Peut-on encore aimer Internet ? Grand entretien (Rue89, 3 janv. 2015)

Dans le site d’information Rue89 le journaliste Xavier de la Porte interviewe le sociologue Antonio Casilli, pour répondre à  la question : peut-on encore aimer Internet ?

Antonio Casilli : peut-on encore aimer Internet ?

Xavier de La Porte | Rédacteur en chef Rue89

On a beaucoup cru en Internet, et Internet nous déçoit : prolifération des extrémismes, géants économiques arrogants, surveillance de masse… Alors, peut-on encore aimer Internet ?

A Rue89 comme ailleurs, nous avons beaucoup cru en Internet. Dans les vertus du participatif qui allait mettre en relation journalistes et lecteurs et renouveler le traitement de l’information. Dans le pouvoir politique du Web qui allait changer les techniques de lutte et imposer de nouveaux rapports de force avec les gouvernements. Dans la force émancipatrice des réseaux qui allaient ouvrir au savoir, à la discussion, à de nouvelles prises de parole. Dans leur inventivité sociale qui allait améliorer notre manière de travailler, d’être en relation avec les autres.

Et puis voilà. en ce début d’année, on ne peut que compter les désillusions : des sites d’informations ferment les commentaires parce qu’ils sont sans intérêt ou trollesques, les gouvernements gouvernent à peu près comme avant et installent des systèmes de surveillance de masse de leur population, Facebook est une pompe à publicité, la morgue d’Uber éteint la croyance en l’économie du partage, le Web pullule de nazillons et de conspirationnistes. Et de plus en plus de voix, même parmi les plus grands défenseurs de l’Internet, s’élèvent pour regretter ce qu’il est devenu.

Bref, on déprime. et on se demande si on peut encore aimer Internet.

Alors, on a voulu en discuter avec un défenseur de l’Internet, un défenseur lucide mais enthousiaste : Antonio Casilli, qui enseigne la sociologie à Télécom Paris-Tech et qui est l’auteur de « Les Liaisons numériques » (Paris, Seuil, 2010).

On a commencé franco.

Antonio Casilli « Les liaisons numériques »

Est-ce qu’on peut encore aimer Internet ?

Oui, bien sûr. D’ailleurs, la question est assez épatante. Si on examine les critiques qu’on fait à Internet aujourd’hui, on retrouve le même répertoire qu’il y a une quinzaine d’années. Je ne vois pas un glissement profond de nos sensibilités qui pousserait vers une désillusion ou un rejet.

Comment alors expliquez-vous que des personnes qui ont été des pionniers de l’Internet, et donc de ses grands défenseurs au début – je pense à des gens comme Jaron Lanier, Sherry Turkle ou Lawrence Lessig – tiennent aujourd’hui des propos très durs sur ce qu’est devenu Internet ?

Je pourrais vous répondre au cas par cas.

Jaron Lanier a été un pionnier d’Internet, mais surtout de la réalité virtuelle. Sa désillusion est aussi une désillusion commerciale. Ce n’est pas son paradigme qui s’est imposé, celui qui aurait voulu qu’on soit très équipé, dans un contexte immersif. Aujourd’hui Oculus Rift et les casques 3D semblent ouvrir cette voie, mais de manière complètement différente. Et il a fallu attendre tout ce temps…

Sherry Turkle, c’est autre chose. Quand elle écrivait dans les années 80 et 90  « Life on the screen » et les autres livres qui l’ont rendue célèbre, elle n’était pas enthousiaste à 100% . Quant à son dernier livre, « Alone together », il a été présenté comme extrêmement négatif, mais elle ne dit rien d’autre que : « Internet reconfigure notre manière de vivre la solitude. » So what ? Oui, bien sûr, elle a raison. Internet modifie notre sociabilité. En creux, je développe le même argument dans « Les Liaisons numériques », sauf que je me concentre sur l’amitié et les relations, et pas sur la solitude.

Un point commun, ils sont américains

Et puis tous ces gens dont vous me parlez, ils ont un point commun, ils sont américains. Là, Il faut prendre en compte le choc culturel que c’est pour eux de se confronter à un Internet qui parle chinois, à un Internet qui parle russe, à un Internet européen ou africain. Ils ne sont pas complètement prêts à accepter.

