Histoire et actualité de la vie privée : grand entretien avec Antonio Casilli (InaGlobal, jan. 2015)

Dans le magazine InaGlobal (numéro de janvier 2015 et en ligne), la journaliste Claire Héméry interviewe le sociologue Antonio Casilli, auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014), avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi.

Comment le web redéfinit la notion de vie privée

Photo Antonio Casilli
De John Stuart Mill à Mark Zuckerberg, comment la définition de la « vie privée » ou « privacy » a-t-elle évolué ? Entretien avec Antonio A. Casilli (Télécom ParisTech / EHESS).
Antonio A. Casilli est maître de conférences en Digital Humanities àTelecom ParisTech (Institut Mines Telecom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris).  Il est l’auteur de Les liaisons numériques (Editions du Seuil, 2010) et le co-auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014).
Quelle conception de la vie privée les géants du web imposent-ils ?

Antonio A. CASILLI : On a souvent tendance à considérer les entreprises du secteur du numérique comme de simples acteurs économiques et technologiques qui introduisent des innovations et qui, par leur créativité, apportent des solutions à des problèmes existants. Or, il se trouve qu’elles sont aussi porteuses d’un ensemble de normes. Des injonctions, des formes prescriptives dont la nature est en même temps sociale et technologique. Par cela je ne veux pas dire qu’elles véhiculent un ensemble homogène de valeurs. Elles affichent des postures distinctes, quant à leur positionnement social, économique, politique. Mais, parmi elles, certaines grandes plateformes s’imposent, et imposent leur vision du monde. L’acronyme GAFA [NDLR : Google, Amazon, Facebook, Apple] n’est qu’un raccourci pour indiquer ces entreprises en position dominante. Pensez à l’idéologie irénique des médias sociaux, où tous sont « amis ». Ou pensez à comment les algorithmes des sites de commerce électronique « personnalisent » tout aspect de notre vie. Il s’agit de notions très chargées, qui structurent notre être en société. Elles valent autant pour les gens qui travaillent pour eux, qui travaillent avec eux, que pour ceux qui consomment les produits et services que ces entreprises proposent.

Quelles sont ces normes et pourquoi ont-elles un impact sur la vie privée, la privacy ?
Antonio A. CASILLI : En effet, une catégorie particulière de ces normes concerne la vie privée.  Ce sont d’abord des discours qui mettent en doute l’utilité même de la protection de la vie privée. Reprenons les propos tenus par certains entrepreneurs du web. Par exemple, le PDG de Sun Microsystem, Scott McNealy, qui en 1999, il y a 15 ans déjà, disait « you have zero privacy anyway. Get over it » (« vous n’avez plus de vie privée, il faut tourner la page »). Il y a là non seulement un jugement sur la disparition prétendue de la vie privée mais en plus une injonction de nature morale : « tournez la page, dépassez ce stade », comme s’il s’agissait pour les individus de réaliser un travail sur eux-mêmes, en entrant dans une nouvelle phase de leur vie. Certains intellectuels, qu’on qualifie souvent de « gourous du web », des proches de ces entreprises, ont qualifié cette phase comme celle de la « publitude ». Mauvaise traduction française du terme anglais publicness, qui serait le contraire de la privacy. Si la privacy peut être définie comme un comportement de défense de certains aspects de son intimité ou de sa sphère personnelle vis-à-vis du regard des autres. La publicness, elle, serait plutôt une attitude de transparence généralisée, de vie en public. Une posture un peu simpliste : « rien à cacher donc rien à craindre ». Ceux qui ont encouragé cette « publicness » et l’ont transformée en véritable norme sont les nouveaux acteurs du web, ceux de la fin des années 2000, début des années 2010, comme Facebook ou Google. On se rappelle typiquement des propos tenus par Mark Zuckerberg, en 2010, à l’occasion de la remise des Crunchies : il remarque que les utilisateurs, aujourd’hui, sont beaucoup plus à l’aise avec le partage généralisé, le partage sans obstacle (frictionless sharing). Il affirme : « la nouvelle norme, c’est la vie en public », « Public is the new social norm ». Mark Zuckerberg prétend donc identifier cette norme, clame qu’elle existe de facto. Elle semble avoir surgi comme cela, sans préavis, et Facebook ne fait selon lui que l’accompagner, s’y adapter.
