Monthly Archives: February 2011

Dans Atlantico (28 févr. 2011)

Dans la nouvelle revue en ligne Atlantico, une “brève” sur la rupture amoureuse à l’heure du Web 2.0 relatant les propos d’Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil).

A l’heure de la rupture, les réseaux sociaux viennent passablement compliquer les choses. Il est difficile de voir son ex continuer à actualiser ses statuts sur Facebook, et encore plus ardu de ne pas céder à la tentation de l’espionner à longueur de journée. Owni a recueilli des témoignages de ces éconduits 2.0 qui se laissent plus ou moins volontairement torturer par les réseaux sociaux.

Il y a ceux qui épient les conversations de leur ex sur Twitter pour essayer de deviner qui les a remplacés dans son lit, ceux qui s’en tiennent à Facebook, et ceux qui poussent le vice jusqu’à aller sur Spotify et Last.fm pour se renseigner sur les nouvelles musiques qu’écoutent l’être aimé. D’après le chercheur Antonio Casilli, auteur des Liaisons numériques, la rupture à l’heure des réseaux sociaux doit désormais se faire en deux fois :

“Les deux ruptures doivent être négociées ensemble. La première phase est la rupture réelle, qui se fait en face à face ou au téléphone, la deuxième rupture se fait sur les usages en ligne: on bloque sur MSN, on “défriende” sur Facebook, etc. La troisième phase est celle qui consiste à arrêter d’aller se renseigner sur ses ex. C’est un acte volontaire d’aller chercher des informations, mais nous vivons dans un environnement cognitif dense, plein de traces numériques, parfois elles viennent vers nous.”

"Rupture amoureuse et réseaux sociaux" : Antonio Casilli interviewé dans Owni (26 févr. 2011)

Dans Owni.fr, la journaliste Julia Vergely se penche sur la difficulté de rompre un lien amoureux dans un contexte de saturation informationnelle. Interviewé, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques (Seuil) apporte un éclairage en termes d’analyse culturelle et de théorie des réseaux. La conclusion ? Avec le nombre encore plus important de liens que créent les réseaux sociaux, la rupture ne doit plus seulement être physique, mais également numérique.

Si comme Antonio Casilli, chercheur et auteur des Liaisons numériques (paru au Seuil), on considère que les usages numériques sont un prolongement de la sociabilité dans la mesure où ils complètent l’interaction, on voit où le bât blesse. Mais pour le chercheur, les liens entretenus dès lors sont différents: “Avant Internet, dans la suite d’une rupture, prendre des nouvelles de son ex revenait à réaffirmer qu’un lien fort existait deux personnes. Avec Internet il n’est plus besoin de réaffirmer clairement ce lien. On peut continuer à entretenir une interaction, mais il s’agira d’un lien beaucoup plus faible, basé sur des signaux fragmentés. Le stalker, celui qui traque, se contentera d’une observation passive ou même d’un suivi flottant. Cette articulation entre éléments forts et faibles est peut-être une manière plus souple d’articuler une dynamique relationnelle (…) Les deux ruptures doivent être négociées ensemble. La première phase est la rupture réelle, qui se fait en face à face ou au téléphone, la deuxième rupture se fait sur les usages en ligne: on bloque sur MSN, on “défriende” sur Facebook, etc. La troisième phase est celle qui consiste à arrêter d’aller se renseigner sur ses ex. C’est un acte volontaire d’aller chercher des informations, mais nous vivons dans un environnement cognitif dense, plein de traces numériques, parfois elles viennent vers nous.”

Les médecins à l'écoute de la voix d'Internet : Antonio Casilli à la Doctisemaine (25 févr. 2011)

Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) en conversation avec Margherita Nasi et Thibault Henneton pour la Doctisemaine.