Prenez, par exemple, la manière dont la Chine envisage Internet. Ce principe consistant à dire « on bloque tout ce qui vient de l’extérieur et on reconstruit en interne » est impensable pour quelqu’un comme Lawrence Lessig qui avait participé à la naissance d’un Internet où tout le monde est connecté avec tout le monde et où il n’y a plus de frontière.

D’accord, mais parlent-ils vraiment de ça quand ils s’inquiètent de ce qu’est Internet aujourd’hui ? N’est-ce pas plutôt une crainte des effets de la massification ?

Initialement, Internet se composait en grande majorité de gens provenant du milieu universitaire, dont les niveaux socio-économique ou socio-culturel étaient très élevés. C’est vrai qu’avec la massification de son usage, Internet se démocratise. On commence à voir un Internet qui est littéralement plus pauvre, comptant plus de gens issus des milieux populaires, qui arrivent avec leurs revendications, leurs besoins, leurs orientations. Parfois, ces pionniers ont du mal à l’accepter, c’est certain. Ça peut compter dans leur rejet de l’Internet contemporain.

Pour autant, incriminer leur élitisme est un peu facile. Parce qu’on a le sentiment qu’Internet n’est pas seulement le lieu où s’expriment désormais les tensions de la société dans son ensemble, ce qui serait acceptable, mais qu’il en exagère les traits, qu’il est devenu le lieu où se rassemblent tous les extrémismes, qui favorise tous les complotismes et les comportements les plus agressifs.

Derrière ce que vous dites, il y a deux préjugés qu’il faut discuter.

Le premier consiste à considérer qu’Internet favorise les rassemblements de gens qui pensent la même chose, pour le meilleur et pour le pire. C’est loin d’être certain.

En sociologie de l’Internet, on se pose depuis longtemps une question à laquelle on ne trouve pas de réponse cohérente : Internet nous enferme-t-il dans nos croyances ou nous ouvre-t-il à l’autre en nous exposant à une variété d’expériences et de trajectoires de vie qui nous enrichit ? On a tendance à considérer qu’il favorise la reproduction de l’entre-soi.

Et là, on incrimine les solutions socio-technologiques trouvées par les plateformes elles-mêmes – type l’algorithme de recommandation de Facebook qui nous met constamment face à des choses proches de ce que nous avons déjà « liké » et renforce nos orientations. Donc Internet tendrait à ce qu’on appelle l’« homophilie », le fait qu’on a tendance à s’associer avec des personnes qui partagent avec nous certaines caractéristiques – genre, âge, niveau socio-économique ou langue.

Internet exagère-t-il cette tendance à l’homophilie ou l’inverse ? On ne le sait pas encore. Il y a autant d’indicateurs qui vont dans les deux sens. Donc il n’est pas du tout certain qu’Internet soit un lieu où se créent seulement des abcès politiques. Il se pourrait aussi bien que, globalement, ce soit un lieu d’ouverture à d’autres opinions.

Antonio Casilli, décembre 2014 (Oriana Perrot/Rue89)

Second préjugé, celui qui concerne les codes de communication, et l’idée que sur Internet, on parle sans filtre. C’est une question compliquée.

On dit souvent de la communication sur Internet qu’il s’agit d’une communication écrite qui reproduit certains traits de la communication orale, une communication qui passe par l’écrit, donc, mais sans les rigueurs de l’écrit en termes d’argumentation, de niveau langue, de syntaxe etc. Oui, certes. Mais il faut ajouter que la communication sur Internet reproduit ces élements de la parole qu’on appelle « phatiques » – tous ces mots comme « Allô », qui n’apportent pas d’autre information que de signaler une présence, qui ne disent rien d’autre que « Je suis disposé à te parler ».

La communication internet regorge de ces éléments phatiques : la boule verte qui dit que je suis disponible pour tchater, le « like », le « poke », mais aussi le simple fait de retweeter ou d’ajouter à ses favoris.

Cette communcation phatique devient de plus en plus omniprésente, et le malentendu peut s’installer. En effet, elle renvoie constamment à l’autre la responsabilité d’interpréter ce que je suis en train de dire. Que suis-je en train de dire quand je « like » un contenu sur Facebook ? Si je retweetee un message ambigu sur Twitter, suis-je en train d’y adhérer ? Parfois, non. Le fait de retweeter un message peut complètement inverser son sens. Et ces glissements de sens peuvent entraîner des réactions fortes.

