun, d’un débat réunissant les porteurs d’intérêts de cet enjeu de notre vie en commun. Pensez plutôt à une négociation syndicale : un ensemble d’acteurs sociaux structurés dans des groupes, des associations, dans des instances publiques, qui manifestent un ensemble d’exigences, de revendications, de besoin de reconnaissance. La reconnaissance dans une négociation est essentielle. Il faut d’abord énoncer les exigences et faire en sorte que la partie adverse admette ces exigences. Par exemple, cette négociation collective se manifeste aujourd’hui dans le respect de ce que certains philosophes nomment l’ « intégrité contextuelle des données personnelles ». Une information personnelle livrée dans un contexte précis ne peut être importée, transférée dans un autre contexte, et donc détournée de son sens initial. Si cela arrive, il faut toujours obtenir l’accord de l’utilisateur qui a mis à disposition cette information. Le cas classique, un cas d’extrême actualité comme dans les class actions menées contre Google ou Facebook, concerne l’utilisation de photos, témoignages, et contenus multimédias mis en ligne sur ces grandes plateformes pour des sponsored stories, des liens sponsorisés, comme de la publicité contextuelle qui cible d’autres utilisateurs. Pour être encore plus précis, imaginez que vous mettez une photo de vous sur la plage, que vous la partagez avec certaines personnes choisies et dans un certain contexte, mais que cette photo se trouve importée dans une base de données propriétaire, vendue à une régie publicitaire, ou à un annonceur qui peut en faire un usage fort éloigné de vos « sensibilités ». Imaginez la photo d’un éleveur avec sa vache, finalement utilisée pour la publicité d’une chaîne de hamburgers, par exemple. L’intégrité contextuelle aujourd’hui n’est pas respectée. Et je ne mentionne pas les problèmes de droit à l’image, de e-réputation, etc. Quand on parle de négociation collective, cela suppose de doter les acteurs sociaux d’assez de force, d’assez de garanties pour qu’ils soient armés juridiquement, culturellement, politiquement, et donc capables de se défendre dans ce type de négociation. Cela passe par la création d’associations de consommateurs, par l’expression de la volonté générale pour faire pression sur les législateurs, et cela passe évidemment parfois par les tribunaux.Y a-t-il des dissonances au sein même de ces négociations collectives ? Des définitions divergentes de la vie privée et de ce qu’il faut défendre ?Antonio A. CASILLI : Bien sûr. Il ne faut pas considérer ce combat comme un front unitaire. Étant donné le type de pressions, et compte tenu de la confusion qui règne sur ces sujets, autant au niveau de la société civile qu’au niveau des législateurs, et même parmi les entreprises porteuses du discours de la prétendue « fin de la vie privée », il y a une immense fragmentation. Et au sein même de certains combats, locaux, précis, on a parfois des fractures qui sont motivées par des intérêts professionnels très différents. Dans le cas des recours collectifs, on l’a vu récemment avec Google, il peut y avoir des divergences entre les intérêts déclarés des avocats des personnes directement concernées et les consommateurs eux-mêmes. Les avocats poussent à des accords avec les entreprises alors que les parties prenantes exigent plus de protection et de respect, de reconnaissance de leurs exigences, et de leurs droits. Même sur un plan de grands enjeux politiques, par ailleurs, il n’y a effectivement pas de front unitaire. Les événements récents, je pense notamment à l’affaire Snowden et à la grande vague d’indignation qui a suivi ses révélations, le démontrent. Les réactions publiques, l’organisation de plus en plus en visible et structurée de revendications à la suite de la découverte des agissements de la NSA et des Five Eyes (l’alliance entre les services de renseignement d’ Australie, Canada, Nouvelle Zélande, Royaume-Uni et Etats-Unis), tout cela a contribué à créer des postures de plus en plus divergentes.En quoi ces prises de position divergent-elles ?Antonio A. CASILLI : Si l’on se concentre par exemple exclusivement sur ce qui a suivi les révélations de Snowden, on a un noyau dur représenté pour les États-Unis et pour l’Europe par des associations traditionnellement liées à la défense des libertés civiles et de la vie privée comme l’ACLU[+], Privacy International ou la Quadrature du net. Ces acteurs étaient déjà positionnés sur ces sujets avant l’affaire Snowden et plaidaient déjà pour que les individus acquièrent toujours davantage de compétences techniques, de maîtrise d’outils assez avancés (en cryptographie par exemple). C’est, si vous voulez, une orientation d’avant-garde : dans un mouvement général pour la défense de la vie privée, il y a une fraction qui tire les autres en avant.Mais on rencontre des prises de