Le point d’entrée du patient, c’est Google ou Wikipedia, et l’internaute peut ensuite se retrouver sur un site institutionnel, un site communautaire comme Doctissimo, ou sur des sites de médecins…Le rôle du practicien est alors d’accompagner le patient à travers cette masse d’informations, en faisant une intermédiation souple. Aux Etats-Unis, la logique va plus loin encore : avec des sites comme healthgrades.com ou ratemds.com, les médecins font face à la question du suivi de la qualité de leur prestations. Avant Internet, l’indicateur de la qualité du médecin était le taux de guérison. A partir des années 1980 la situation a progressivement changé : il fallait que le médecin ait des “bedside manners” (littéralement “à côté du lit”), des qualités relationnelles. Et les médias sociaux actuels sont justement des technologies relationnelles. Aujourd’hui, le médecin doit aussi être à l’écoute de la voix d’Internet.

Antonio Casilli dans Owni.eu (22 févr. 2011)

Owni.eu publie le texte en anglais de l’intervention d’Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) dans le cadre du débat « Web Culture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités » (Villa Gillet, Lyon, 10 février 2011) animé par Sylvain Bourmeau (Mediapart), avec la participation de Dominique Cardon (Orange Labs / EHESS) et Virginia Heffernan (New York Times). Cliquer ici pour la version française.

What is clear is that now that our research field has significantly expanded its initial knowledge base – and that the myth of the socially isolate computer bum has been replaced by an empirically documented figure of a connected individual – we have to direct our attention to the conditions allowing our contemporaries to fine tune (sometimes effortlessly, sometimes laboriously) an increasing number of persons they consider as relevant to their social existence.

While doing this, we mustn’t forget that today’s Internet users are also subject to an increasing number of political threats. As social scientists and as “political animals”, we have the duty to denounce these dangers. If, as I have maintained, computer-mediated communication relies upon a prudent mix of social density (our “little boxes”) and social openness (our “long bridges”), state powers and corporate giants cannot be allowed to throw either one of this mechanisms out of gear. Yet this is exactly what is happening as we speak.

From China to France to the US, governmental campaigns to censor the Net jeopardize its openness.

Liberticide laws, like the French LOPPSI 2 (Loi d’Orientation et de Programmation pour la Sécurité Intérieure), international campaigns against free speech like the one recently orchestrated against Wikileaks, bandwidth or content restriction plurilateral agreements (like the ACTA Anti-Counterfeiting Trade Agreement), constrain net neutrality and empower Internet gatekeepers.

If in the next few years the fragmentation of the Internet in small national, commercial, and infrastructure subnetworks will continue at the present pace – the creation of “long bridges” might become impossible.

On the other hand, our little boxes are in danger of disappearing too. Companies like Google and Facebook act as de facto moral entrepreneurs, influencing media, lobbying politicians and bullying users into renouncing privacy and personal data ownership. The double standards of such transparency-happy organizations – always willing to harvest their users information while remaining utterly secretive to their own – result in periodic privacy disasters, exposure of personal details as well as potential trust bond breaking and life trajectories disruption for their users.

Our role in the next few years is not only to help understand a technological and social phenomenon, but also to help shape a political agenda that propels the best and limits the worst of what the Internet can bring to us.

Le ‘droit de jouissance’ dans la culture du numérique : objets et représentations du netporn (slides)

La dernière séance de mon séminaire EHESS Corps et TIC : approches socio-anthropologiques des usages numériques a eu lieu le jeudi 24 févr. 2011 : comment se servir de la pensée de Toni Negri pour appréhender le sexe en ligne, ses utopies, ses articulations avec le Web 2.0 (à travers le porno participatif), la multiplication des fétichismes. Voici, comme d’habitude, les slides.

Retrouvez les comptes rendus de toutes les séances aux adresses suivantes :

* 25 novembre 2010 :  Virus
* 9 décembre 2010 : Cyborg
* 13 janvier 2011 : Avatar
* 27 janvier 2011 : eSanté
* 11 février 2011 : Réseaux
* 24 février 2011 : Jouissance

Dans La Revue du MAUSS (15 févr. 2011)

Dans le La revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), Simon Borel propose une recension de l’ouvrage Les  liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) du sociologue Antonio Casilli. Une lecture attentive et équilibrée, qui ouvre un dialogue autour de la structure du don dans les sociétés connectées.