Donc Internet est moins le lieu d’une communication agressive, que celui d’une communication ambiguë, complexe, créatrice de malentendus, et pour laquelle nous n’avons pas encore tous les codes.

Plus spécifiquement, comment expliquez-vous le fait que les journaux, après avoir ouvert les commentaires sous leurs articles, réfléchissent parfois à les fermer, quand ils ne le font pas déjà ? N’est-ce pas là le renoncement à une utopie première de l’Internet, qui rêvait d’une coproduction de l’information par les journalistes et les lecteurs ?

Je pense que le problème ne réside pas dans le participatif en tant que principe, mais dans le modèle qui s’est imposé, à savoir le modèle texte + commentaires. Ce modèle est basé sur un malentendu. Il donne l’illusion d’une participation alors qu’il créé une ligne imaginaire séparant une parole autorisée (l’article), d’une parole moins autorisée car filtrée, encadrée, transformée (les commentaires). Avec derrière, l’idée qu’il faudrait que les commentateurs soient au diapason de la sensibilité du média (diapason politique, morale). Du coup, les médias filtrent. Mais en filtrant, ils disent que la seule parole autorisée émane de la rédaction, le reste étant une parole par essence problématique.

Le problème fondamental est à mon sens que le dispositif n’est pas bon. C’est une machine à moudre les opinions. Le commentateur est invité à dire « oui » ou « non » à ce que l’article propose, mais il ne peut pas recadrer la question qui est posée au risque d’être qualifié de « hors sujet », et donc d’être filtré car « non pertinent ».

Ça vaut dans le journalisme, mais ça vaut ailleurs aussi. Pensons aux marques. Depuis 15 ans, les marques cherchent non pas à être un produit ou un service, mais à être une conversation. Mais quel type de conversation sont-elles ? Quand Apple lance un nouveau produit, la marque s’attend à avoir 50% de gens qui sont pour et 50% de gens qui disent qu’Apple c’est affreux, tout simplement parce que c’est Apple. Les gens d’Apple sont prêts à ce type de conversation polarisée. Mais toute personne qui interviendrait pour dire « Apple n’est pas le problème, ce sont les sytèmes propriétaires qui sont le problème » n’aurait pas droit de citoyenneté dans la discussion.

Et c’est pour cela que dans les pages de commentaires sur Amazon, sur le Boncoin ou que sais-je, les messages sont du type « oui » ou « non », mais ne font pas de critique radicale. Si j’ai une critique radicale vis-à-vis d’Apple, je vais sur un forum consacré au logiciel libre.

Si je comprends bien, le participatif est certes une désillusion, mais pas à cause des gens qui participent, plutôt à cause des dispositifs de prise de parole ?

C’est ça. On a trouvé des dispositifs qui sont structurellement biaisés, chacun dans un sens précis. Dans mon travail, je m’intéresse à trois types de dispositifs : les forums, les commentaires et les plateformes de flux comme Facebook ou Twitter. Dans chacun, la participation se fait de manière différente et la partie sombre de la participation se manifeste aussi de manière très différente.

  • Les grandes controverses qui ont lieu sur les forums depuis les années 80, et aujourd’hui sur Wikipédia, peuvent être violentes mais ce sont des controverses classiques, habermassiennes si je puis dire, avec des paroles reconnaissables, des arguments souvent rationnels – et qui, s’ils ne sont pas rationnels, se font traiter de trolls et sont exclus de la conversation. Tout y est enregistré avec un souci de documentation de la controverse parce que la controverse est considérée comme légitime.
  • C’est très différent avec les commentaires : on ne garde pas les commentaires qui ne sont pas légitimes. On jette les commentaires hors de propos. En revanche, on archive le texte journalistique.
  • Quant à la participation par le flux, c’est un autre contexte. La participation est encore plus rapide, plus éphémère, plus phatique, moins basée sur des éléments rationnels, sur la reconnaissabilité de la personne qui porte la parole. C’est un autre trouble de la participation, un effet de foule. On peut se faire troller par 10 000 personnes en même temps.

Mais on est dans un moment de rélexion profonde sur ces dispositifs, c’est bon signe.