D’autres ont plutôt voulu esquisser une analyse historique. Je pense là à quelqu’un qui n’est pas un historien, mais un mathématicien : Vint Cerf, l’un des pères fondateurs de l’internet, et qui depuis quelques années occupe un rôle spécial d’évangéliste en chef chez Google. Il a déclaré en 2013 « Privacy may actually be an anomaly ». L’étymologie même d’anomalie renvoie au terme grec nomos : la norme, la loi. En disant cela, il explique que la privacy ne correspond pas selon lui à un état normal – une fois de plus, la question morale est bien sous-jacente : l’état normal serait l’acceptation des intrusions dans l’espace personnel des citoyens que son entreprise prône et pratique sans retenue. Dans le reste de son intervention, Vinton Cerf semble indiquer qu’il y aurait eu une parenthèse historique et que la vie privée serait une exception entre deux phases de vie publique : le monde pré-industriel et le monde façonné par Internet. La phase précédant l’arrivée des sociétés modernes aurait été à ses yeux caractérisée par des communautés rurales, dans lesquelles la vie en public était le standard. Avec l’émergence de la privacy, toujours selon Vint Cerf, une nouvelle forme de sociabilité s’est imposée : celle de la société urbaine, bourgeoise et utilitariste, dans laquelle on avait tendance à protéger sa sphère privée. Cette vision se serait alors imposée autour du XIXe et XXe siècle. Mais pour lui, au siècle des plateformes sociales, le XXIe siècle, on serait en train de clore cette parenthèse, on reviendrait à une situation caractérisée par cette connectivité généralisée, cette publicness généralisée : la norme de la privacy n’aurait donc été qu’un détour dans la longue durée de l’histoire. C’est surtout une manière de structurer un discours normatif et un discours moral précis. Or, l’histoire ne nous raconte pas toujours ça.
Comment la définition de la privacy a-t-elle évolué dans le temps ? Pouvez-vous nous donner quelques éléments historiques ?
Antonio A. CASILLI : En effet, il faut choisir des repères historiques précis. Je suis particulièrement sensible aux travaux de grands historiens français comme Philippe Ariès, Roger Chartier, Georges Duby, etc. qui ont travaillé sur la naissance de la vie privée en tant qu’objet historique, en tant que notion qui se décline dans la philosophie, dans le droit et évidemment dans nos représentations et comportements. Dans le contexte occidental, la naissance d’une pensée d’une sphère vraiment relative à l’individu, et non pas seulement à sa famille, à sa communauté territoriale voire à sa communauté politique ou religieuse, se situerait entre le Moyen Âge et l’époque moderne. On observe une dissipation, une disparition progressive des liens de seigneuriage, de loyauté féodale, qui sont aussi des liens de fidélité à la communauté locale, au lignage. Et se constitue progressivement, face à la perte de ce type de tissu social, un univers de pratiques et de prérogatives relatif aux possibilités d’action et d’expression des individus. Une sphère qu’on appelle la « sphère privée ». Dans cet espace – qui est aussi un espace tangible, une certaine vision de la maison et des cadres de vie –, de nouvelles questions se posent : que puis-je faire dans un contexte physique individuel ? Quelles sont mes limites et mes possibilités d’action ? Est-ce que, chez moi, tout est permis ? Puis-je tenir des propos qui soient exclusivement réservés à mon espace privé ? Quel doit être le lien entre ce que je fais dans mon espace privé et ce que je fais dans l’espace public ? C’est quand on commence à travailler sur la frontière public/privé qu’on entreprend, à partir du XIXe siècle dirais-je, de définir, cerner, circonscrire la notion de privacy telle qu’elle fait surface dans une réflexion surtout anglosaxonne – et même étroitement liée États-Unis et à la réflexion sur les premières démocraties du XIXe siècle. Je pense typiquement aux travaux d’Alexis de Tocqueville qui a soulevé, parmi d’autres, cette problématique : la démocratie peut s’avérer un régime oppressant, autant ou plus encore que des autocraties, des théocraties, des oligarchies, parce qu’elle peut exercer ce qu’il appelle « la tyrannie de la majorité ». Une majorité de personnes affirme une opinion publique ainsi qu’un certain ensemble de normes, de lois et de prescriptions de comportements publics. Quid de l’autonomie individuelle dans ce contexte-là ? Pour les individus, d’un point de vue strictement quantitatif, cela peut devenir un joug encore plus intolérable. Par conséquent, de philosophes ont commencé à interroger la notion d’autonomie individuelle, dans son lien à la liberté d’action et à la vie privée. Quelques décennies plus tard, en 1859, John Stuart Mill, a défini dans son traité On liberty un principe très simple, selon ses dires, « one very simple principle », le principe de non-nuisance (« the no harm principle ») qui peut se résumer ainsi : la liberté individuelle est absolue dans la mesure où elle ne nuit pas aux autres. Dans sa sphère privée, un individu est libre de tenir les propos qu’il veut, adopter les comportements qu’il souhaite et surtout entretenir les opinions qu’il juge en accord avec sa sensibilité et son caractère. Le traité de Mill distingue de manière très précise le public du privé. On arrive progressivement au XXe siècle et à cette question centrale : comment la loi doit-elle se positionner par rapport à cette sphère privée ? La jurisprudence s’est également saisie de la question à la fin du XIXe siècle, en 1890, avec « the right to privacy », le droit à la vie privée, défini dans un article de Louis Brandeis et Samuel Warren comme « the right to be left alone », le droit d’être laissé en paix.