La socialité en face à face et les nouvelles formes de sociabilité virtuelle ne s’excluent pas. A l’encontre de tous les « cyber-censeurs » des sciences humaines et sociales qui exposent le caractère proprement désocialisant des réseaux et d’Internet, A. Casilli estime que « les technologies numériques ne doivent leur succès qu’à l’envie de sociabilité et de contact de leurs usagers. » (p. 15) Dès lors, cette « dimension socialisante » des réseaux informatiques qui « reconfigure » le lien social doit être considérée dans toutes ses dimensions spatiale, corporelle et sociale. […] Cette recherche très stimulante sur les différentes dimensions de la socialité virtuelle en émergence appelle les sciences sociales à se saisir de cette question cruciale de la mutation anthropologique à l’œuvre tant du point de vue de la subjectivation que de la socialisation des individus dans les réseaux. La sociabilité virtuelle, trop souvent abordée via une empiricité éparpillée, doit être étudiée comme un fait social total.

"Des parias, des ponts et des primates" : texte de l'intervention d'Antonio Casilli à la Villa Gillet (10 févr. 2011)

Texte de l’intervention d’Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) dans le cadre du débat « Web Culture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités » (Villa Gillet, Lyon, 10 février 2011) animé par Sylvain Bourmeau (Mediapart), avec la participation de Dominique Cardon (Orange Labs / EHESS) et Virginia Heffernan (New York Times). Cliquer ici pour la version .pdf. Clicquer ici pour la version en anglais.

DES PARIAS, DES PONTS, ET DES PRIMATES
ÉLÉMENTS POUR UNE SOCIOLOGIE DES INTERACTIONS EN LIGNE

Mon intervention sera consacrée aux structures sociales que les utilisateurs de réseaux de communication en ligne (notamment, le Web et les médias sociaux) contribuent à mettre en place. Je voudrais montrer qu’au cours des dix dernières années, la compréhension scientifique des modes de sociabilité basés sur Internet a spectaculairement progressé, et que les politiques publiques liées à Internet, sa régulation et sa gouvernance, doivent prendre en compte ces avancées.

MAIS OÙ SONT PASSÉS LES PARIAS DE L’ORDINATEUR ?

Les premières appréciactions de l’impact social des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à l’échelle micro (c’est-à-dire : au niveau des utilisateurs) datent du début des années 70 et insistent sur les effets négatifs de ces technologies. Les tout débuts de la culture informatique ont vu l’émergence du stéréotype du hacker, accro de l’informatique mal à l’aise dans les interactions sociales, isolé par les machines à calculer géantes qui l’aliènent et le coupent de ses semblables. Cette caractérisation remonte à avant Internet. Dans Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation (1976), Joseph Weizenbaum dresse le portrait de cette sous-culture de progammeurs monomaniaques – ou, comme il les appelle, “computer bums”. Il s’agit d’“étudiants forcenés”, qui “travaillent jusqu’à l’épuisement, vingt ou trente heures d’affilée. Quand ils pensent à s’alimenter, ils se font ravitailler à domicile : café, coca, sandwichs. […] Leur mise négligée, leur hygiène approximative, leur mépris du peigne et du rasoir, témoignent du peu de cas qu’ils font de leurs corps et du monde dans lequel ils évoluent. Ils n’existent, du moins lorsqu’ils sont à l’ordinateur, que par et pour l’ordinateur.”

À compter de cette première occurrence et pour de longues années, l’opinion courante a presque systématiquement associé usage de l’ordinateur et isolement social. Analystes culturels, romanciers et commentateurs ont cultivé ce cliché. Le romancier William Gibson, icône de la culture cyberpunk, est connu pour avoir créé dans Neuromancer (1984) le personnage de Case, un cyber-dépendant incapable de fonctionner dans un contexte social hors-ligne.