position beaucoup plus opportunistes, motivées par des intérêts territoriaux, comme celle des institutions européennes. Regardons par exemple ce qui se passe avec le Parlement européen qui, malgré l’effort du lobbying industriel américain, a voté au mois de mars 2014 un projet de règlement sur la protection des données à caractère personnel, ou la décision de la Cour de justice européenne sur le droit à l’oubli du mois de mai. Ce sont des actions motivées d’une part par un besoin de rattrapage législatif des aménagements économiques et technologiques contemporains – mais aussi par un opportunisme commercial : défendre les intérêts européens. Il s’agit surtout de protéger la vie privée des individus européens face à l’intrusion de potentiels acteurs non-européens. Mais rien n’est dit explicitement. On peut y lire aussi, paradoxalement, les signes inquiétants d’une posture liberticide, le risque d’une surveillance généralisée, en France et aux Royaume-Uni en particulier. On règle la circulation commerciale de certaines informations personnelles. Mais rien n’est dit à propos des droits des citoyens pour se protéger de la surveillance et de la rétention des données à long terme opérée potentiellement par les États eux-mêmes, des intrusions et des abus de position dominante des entreprises européennes. Il y a là une forte duplicité des législateurs européens. Certaines des lois votées ces derniers mois, comme la loi de programmation militaire puis celle sur la géolocalisation en France, ou le Data Retention and Investigatory Powers Act (DRIP) voté en catastrophe par le Parlement britannique pendant l’été 2014, sont des lois liberticides. Les législateurs vont devoir en répondre, et très rapidement, au public. Car ces lois introduisent des exceptions, extrêmement dangereuses.Qu’est-ce que les géants du web prétendent défendre ou protéger aujourd’hui ? Après avoir clamé la fin de la vie privée, quelle vision nous offrent-ils désormais ?Antonio A. CASILLI : On a vu émerger de nombreux services qui vendent du « web éphémère », comme Snapchat ou Secret, qui proposent de dire, faire ou de publier des contenus voués à disparaître ou à ne pas dépasser un cercle d’amis prédéfinis pour partager ces « secrets ». Que nous vendent-ils ? Une promesse de maîtrise de l’information partagée. Ils la commercialisent en restreignant la connectivité – en la filtrant pour qu’elle ne touche qu’à des groupes restreints de contacts régis par des logiques de cohésion extrêmement forte. L’application de messagerie Whatsapp par exemple promet 2 choses. D’abord que les échanges soient réservés à des interlocuteurs choisis, et ensuite que les données relatives à de ces échanges ne soient pas stockées sur ses serveurs. Il n’y aurait donc pas de métadonnées conservées. Le fondateur de Whatsapp affirmait justement : « On a voulu créer un service qui ne fiche pas ses utilisateurs ». Du moins, c’est ce qu’elle promettait – jusqu’à ce qu’elle soit rachetée par Facebook pour 19 milliards de dollars. Une somme faramineuse, et ce n’est pas un hasard, c’est bien en 2014, dans une ère post-Snowden que l’entreprise a atteint une telle valorisation… Facebook va nécessairement changer la donne. Facebook ne s’est jamais gêné pour surveiller et conserver. Il y a un enregistrement systématique de tout contenu partagé avec un ensemble de métadonnées (lieu, date exacte, etc.). Ils poussent parfois leur capacité d’enregistrement au point d’enregistrer la version initiale d’un post.Pour tous ces autres services qui apparaissent, je pense aux réseaux dits « asociaux », ou bien aux réseaux secrets ou au web éphémère, ils promettent une frugalité du stockage des données personnelles et leur possible suppression. Jusqu’au moment où l’on dénonce le mensonge. C’est ce qui s’est passé pour Snapchat en mai 2014, quand la FTC a révélé qu’ils étaient coupables d’escroquerie. Ils avaient affirmé que les données n’étaient pas conservées alors que compte tenu de la structure même de Snapchat, ils devaient nécessairement conserver les photos qui étaient censées « disparaître » pour les utilisateurs. Situation paradoxale pour la négociation de la vie privée : moi, producteur d’une photo sur Snapchat, je n’ai plus accès à ce contenu, aucun de mes contacts non plus, mais quelque part, Snapchat, dans sa ferme de données a accès aux informations que je ne vois plus. La dépossession, la perte de maîtrise est totale. Le déséquilibre dans cette négociation est absolu !Ces entreprises cherchent en effet à s’afficher comme « concurrentielles sur la vie privée ». La vie privée devient alors l’un de leur produits, leur promesse commerciale. Facebook même a changé certains de ses principes les plus fondamentaux. Dans les trois derniers mois, le réseau de Mark Zuckerberg a introduit une sorte de tutoriel pour les utilisateurs avec un avatar. un