Cette définition de droit à la vie privée comme « the right to be left alone » a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
Antonio A. CASILLI : Évidemment, si l’on pense à la notion de vie privée aujourd’hui, dans un contexte de communication omniprésente et de connectivité généralisée, le regard change. Nous commençons à cristalliser autour de la notion de la vie privée tout un ensemble de craintes, la crainte surtout de la voir disparaître. Sur Internet, personne n’a envie d’être « left alone », d’être laissé en paix, de vivre une vie dans l’isolement. Le principe même de l’action de connexion en ligne est un principe de mise en contact de deux entités distinctes. De ce point de vue, la solitude est vécue comme une impossibilité. À ce moment-là, nous devons franchir une étape importante : où est passée la vie privée aujourd’hui ? Ce que je défends dans mon livre Against the Hypothesis of the End of Privacy, (co-écrit avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi) c’est que notre vie privée n’a pas disparu, malgré les propos très marqués idéologiquement de certains propagandistes du marché. Au contraire, elle s’est transformée qualitativement.  Elle a cessé d’être définie comme un droit individuel, tel qu’il a été conçu à la fin du XIXe siècle, pour devenir une négociation collective. C’est un changement de statut de la vie privée. Voilà le défi actuel : cerner à nouveau et défendre ce principe.
Que signifie cette négociation collective ? Comment s’organise-t-elle ?
 
Antonio A. CASILLI : J’insiste sur le terme collectif. Nombreux sont ceux qui, suite à la publication de mes travaux de recherche et de notre livre, ont fait un raccourci simpliste : « bon, c’est une négociation, donc une négociation commerciale, il suffit de laisser aux individus le pouvoir de vendre leurs données personnelles ». Ce n’est pas du tout ce que mes co-autrices et moi-même affirmons dans ce texte. C’est pourquoi, dans ma récente contribution à l’étude annuelle du Conseil d’Etat, j’ai voulu préciser que ma position est résolument contre la « privatisation de la privacy ». Nous insistons sur le fait que la négociation de la vie privée est un travail collaboratif autour d’un enjeu commun, d’un débat réunissant les porteurs d’intérêts de cet enjeu de notre vie en commun. Pensez plutôt à une négociation syndicale : un ensemble d’acteurs sociaux structurés dans des groupes, des associations, dans des instances publiques, qui manifestent un ensemble d’exigences, de revendications, de besoin de reconnaissance. La reconnaissance dans une négociation est essentielle. Il faut d’abord énoncer les exigences et faire en sorte que la partie adverse admette ces exigences. Par exemple, cette négociation collective se manifeste aujourd’hui dans le respect de ce que certains philosophes nomment l’ « intégrité contextuelle des données personnelles ». Une information personnelle livrée dans un contexte précis ne peut être importée, transférée dans un autre contexte, et donc détournée de son sens initial. Si cela arrive, il faut toujours obtenir l’accord de l’utilisateur qui a mis à disposition cette information. Le cas classique, un cas d’extrême actualité comme dans les class actions menées contre Google ou Facebook, concerne l’utilisation de photos, témoignages, et contenus multimédias mis en ligne sur ces grandes plateformes pour des sponsored stories, des liens sponsorisés, comme de la publicité contextuelle qui cible d’autres utilisateurs. Pour être encore plus précis, imaginez que vous mettez une photo de vous sur la plage, que vous la partagez avec certaines personnes choisies et dans un certain contexte, mais que cette photo se trouve importée dans une base de données propriétaire, vendue à une régie publicitaire, ou à un annonceur qui peut en faire un usage fort éloigné de vos « sensibilités ». Imaginez la photo d’un éleveur avec sa vache, finalement utilisée pour la publicité d’une chaîne de hamburgers, par exemple. L’intégrité contextuelle aujourd’hui n’est pas respectée. Et je ne mentionne pas les problèmes de droit à l’image, de e-réputation, etc. Quand on parle de négociation collective, cela suppose de doter les acteurs sociaux d’assez de force, d’assez de garanties pour qu’ils soient armés juridiquement, culturellement, politiquement, et donc capables de se défendre dans ce type de négociation. Cela passe par la création d’associations de consommateurs, par l’expression de la volonté générale pour faire pression sur les législateurs, et cela passe évidemment parfois par les tribunaux.