Au-delà de ces descriptions populaires – voire à cause d’un effet cumulatif de leur prolifération – au début des années 1990, des sociologues et des chercheurs en sciences sociales ont commencé à s’interroger sur la validité du stéréotype. Dans certains pays développés, la population connectée en réseau était déjà assez nombreuse pour faire des TIC un objet socialement pertinent – en tout cas, elle fournissait une masse critique de données suffisante pour l’étude. La web culture était encore une sous-culture à ce moment-là, mais – c’est souvent comme ça que ça se passe – en train de passer dans les usages courants (mainstream). Ces chercheurs ont donc commencé à s’intéresser aux comportements effectifs des acteurs des réseaux informatiques pour évaluer dans quelle mesure les médias numériques provoquaient l’isolement social, et découvert qu’en fait, de tels effets n’étaient pas avérés. Dans une première étude spécifiquement consacrée à cette question, le psychologue social Robert Kraut et son équipe ont analysé les effets sociaux d’Internet sur une cinquantaine de familles de la région de Pittsburgh au cours l’année suivant l’installation d’Internet dans leur foyer. Leurs résultats ont été rassemblés dans un article fondateur au titre on ne peut plus explicite : “Le paradoxe d’Internet : un outil social qui réduit la participation sociale et le bien-être psychologique ?”, publié dans American Psychologist en 1998, proposait ce qu’on pourrait décrire comme une “vision hydraulique” des rapports entre sociabilité en ligne et sociabilité hors-ligne. D’après les auteurs, plus les utilisateurs consacraient de temps aux interactions en ligne, plus ils perdaient le contact avec leur famille et leurs amis proches. Les interactions en face à face et les interactions assistées par ordinateur étaient comme des vases communicants : si le niveau de connexion en ligne augmentait, celui de connexion hors-ligne diminuait automatiquement.

C’était là une explication simple de l’isolement social provoqué par l’ordinateur. Malheureusement, les sociologues ont bientôt constaté que, pour convaincante qu’elle soit, le phénomène qu’elle était censée expliquer n’existait pas dans les faits. Bien souvent, le retrait de la vie sociale et la diminution perçue de bien-être n’étaient que transitoires. Les sujets interpellés au cours de ces études pionnières étaient en train d’acquérir de nouvelles compétences, qui leur demandaient de mobiliser des ressources cognitives et émotionnelles importantes, d’où leur prise de distance d’avec le monde social – une sorte de stratégie cognitive destinée à libérer du temps pour l’apprentissage. Là où certains voyaient un accroc dans le tissu social, d’autres distinguaient une courbe d’apprentissage. Kraut lui-même, après une deuxième vague d’enquête, a publié la rétractation de sa première théorie, “Le paradoxe d’Internet rectifié”, dans la revue Social Issues en 2002.

PETITES BOÎTES, GRANDS PONTS

La métaphore des vases communicants sur laquelle reposaient ces études présupposait également une incompatibilité entre liens forts (famille, amis, collègues, voisins) et liens faibles (vagues connaissances, partenaires, copains, inconnus). Pour le dire très schématiquement, c’était parce que les internautes passaient leurs nuits à bavarder avec des inconnus sur le Web qu’ils négligeaient leurs amis et leurs proches. Ainsi la conséquence véritable du Net, sur le plan social, aurait été, plus qu’un isolement, une reconfiguration drastique de l’équilibre entre liens forts et liens faibles.

Ces notions sont au cœur de l’Analyse des Réseaux Sociaux (ARS ou SNA pour Social Network Analysis en anglais), une approche qui depuis le début des années 2000 donne des résultats de plus en plus probants. L’ARS est la branche de la sociologie qui étudie et mesure les réseaux d’interactions humaines. Elle décrit les groupes en termes de “nœuds” individuels connectés par des liens. La force de ces liens varie en fonction de la réciprocité, de la stabilité ou de la fréquence des relations personnelles qui sous-tendent les connexions entre individus. L’ARS existe depuis les années 1950 : les sociologues n’ont pas attendu les réseaux sociaux en ligne pour envisager la famille, l’école, les associations ou n’importe quel type de collectif humain comme des réseaux d’individus connectés les uns aux autres. Les médias sociaux en ligne ne sont guère qu’une nouvelle variante de réseau social, variante qui, de l’avis des tenants de cette orientation des sciences sociales, ne remplace pas celles qui lui préexistaient, mais s’inscrit dans leur prolongement et vient les compléter. Les études menées dans les années 2000 révèlent une forte corrélation entre usage de l’Internet, téléphone, courrier et interactions en face à face. Communication en ligne et communication hors-ligne ne s’excluent pas mutuellement, mais ont plutôt tendance à dessiner un continuum médiatique dans lequel les usagers peuvent moduler à leur guise leurs modes d’interaction.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les TIC seraient sans incidence sur la configuration de nos réseaux sociaux. Pour certains analystes, nous sommes en trains de vivre la transition d’une société constituée de “petites boîtes” à une société “glocale” (globale-locale). Dans un chapitre de l’ouvrage Digital cities II (2002) le sociologue canadien Barry Wellman décrit ces petites boîtes étanches comme les petites communautés d’individus liés par des liens forts d’avant Internet. Le changement induit par l’ubiquité nouvelle de la communication assistée par ordinateur ne saurait être qualifié ni d’atomisation sociale – où les “boîtes” seraient pulvérisées et les individus feraient l’expérience d’un enfer d’isolement – ni comme un effet de petit monde tout inclusif – où chacun d’entre nous serait connecté en permanence à tous les autres. Il nous faut recourir à un troisième modèle, dans lequel les petites boîtes existent toujours, mais reliées par des passerelles et des ponts. D’où le terme de “bridging” choisi par les pratiquants de l’ARS pour désigner ce phénomène.