Est-ce qu’il n’y pas aussi la déception d’un espoir politique ? Parce qu’on pensait qu’Internet allait permettre d’organiser de manière différente les mobilisations – il y a eu des exemples de réussite, mais tellement contrebalancés par la mise en place des systèmes de surveillance qu’on ne sait pas si c’est un bénéfice véritable. Parce qu’on pensait aussi qu’il allait changer le rapport des citoyens à leurs représentants – et là aussi on a le sentiment que la vie politique de pays comme la France n’a pas été bouleversée radicalement. Vous trouvez des raisons de vous réjouir ?

En fait, on est dans une situation enviable. Si on parle d’espoir politique, c’est qu’on considère qu’il y a quelque chose de réalisable. Il s’agit de se donner les moyens.

Mais je partage une certaine désillusion vis-à-vis des discours qu’on a entendus par exemple sur les révolutions dites « Twitter » ou « Facebook ». Ca fait 20 ans qu’on a des mouvements sociaux qui sont assistés par Internet, mais ce n’est pas la solution magique. On le sait maintenant.

Ce moment d’aveuglement nécessaire

En même temps, prenons un peu de recul. Dans n’importe quel choix et n’importe quelle prise de décision politique, il y a un niveau d’aveuglement nécessaire, un moment de folie où on accepte de faire quelque chose tout en sachant que ce n’est pas la solution parfaite. Dans tout mouvement politique, il y a des moments où on dit « arrêtons de discuter, faisons, et on verra après ».

Nous avons eu ce moment d’aveuglement nécessaire, ce moment où nous avons cru aveuglément en Internet, et les conséquences de ce moment ne sont pas négligeables. Car si le but, consistant par exemple à établir les conditions d’un débat vraiment démocratique, n’est pas encore atteint, nous avons tout de même fait le premier pas consistant à considérer ce but comme souhaitable.

C’est un peu grâce à Internet si on considère comme souhaitable l’« empowerement » citoyen, la transparence, l’ouverture des données, la rupture d’équilibres hérités du 19ème siècle, la remise en cause des logiques défectueuses de la représentativité en politique. On a eu le moment d’aveuglement nécessaire. Un premier pas a été franchi. Bien sûr, la réalité est moins parfaite que souhaitée, il y a encore beaucoup de travail. Mais quelque chose s’est passé.

Politiquement, Internet n’est donc pas si décevant que ça ?

Ce qui m’insupporte au plus haut degré, c’est l’alarmisme et la panique morale qui s’installent d’un côté ou de l’autre. Chez ceux qui voudraient conserver les vieux équilibres et qui disent qu’Internet, c’est le triomphe de l’anarchie (si seulement c’était vrai…). Et chez ceux qui y voient seulement le triomphe de la surveillance. Ces types d’alarmisme et de clivage manichéen desservent tout progrès politique.

La question principale, c’est de s’interroger sur les éléments valorisants dans l’Internet actuel. A tous les points de vue : politique, culturel et social. Et parfois, on trouve de l’enrichissement, même dans des endroits où on ne l’attendait pas.

Par exemple ?

Dans les comportements disruptifs des internautes. Même les commentaires méchants contiennent parfois des graines d’enrichissement ou de changement de perspective qu’il ne faut pas sous-estimer.

Dans certaines actions semi-légales ou illégales, qui sont très intéressantes. Tout ce qu’Internet nous propose en termes de collectivisation plus ou moins forcée de l’information, des ressources, des contenus. C’est problématique, mais on le fait tous les jours. A chaque fois qu’on partage un article payant sur Facebook. Et on le fait de manière plus structurée quand on organise des fuites, comme Aaron Swartz l’avait fait avec des articles scientifiques propriétaires, ce qu’il a payé de sa vie d’ailleurs. Le pair-à-pair en général s’inscrit dans cette logique de collectivisation. Et si on pousse la logique de l’illégalité jusqu’au bout, ce qu’on a vu depuis cinq ans avec les fuites qui ont eu lieu dans les entreprises, mais aussi dans les Etats, est très impressionnant. Surtout parce qu’il s’agit de personne qui ont pour but de mettre en commun.

On peut relire sous cet angle l’histoire du piratage de Sony. Les spin doctors de Sony l’ont présentée comme une tentative de censure d’un navet. Il s’agissait au contraire d’une collectivisation de la base mail de Sony. Le patrimoine informationnel énorme d’une multinationale de l’industrie culturelle a été mis en commun.

Prenons un autre champ, celui de la surveillance. Encore une raison de ne pas aimer Internet, qui est devenu le moyen par lequel s’exerce le plus facilement la surveillance des populations.