Y a-t-il des dissonances au sein même de ces négociations collectives ? Des définitions divergentes de la vie privée et de ce qu’il faut défendre ?
 
Antonio A. CASILLI : Bien sûr. Il ne faut pas considérer ce combat comme un front unitaire. Étant donné le type de pressions, et compte tenu de la confusion qui règne sur ces sujets, autant au niveau de la société civile qu’au niveau des législateurs, et même parmi les entreprises porteuses du discours de la prétendue « fin de la vie privée », il y a une immense fragmentation. Et au sein même de certains combats, locaux, précis, on a parfois des fractures qui sont motivées par des intérêts professionnels très différents. Dans le cas des recours collectifs, on l’a vu récemment avec Google, il peut y avoir des divergences entre les intérêts déclarés des avocats des personnes directement concernées et les consommateurs eux-mêmes. Les avocats poussent à des accords avec les entreprises alors que les parties prenantes exigent plus de protection et de respect, de reconnaissance de leurs exigences, et de leurs droits. Même sur un plan de grands enjeux politiques, par ailleurs, il n’y a effectivement pas de front unitaire. Les événements récents, je pense notamment à l’affaire Snowden et à la grande vague d’indignation qui a suivi ses révélations, le démontrent. Les réactions publiques, l’organisation de plus en plus en visible et structurée de revendications à la suite de la découverte des agissements de la NSA et des Five Eyes (l’alliance entre les services de renseignement d’ Australie, Canada, Nouvelle Zélande, Royaume-Uni et Etats-Unis), tout cela a contribué à créer des postures de plus en plus divergentes.
En quoi ces prises de position divergent-elles ?
Antonio A. CASILLI : Si l’on se concentre par exemple exclusivement sur ce qui a suivi les révélations de Snowden, on a un noyau dur représenté pour les États-Unis et pour l’Europe par des associations traditionnellement liées à la défense des libertés civiles et de la vie privée comme l’ACLU[+], Privacy International ou la Quadrature du net. Ces acteurs étaient déjà positionnés sur ces sujets avant l’affaire Snowden et plaidaient déjà pour que les individus acquièrent toujours davantage de compétences techniques, de maîtrise d’outils assez avancés (en cryptographie par exemple). C’est, si vous voulez, une orientation d’avant-garde : dans un mouvement général pour la défense de la vie privée, il y a une fraction qui tire les autres en avant.