C’est ce qui s’est produit, par exemple, avec Facebook – pour nommer le service de réseautage le plus populaire. Quand ils s’inscrivent, les utilisateurs sont invités à se connecter “avec les personnes qui comptent dans [leur] vie.” Et dans l’ensemble, les utilisateurs ont tendance à s’exécuter. Le premier usage qu’ils font du service est de se mettre en relation avec les gens qu’ils connaissent déjà – de recréer en ligne leur “petite boîte”. Mais passée cette phase initiale, ils deviennent plus aventureux et se mettent en quête de nouvelles connaissances. C’est à ce stade qu’ils entrent en contact avec des inconnus – généralement en mettant à profit la forte transitivité qui caractérise les ressources sociales en ligne.  La transitivité implique que si A est ami avec B, et B avec C, A et C finiront par être en contact. La transitivité accrue en ligne se traduit par de “plus longs ponts”: les utilisateurs peuvent aller chercher des groupements sociaux plus éloignés et se connecter avec leurs membres.

Nous pouvons alors entrevoir le contour de la société qui prend forme depuis l’apparition de la communication en ligne : ni nébuleuse floue de monades isolées, ni mega-réseau d’individus faiblement connectés; mais maillage de sous-composantes solides aux liens forts (les boîtes) entrelacées par de longs ponts de liens faibles. Comme la communication en ligne permet de porter le bridging à un degré supérieur, elle crée un réseau “glocal”, qu’on peut décrire comme un assemblage de composantes de petite dimension, faiblement interdépendantes – nos petites boîtes.

SINGERIES POLITIQUES

En guise de conclusion, j’aimerais évoquer une question à laquelle les chercheurs en sciences humaines n’ont pas encore fourni de réponse satisfaisante. Alors que les utilisateurs des TIC se connectent pour faire du friending en ligne, créer des liens et jeter des ponts vers d’autres relations, parviennent-ils de fait à élargir leurs réseaux sociaux personnels ? Cette question renvoie aux notions de capital social, de cohésion sociale et de connectivité sociale – notions par nature politiques. Les personnes affichant un nombre impressionnant d’« amis » sur des réseaux sociaux évoluent-elles vraiment au sein d’un environnement social plus riche et sont-elles mieux épaulées que celles qui sont moins connectées à ces réseaux ? Ou se contentent-elles d’ajouter en vain des noms à une liste – des noms de gens avec lesquels ils ne resteront même pas en contact, des gens dont ils ne peuvent véritablement se soucier, car on ne peut après tout entretenir des relations qu’avec un nombre limité et fini de personnes ?

Les recherches sur l’étendue réelle des réseaux personnels des internautes ont souvent souligné que les contraintes cognitives imposaient une limite au nombre d’individus avec lesquels on peut se lier, autant en ligne que dans la vie réelle.

On se souvient que dans un article publié dans le Journal of Human Evolution en 1992, l’anthropologue Robin Dunbar a proposé une première estimation de 148 individus. Le « nombre de Dunbar » résultait d’une étude à grande échelle comparant la taille du néocortex chez les primates humains et non-humains. Comme le nombre de congénères avec lesquels les primates peuvent garder le contact est conditionné par la taille du néocortex, la taille des groupes humains varie elle aussi en fonction de la taille du cerveau.