C’est vrai que s’est mis en place un grand système de « surveillance participative », les internautes se surveillant entre eux. Là, il y a un changement de paradigme. La surveillance n’est plus centralisée, mais s’appuie sur la responsabilité et le choix cognitif de l’utilisateur qui doit non seulement se surveiller lui-même mais aussi surveiller les autres (les « like », les share).

Mais il y a aussi, depuis 2013, de grands changements institutionnels. Ce qui se passe du côté des Etats est complètement paradoxal. D’un côté se multiplient les initiatives d’Etats démocratiques pour chercher à contrer un certain type de surveillance de masse qui passe par les grandes multinationales américaines, tout en cherchant à se faire de son côté sa petite NSA. On le voit par exemple en France, en Australie, en Grande-Bretagne. Entre 2013 et 2014, ces trois pays ont voté trois lois liberticides : comme la Loi de programmation militaire en France et la Drip au Royaume-Uni, qui sont des dispositifs de surveillance de masse autorisée très similaires au système mis en place par la NSA aux Etats-Unis.

Mais je ne suis pas pessimiste parce que je vois trop d’indicateurs qui montrent des réactions, surtout depuis 2013 et les révélations Snowden.

Je vois une montée incroyable des sensibilités vers la cryptographie, vers les VPN (réseaux privés virtuels), vers Tor ; et même les changements apportés par les grandes plateformes comme Amazon, Facebook ou Google qui ont compris – pour des raisons commerciales évidemment – qu’elles doivent être compétititives sur le plan de la vie privée. Aujourd’hui, on peut accéder à Facebook via Tor, les mails de Google sont cryptés. Mises face à leur lourde responsabilité dans le système de surveillance de masse mis en place par les Etats, elles ont dû réagir.

Un autre domaine très décevant, l’économie. On est dans un moment étrange où on se retrouve à prendre la défense de systèmes pas satisfaisants parce que ce qui nous arrive par l’économie dite « du partage » est encore pire. On pensait que le numérique allait apporter de nouvelles manières de travailler plus émancipatrices et épanouissantes et au contraire, ce qu’on voit se profiler c’est un nouveau nouvel esprit du capitalisme, qui n’a rien à envier aux précédents. Car derrière le cool, le flou des limites entre vie personnelle et vie professionnelle, ce sont de nouvelles formes d’aliénation qui se font jour.

Certes. si l’on exclut les initiatives vraiment contributives et non marchandes, ce qu’on appelle « économie du partage » est en fait une économie « à la demande », une économie où on cherche à faire de la production de service à la demande en optimisant la chaîne logistique et en se basant sur un système de captation de la générosité des foules.

Ce qui m’impressionne, c’est que le discours politique qui se produit autour de l’ébranlement de certains grands secteurs de l’économie traditionnelle – transport urbain avec Uber, hôtellerie avec Airbnb – ressemble beaucoup aux types de débats qu’on avait au début des années 80 avec le thatchérisme. Le thatchérisme, c’était la privatisation de tout pour pallier l’inefficacité des structures existantes. On connaît très bien les conséquences de ce type de logique sur la société anglaise. L’uberisme, c’est du thatchérisme 2.0 : optimisation des chaînes productives, avec un discours de la prospérité généralisée, de la relance de la croissance, du bien-être du consommateur.

Mais est-ce que l’avoir vécu dans les années 80 nous en protège aujourd’hui ?

Non. Sur ce point, je suis pessimiste, parce qu’on n’a pas reconnu encore que c’était la même logique qui était à l’oeuvre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce versant marchand de l’économie du partage : ce sont des économies de la privatisation extrême.

Regardez un service d’aide à domicile comme TaskRabbit (quelqu’un se met à votre service pendant trois heures pour vous monter une étagère pour 10 euros). Qui s’occupe de la retraite de ces gens ? De leurs cotisation sociale ? De leur assurance maladie et accident ? De leur formation ? Ça c’est de la privatisation, sous le label du partage, alors qu’il existe par ailleurs une vraie économie du partage qui souffre de voir sa réputation ternie.

Mais on voit se développer des mouvements corporatistes qui indiquent que des corps intermédiaires et des structures collectives existent toujours. Et ce sont eux qui peuvent freiner ces logiques de privatisation sauvage.