Mais on rencontre des prises de position beaucoup plus opportunistes, motivées par des intérêts territoriaux, comme celle des institutions européennes. Regardons par exemple ce qui se passe avec le Parlement européen qui, malgré l’effort du lobbying industriel américain, a voté au mois de mars 2014 un projet de règlement sur la protection des données à caractère personnel, ou la décision de la Cour de justice européenne sur le droit à l’oubli du mois de mai. Ce sont des actions motivées d’une part par un besoin de rattrapage législatif des aménagements économiques et technologiques contemporains – mais aussi par un opportunisme commercial : défendre les intérêts européens. Il s’agit surtout de protéger la vie privée des individus européens face à l’intrusion de potentiels acteurs non-européens. Mais rien n’est dit explicitement. On peut y lire aussi, paradoxalement, les signes inquiétants d’une posture liberticide, le risque d’une surveillance généralisée, en France et aux Royaume-Uni en particulier. On règle la circulation commerciale de certaines informations personnelles. Mais rien n’est dit à propos des droits des citoyens pour se protéger de la surveillance et de la rétention des données à long terme opérée potentiellement par les États eux-mêmes, des intrusions et des abus de position dominante des entreprises européennes. Il y a là une forte duplicité des législateurs européens. Certaines des lois votées ces derniers mois, comme la loi de programmation militaire puis celle sur la géolocalisation en France, ou le Data Retention and Investigatory Powers Act (DRIP) voté en catastrophe par le Parlement britannique pendant l’été 2014,  sont des lois liberticides. Les législateurs vont devoir en répondre, et très rapidement, au public. Car ces lois introduisent des exceptions, extrêmement dangereuses.
Qu’est-ce que les géants du web prétendent défendre ou protéger aujourd’hui ? Après avoir clamé la fin de la vie privée, quelle vision nous offrent-ils désormais ?
Antonio A. CASILLI : On a vu émerger de nombreux services qui vendent du « web éphémère », comme Snapchat ou Secret, qui proposent de dire, faire ou de publier des contenus voués à disparaître ou à ne pas dépasser un cercle d’amis prédéfinis pour partager ces « secrets ». Que nous vendent-ils ? Une promesse de maîtrise de l’information partagée. Ils la commercialisent en restreignant la connectivité – en la filtrant pour qu’elle ne touche qu’à des groupes restreints de contacts régis par des logiques de cohésion extrêmement forte. L’application de messagerie Whatsapp par exemple promet 2 choses. D’abord que les échanges soient réservés à des interlocuteurs choisis, et ensuite que les données relatives à de ces échanges ne soient pas stockées sur ses serveurs. Il n’y aurait donc pas de métadonnées conservées. Le fondateur de Whatsapp affirmait justement : « On a voulu créer un service qui ne fiche pas ses utilisateurs ». Du moins, c’est ce qu’elle promettait – jusqu’à ce qu’elle soit rachetée par Facebook pour 19 milliards de dollars. Une somme faramineuse, et ce n’est pas un hasard, c’est bien en 2014, dans une ère post-Snowden que l’entreprise a atteint une telle valorisation… Facebook va nécessairement changer la donne. Facebook ne s’est jamais gêné pour surveiller et conserver. Il y a un enregistrement systématique de tout contenu partagé avec un ensemble de métadonnées (lieu, date exacte, etc.). Ils poussent parfois leur capacité d’enregistrement au point d’enregistrer la version initiale d’un post.
Pour tous ces autres services qui apparaissent, je pense aux réseaux dits « asociaux », ou bien aux réseaux secrets ou au web éphémère, ils promettent une frugalité du stockage des données personnelles et leur possible suppression. Jusqu’au moment où l’on dénonce le mensonge. C’est ce qui s’est passé pour Snapchat en mai 2014, quand la FTC a révélé qu’ils étaient coupables d’escroquerie. Ils avaient affirmé que les données n’étaient pas conservées alors que compte tenu de la structure même de Snapchat, ils devaient nécessairement conserver les photos qui étaient censées « disparaître » pour les utilisateurs. Situation paradoxale pour la négociation de la vie privée : moi, producteur d’une photo sur Snapchat, je n’ai plus accès à ce contenu, aucun de mes contacts non plus, mais quelque part, Snapchat, dans sa ferme de données a accès aux informations que je ne vois plus. La dépossession, la perte de maîtrise est totale. Le déséquilibre dans cette négociation est absolu !
Ces entreprises cherchent en effet à s’afficher comme « concurrentielles sur la vie privée ». La vie privée devient alors l’un de leur produits, leur promesse commerciale. Facebook même a changé certains de ses principes les plus fondamentaux. Dans les trois derniers mois, le réseau de Mark Zuckerberg a introduit une sorte de tutoriel pour les utilisateurs avec un avatar. un petit dinosaure bleu, qui met en garde les utilisateurs quand ils s’apprêtent à changer le paramétrage de confidentialité pour un post. Deuxième changement : le paramètre par défaut pour les post publiés par les nouveaux arrivés sur le média social n’est plus public. Un vrai revirement par rapport à la posture de Facebook en 2010.