On est en droit de s’interroger sur cette estimation ainsi que sur l’approche même adoptée par l’anthropologue ; il reste néanmoins intéressant d’observer comment – puisque nous nous concentrons ici sur cette catégorie particulière de primates qui utilise Internet – le nombre de Dunbar est monté en flèche. En 1998, le chiffre a presque doublé lorsque Peter Killworth, analyste des réseaux sociaux, a observé que les réseaux personnels comportaient en moyenne 290 individus. Puis, en 2010, ce nombre a doublé à son tour, si l’on en croit les estimations d’un sociologue de Princeton, Matthew Salganik, qui fixe à 610 le nombre de liens sociaux personnels. Bien que ces études ne se concentrent pas exclusivement sur les réseaux sociaux en ligne, nous sommes enclins à émettre l’hypothèse que – puisque les connaissances superficielles comme les relations étroites se construisent désormais à la fois sur Internet et dans la vie réelle – les commodités fournies par les réseaux sociaux sont une extension de nos tendances ataviques à suivre nos congénères. Nous pouvons identifier et garder en mémoire nos amis les plus récents et certains de nos collègues, soit une très faible minorité des gens que nous croisons tous les jours. Mais nous pouvons aussi tomber sur des gens au hasard d’Internet, les suivre sur Twitter ou consulter leur profil sur Facebook. Parfois, ces personnes représentent le cœur même de notre réseau social personnel. Parfois elles se tiennent juste à sa périphérie. Peut-être les services de réseautage ne sont-ils qu’un moyen d’assurer une cohésion plus efficace entre le centre et la périphérie de notre vie sociale. Nous n’en savons rien pour le moment : il s’agit de simples hypothèses qui orientent notre travail de sociologues.

Mais maintenant que la base des connaissances relatives à notre champ de recherche a connu une expansion significative – et maintenant que le mythe du computer bum reclus a été supplanté par la figure empiriquement constatée de l’individu « connecté » –, il ne fait plus de doute que nous devons nous concentrer sur les conditions permettant à nos contemporains de sélectionner avec précision (tantôt sans effort, tantôt laborieusement) les personnes, dont le nombre va s’accroitre, qu’ils souhaitent inscrire dans leur existence sociale.

Ce faisant, nous devons garder à l’esprit qu’aujourd’hui les internautes sont soumis à un nombre croissant de menaces politiques. En tant que chercheurs en sciences sociales et qu’« animaux politiques », nous avons le devoir de dénoncer ces dangers.

Si, comme je le soutiens, la communication assistée par ordinateur se fonde sur une combinaison prudente de liens sociaux forts (nos « petites boîtes ») et d’ouverture sociale (nos « longs ponts »), on ne peut laisser les autorités étatiques et les grandes entreprises ébranler un de ces deux mécanismes. Pourtant c’est exactement ce qui est en train de se produire en ce moment même. De la Chine aux États-Unis en passant par la France, les campagnes gouvernementales visant à censurer Internet mettent en péril son ouverture. Des lois liberticides telles que la loi française LOPPSI 2 (Loi d’Orientation et de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure), les campagnes internationales comme celle qui a été récemment orchestrée contre Wikileaks, les accords multilatéraux visant à restreindre la bande passante ou à censurer certains contenus (comme l’ACTA, Anti-Counterfeiting Trade Agreement, accord commercial anti contrefaçon) compromettent la neutralité d’Internet et y renforcent la surveillance. Si dans les quelques années à venir la fragmentation d’Internet en sous-réseaux nationaux, commerciaux ou d’infrastructures se poursuit au rythme actuel, la création de « longs ponts » risque de devenir impossible. D’un autre côté, nos « petites boîtes » sont elles aussi menacées de disparition. Des sociétés comme Google ou Facebook se comportent comme des entrepreneurs de morale, en influençant les médias, pratiquant le lobbying auprès des politiciens et contraignant autoritairement les usagers d’Internet à renoncer à la propriété de leurs données personnelles et de leur vie privée. L’hypocrisie de ces organisations chantres de la transparence – toujours en quête d’informations sur leurs usagers mais gardant jalousement le secret des leurs – provoque régulièrement des fiascos relatifs au droit à la confidentialité : exposition de données personnelles, rupture de relations de confiance, déviation des trajectoires de vie des usagers.