petit dinosaure bleu, qui met en garde les utilisateurs quand ils s’apprêtent à changer le paramétrage de confidentialité pour un post. Deuxième changement : le paramètre par défaut pour les post publiés par les nouveaux arrivés sur le média social n’est plus public. Un vrai revirement par rapport à la posture de Facebook en 2010.Si l’on remet l’accent sur la vie privée, on restreint le partage. La nouvelle philosophie de Facebook consiste à enfermer les utilisateurs dans des « bulles algorithmiques » grâce à ce qu’ils appellent la restriction de la portée organique de ses contenus. Les échanges se limitent désormais à quelques trentaines de personnes, avec la création de mini-communautés à l’intérieur de chaque profil, de chaque page, etc. C’est d’ailleurs ce qu’ils invitent à faire, à jouer sur le plan local surtout. Facebook favorise alors les sociabilités de proximité. En jouant sur les 2 tableaux : vie privée et partage. Ils pourront vendre de la protection de la privacy aux individus, et de la circulation virale aux entreprises, pourvu qu’elles paient pour des publications sponsorisées.L’internet des objets va-t-il changer quelque chose pour notre vie privée ?Antonio A. CASILLI : Reprenons la décision de la CJUE. La question du droit à l’oubli est un peu oblique par rapport à la question de la protection de la vie privée parce que le droit à l’oubli est souvent présenté comme la possibilité pour les citoyens de se rétracter quant à des choses dites sur eux et/ou par eux, la possibilité de maîtriser la publication de données qu’ils jugent contradictoires ou non représentatives de ce qu’ils sont aujourd’hui. La loi Informatique et libertés de 1978/2004, née dans un monde pré-web, concernait surtout les instituts de recherche, les administrations publiques ou les entreprises qui créaient des fichiers sur des citoyens. En l’occurrence, une entreprise par exemple de vente par correspondance, détient un fichier avec mon nom, ma date de naissance, etc. : la loi établissait alors que je pouvais non seulement demander, par courrier, s’ils possédaient des informations sur moi mais aussi que ces dernières soient mises à jour ou corrigées si inexactes, voire effacées. Le droit à l’oubli, né de la réflexion juridique française, est cohérent avec cette vision de 1978. Ce qui change aujourd’hui, c’est la question du devoir d’information. C’est toute la presse et surtout la presse indépendante qui s’insurge contre la décision de la CJUE. À leurs yeux, on donne aux puissants et aux célébrités la possibilité de censurer ex-post en envoyant tout simplement une lettre à Google. La protection de la vie privée de l’individu se heurte à un autre droit : celui de l’information. Il y a là un conflit classique. On cherche le moyen de faire respecter les deux… Difficile. Je me pose personnellement la question de l’importance du droit à l’oubli. Lorsque j’ai été contacté par la CNIL pour la concertation sur le droit à l’oubli, j’avais formulé tout un ensemble de mises en garde. Ce que je n’avais pas développé dans ce contexte, c’était la question du changement de paradigme dans Internet, auquel on fait désormais face : l’arrivée de l’internet des objets. C’est bien un changement de paradigme quant à notre manière de vivre le numérique, on est en train de passer d’un internet de publication à un internet d’émission, au sens d’ « émettre » des données et des information par le fait même d’être dans un environnement potentiellement saturé de capteurs. L’expérience numérique se transforme radicalement. La volonté de l’utilisateur est sollicitée de manière complètement inattendue. Si jusqu’à présent, je devais seulement me préoccuper de ce que je publiais sur moi-même ou de ce que d’autres publiaient à mon sujet, aujourd’hui je dois me préoccuper de ce que mes pneus sont en train de transmettre à mon assureur, ou ce que mon compteur intelligent transmet sur ma consommation électrique à ma mairie ou au service des impôts… Je ne dis pas que les utilisateurs d’Internet arrêteront de publier des récits de vie, ou que les journaux disparaîtront. Je pense simplement que la proportion, le ratio entre le web des données publiées et le web des données émises va changer, à la faveur de ces dernières. Cela entraîne une perte de maîtrise de nos données, et pour la négociation de la vie privée une perte d’équilibre et de pouvoir de négociation de la part des utilisateurs. C’est alors d’autant plus important d’affirmer le principe du droit à l’oubli aujourd’hui, compte tenu des changements technologiques et sociaux qui se préparent avec l’internet des objets. Ce sera sans doute le droit à l’oubli qui nous permettra, si appliqué avec un peu de lucidité et non pas avec le zèle passif-agressif affiché par Google, de redéfinir les frontières mêmes de ce qu’on va émettre.—
Crédit photo : Giliola Chiste