Si l’on remet l’accent sur la vie privée, on restreint le partage. La nouvelle philosophie de Facebook consiste à enfermer les utilisateurs dans des « bulles algorithmiques » grâce à ce qu’ils appellent la restriction de la portée organique de ses contenus.  Les échanges se limitent désormais à quelques trentaines de personnes, avec la création de mini-communautés à l’intérieur de chaque profil, de chaque page, etc. C’est d’ailleurs ce qu’ils invitent à faire, à jouer sur le plan local surtout. Facebook favorise alors les sociabilités de proximité. En jouant sur les 2 tableaux : vie privée et partage. Ils pourront vendre de la protection de la privacy aux individus, et de la circulation virale aux entreprises, pourvu qu’elles paient pour des publications sponsorisées.
L’internet des objets va-t-il changer quelque chose pour notre vie privée ? 
Antonio A. CASILLI : Reprenons la décision de la CJUE. La question du droit à l’oubli est un peu oblique par rapport à la question de la protection de la vie privée parce que le droit à l’oubli est souvent présenté comme la possibilité pour les citoyens de se rétracter quant à des choses dites sur eux et/ou par eux, la possibilité de maîtriser la publication de données qu’ils jugent contradictoires ou non représentatives de ce qu’ils sont aujourd’hui. La loi Informatique et libertés de 1978/2004, née dans un monde pré-web, concernait surtout les instituts de recherche, les administrations publiques ou les entreprises qui créaient des fichiers sur des citoyens. En l’occurrence, une entreprise par exemple de vente par correspondance, détient un fichier avec mon nom, ma date de naissance, etc. : la loi établissait alors que je pouvais non seulement demander, par courrier, s’ils possédaient des informations sur moi mais aussi que ces dernières soient mises à jour ou corrigées si inexactes, voire effacées. Le droit à l’oubli, né de la réflexion juridique française, est cohérent avec cette vision de 1978. Ce qui change aujourd’hui, c’est la question du devoir d’information. C’est toute la presse et surtout la presse indépendante qui s’insurge contre la décision de la CJUE. À leurs yeux, on donne aux puissants et aux célébrités la possibilité de censurer ex-post en envoyant tout simplement une lettre à Google. La protection de la vie privée de l’individu se heurte à un autre droit : celui de l’information. Il y a là un conflit classique. On cherche le moyen de faire respecter les deux… Difficile. Je me pose personnellement la question de l’importance du droit à l’oubli. Lorsque j’ai été contacté par la CNIL pour la concertation sur le droit à l’oubli, j’avais formulé tout un ensemble de mises en garde. Ce que je n’avais pas développé dans ce contexte, c’était la question du changement de paradigme dans Internet, auquel on fait désormais face : l’arrivée de l’internet des objets. C’est bien un changement de paradigme quant à notre manière de vivre le numérique, on est en train de passer d’un internet de publication à un internet d’émission, au sens d’ « émettre » des données et des information par le fait même d’être dans un environnement potentiellement saturé de capteurs. L’expérience numérique se transforme radicalement. La volonté de l’utilisateur est sollicitée de manière complètement inattendue. Si jusqu’à présent, je devais seulement me préoccuper de ce que je publiais sur moi-même ou de ce que d’autres publiaient à mon sujet, aujourd’hui je dois me préoccuper de ce que mes pneus sont en train de transmettre à mon assureur, ou ce que mon compteur intelligent transmet sur ma consommation électrique à ma mairie ou au service des impôts… Je ne dis pas que les utilisateurs d’Internet arrêteront de publier des récits de vie, ou que les journaux disparaîtront. Je pense simplement que la proportion, le ratio entre le web des données publiées et le web des données émises va changer, à la faveur de ces dernières. Cela entraîne une perte de maîtrise de nos données, et pour la négociation de la vie privée une perte d’équilibre et de pouvoir de négociation de la part des utilisateurs. C’est alors d’autant plus important d’affirmer le principe du droit à l’oubli aujourd’hui, compte tenu des changements technologiques et sociaux qui se préparent avec l’internet des objets. Ce sera sans doute le droit à l’oubli qui nous permettra, si appliqué avec un peu de lucidité et non pas avec le zèle passif-agressif affiché par Google, de redéfinir les frontières mêmes de ce qu’on va émettre.


Crédit photo : Giliola Chiste