Notre rôle dans les prochaines années est non seulement de permettre de comprendre un phénomène social et technologique, mais aussi de contribuer à mettre au point un projet politique qui soutienne les avancées d’Internet tout en en limitant les dérives.

Traduit de l’anglais par Julie Etienne.

"Les nouveaux réseaux sociaux" : vidéo de l'intervention d'Antonio Casilli à l'Exploradôme (11 déc. 2010)

Le sociologue Antonio A. Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) a été l’invité de la table ronde “Les nouveaux réseaux sociaux” organisée le 11 décembre à l’Exploradôme de Vitry-sur-Seine dans le cadre des Rencontres Science Culture Démocratie. Modéré par Loïc Mangin (Pour la Science), à la présence d’Aurélie Aubert (Université Paris 8) et  Thomas Gaon (Centre Hospitalier Intercommunal de Villeneuve St Georges).

Regarder la vidéo – Les nouveaux réseaux sociaux

Bums, bridges, and primates: Some elements for a sociology of online interactions

This text was presented at the conference “Web Culture: New Modes of Knowledge, New Sociabilities”, Villa Gillet, Lyon (France), February 10th, 2011. Check against delivery. Click here for the .pdf version. Click here for the French translation.

In today’s presentation I will focus on the kind of social structures that users of computer-mediated global online communication networks (notably, the Web and social media) contribute to put in place. The point I will try to make is that science understanding of Web-based sociabilities has progressed enormously in the last decade, and that this should inform public policies touching on the Web, its regulation and governance.

WHERE HAVE ALL THE COMPUTER BUMS GONE?

Early glimpses into the social implications of ICT at a micro-level (that is: for the users themselves) date back to the mid-1970s and focus on the negative effect of these technologies. At the very origins of computer culture, we witness the emergence of the stereotype of the socially awkward computer hacker, isolated by the calculating machine which alienates him and keeps him apart from his peers. This characterization dates back to a time before the Web. In his Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation (1976) Joseph Weizenbaum delivers us the portrayal of this subculture of compulsive computer programmer – or, as he liked to dub them, “computer bums”.

These are “possessed students” who “work until they nearly drop, twenty, thirty hours at a time.  Their food, if they arrange it, is brought to them: coffee, Cokes, sandwiches.  If possible, they sleep on cots near the computer. […] Their rumpled clothes, their unwashed and unshaven faces, and their uncombed hair all testify that they are oblivious to their bodies and to the world in which they move.  They exist, at least when so engaged, only through and for the computers.”

Since this first occurrence, and for a long time, common sense has almost unmistakably associated computer use and social isolation. Cultural analysts, novelists, commentators have been developing on this trope. Iconic cyberpunk author William Gibson, famously described Case, the main character of Neuromancer (1984), as a cyberspace-addict incapable of functioning in an offline social situation.

(more…)

My networked Valentine: half a century of love and computers

Computers are personal technologies, so it comes as no surprise that we vest them with so many of our personal aspirations and desires. Take love for instance: the quest for a partner is so central to our existence, that we would do anything to make it more effective. So we turn to those technologies that, in our cultural imaginary, “connect” people. And we ask them to show us their magic. Three exemples taken from our musical mainstream can help us understand how, as the role of communication technologies has been changing over almost 50 years, the way we put trust in them to fix our love life has changed too.

  1. France Gall was a French teenage sensation who rose to continental stardom when she won the Eurovision contest. In this 1968 song, Computer Nr. 3 (in German), she asks an “electronic brain” to match her with the “perfect boy”. Post-WWII computers were still surrounded by this aura of scientific precision. France Gall maintains the “calculator” can be a support for her relationship, but only as far as its “logs” are in order. A very techno-deterministic take on love. Here the calculating machine oversees the relationship, framed into a bourgeois pursuit of happiness in the company of a rich and handsome husband.