Par ailleurs, et au-delà, l’économie numérique a créé des entités inquiétantes. Google était peut-être admirable au début des années 2000. Aujourd’hui Google X a des projets sur le vivant, Google lorgne du côté de l’industrie militaire et Eric Schmidt, dans son livre avec Jared Cohen, propose de se substituer aux Etats pour garantir un meilleur ordre mondial. Comment aimer un monde qui a créé un tel monstre ?

Si on ne considère la question que sous l’angle de l’abus de position dominante, on peut dire qu’on a connu cette situation dans les décennies passées avec Microsoft et IBM par exemple. Et on a trouvé des manières de composer avec eux. Dans le cas de Microsoft, ce sont des décisions de justice américaines qui ont cassé la logique de monopole.

Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a pas de volonté politique aux Etats-Unis d’aller dans ce sens contre Google. Pour la simple raison que la campagne Obama a largement été financée par Google.

Mais ailleurs qu’aux Etats-Unis, il en va autrement. Chacun à leur manière, la Russie, la Chine et l’Europe essaient de casser ces oligopoles.

Malheureusement, les uns et les autres cherchent à remplacer ces monopoles américains par des monopoles nationaux. C’est dangereux. Ce qu’il faudrait faire, et que d’autres cherchent à faire, c’est de rééquilibrer le pouvoir dans le marché. Ca donne des initiatives très minoritaires mais intéressantes qui consiste, par exemple, à essayer de « dégoogliser » Internet.

C’est drôle, parce qu’à toute critique que l’on adresse à Internet, vous répondez : globalement, ça va pour le mieux, mais quand on regarde dans le détail, on voit des initiatives minoritaires et intéressantes qui vont dans un meilleur sens. On en est donc réduit à ça ? A la croyance dans les petites initiatives minoritaires ? C’est beau, mais pas très rassurant.

Si je parle de ces petites initatives, c’est parce qu’il y a un foisonnement de petites choses très intéressantes. Et je ne parle que de ce que je connais, qui est minuscule par rapport à ce qui existe.

Il se passe des choses très intéressantes en Afrique, avec Ushahidi notamment. En Chine avec des activistes et des militants qui cherchent à casser la logique non seulement de la censure mais aussi des grands géants type Alibaba ou Baidu. Même chose en Russie.

Il faut trouver des manières de réglementer les géants industriels, d’imposer la transparence aux gouvernements, tout en garantissant le contraire de ça pour les petites collectivités et les individus. C’est la logique initiale du Parti pirate. Les individus doivent avoir un droit à l’opacité, à la vie privée, alors que les gouvernements doivent avoir un devoir de transparence.

Il faut réglementer les grandes entreprises industrielles pour donner plus de liberté et garantir l’autonomie des individus. C’est cette opposition qui est significative, et pas celle qui consiste à mettre en regard les grands trucs de masse avec les petits trucs de niche.

Antonio Casilli, décembre 2014 (Oriana Perrot/Rue89)

Si je comprends bien : il faut avoir un discours critique sur ce qu’est l’Internet d’aujourd’hui, mais il faut investir dans la compréhension, la valorisation et la promotion des inititiatives.

Oui, ces initiatives issues de la société civile d’Internet et de la société civile qui passe par Internet. Je suis extrêmement critique, mais je ne suis pas pessimiste.

Qui peut se permettre d’être pessimiste ? Toutes les personnes qui se sont penchées sur Internet trop récemment et qui ne connaissent que l’Internet de la fin des années 2000 et du début des années 2010, qui est en effet caractérisé par un ensemble de tensions fortes et exige de passer à l’action, ou au moins de prendre des positions fermes.

Les autres pessisimistes sont ceux qui ont toujours eu une foi inébranlable – par exemple ceux que vous citiez au début : Turkle, Lanier, Lessig et tous les autres – dans une sorte de grand récit du progrès : « Internet est arrivé, les lendemains qui chantent sont pour aujourd’hui. Il faut juste s’assoir face à son écran et laisser la magie opérer. » Non. Au contraire. Je n’ai jamais cru en ce grand récit. L’Histoire est faite de tensions. Ces tensions existent toujours. Elles existaient dans les années 80, elles existent encore aujourd’hui. Et je pense d’ailleurs que les oppositions sont toujours les mêmes : les clivages anonymat/identification, liberté/surveillance, libéralisme/régulation.. tout ça avait déjà lieu avant Internet. La lutte continue.