Monthly Archives: June 2012

"Les trolls court-circuitent l'espace public" : tribune d'Antonio Casilli sur Owni (26 juin 2012)

Sur le site d’information Owni, une tribune d’Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil), sur les formes de la conflictualité en ligne, la liberté d’expression – et les trolls. (Texte initialement paru en anglais sur le blog Bodyspacesociety, traduction de Guillaume Ledit).

Les trolls, ou le mythe de l’espace public

Les trolls, ces héros. Pour le sociologue Antonio Casilli, les fameux perturbateurs de communautés en ligne sont plus que de simples utilisateurs d’Internet aigris. Méprisés par les commentateurs autorisés, ils contribuent en effet à repenser l’espace public.

Au Royaume-Uni, la Chambre des communes a récemment mis au vote un amendement du “British Defamation Bill1 spécifiquement destiné à s’attaquer aux trolls2 sur Internet. L’amendement prévoit de contraindre les fournisseurs d’accès ou les propriétaires de sites web à révéler l’adresse IP et les informations personnelles des utilisateurs identifiés comme auteurs de “messages grossiers”3. Rien que de très habituel : à chaque fois qu’une information liée aux technologies de l’information et de la communication attire l’attention du public, les législateurs britanniques sortent une loi ad hoc de leur chapeau. De préférence, une loi qui méprise bêtement la vie privée et la liberté d’expression.

Pourquoi les médias ont peur des trolls ?

Dans un effort remarquable de bercer le public d’une compréhension faussée des cultures numériques, le Guardian a consacré une session spéciale à cet étrange phénomène dans son édition du 12 juin. La pièce de résistance, intitulée “What is an Internet troll ?”, est signée Zoe Williams.

Un article concocté à partir de l’habituelle recette des médias dès qu’il s’agit d’aborder le sujet : une pincée de professeur de psychologie livrant ses déclarations profondes sur “l’effet désinhibant” des médias électroniques, un zeste de journaliste pleurnichant sur la baisse du niveau d’éducation et sur les propos incitant à la haine omniprésents, et un gros morceau d’anecdotes tristes concernant de quelconques célébrités au sort desquelles nous sommes censés compatir.

La conclusion de cet essai qui donne le ton (“Nous ne devrions pas les appeler ‘trolls’. Nous devrions les appeler personnes grossières.”) serait sans doute mieux rendue si elle était prononcée avec la voix aiguë de certains personnages des Monty Pythons. Comme dans cet extrait de La vie de Brian :

Les autres articles oscillent entre platitudes (“Souvenez-vous : il est interdit de troller” – Tim Dowling “Dealing with trolls: a guide”), affirmations techno déterministes sur la vie privée (“L’ère de l’anonymat en ligne est sans doute bientôt terminée” – Owen Bowcott “Bill targeting internet ‘trolls’ gets wary welcome from websites”), et pure pédanterie (“Le terme a été détourné au point de devenir un de ces insipides synonyme” – James Ball “You’re calling that a troll? Are you winding me up?”). On trouve même un hommage pictural au tropisme familier de l’utilisateur-d’Internet-moche-et-frustré, dans une galerie d’ “importuns en ligne” croqués par Lucy Pepper.

Évidemment, les médias grand public n’ont pas d’autre choix que d’appuyer l’agenda politique liberticide du gouvernement britannique. Ils doivent se défendre de l’accusation selon laquelle ils fournissent un défouloir parfait aux trolls dans les sections consacrées à la discussion de leurs éditions électroniques. Ils ont donc tracé une ligne imaginaire séparant la prose exquise des professionnels de l’information des spéculations sauvages et des abus de langages formulés par de détestables brutes.

La journaliste du Guardian Zoe Williams est tout à fait catégorique : elle est autorisée à troller, parce qu’elle est journaliste et qu’elle sait comment peaufiner sa rhétorique.

Bien sûr, il est possible de troller à un niveau beaucoup moins violent, en parcourant simplement les communautés dans lesquelles les gens sont susceptibles de penser d’une certaine manière. L’idée est d’y publier pour chercher à les énerver. Si vous voulez essayer ce type de trolling pour en découvrir les charmes, je vous suggère d’aller dans la section “Comment is Free” du site du Guardian et d’y publier quelque chose comme : “Les gens ne devraient pas avoir d’enfants s’ils ne peuvent pas se le permettre financièrement”. Ou : “Les hommes aiment les femmes maigres. C’est pour ça que personne ne pourra me trouver un banquier avec une grosse. QUI POURRA ?” Ou : “Les hommes aiment le sexe. Les femmes les câlins. ASSUMEZ-LE”. Bizarrement, je me sens un peu blessée par ces remarques, bien que ce soit moi qui les aies faites.

Les facteurs sociaux du trolling ne devraient pas être sous-estimés

En tant que citoyen responsable et universitaire qui étudie les interactions conflictuelles en ligne depuis quelques années (cf ici, ici, et ici), je considère ces procédés narratifs des médias comme hautement malhonnêtes et mal informés.

Dès que les trolls sont représentés dans les médias, leurs actions sont habituellement explicitées en termes de “perversion”, “narcissisme”, “désinhibition”. De telles notions, appartenant au domaine de la psychologie clinique, dissimulent les facteurs sociaux sous-jacents du trolling. Ce type de comportement en ligne n’est pas un phénomène individuel. Au contraire, c’est un processus social : on est toujours le troll de quelqu’un.

De plus, le trolling a une dimension collective. Les gens trollent pour provoquer des modifications dans le positionnement structurel des individus au sein des réseaux. Certains le font pour acquérir une position centrale, en attirant l’attention et en gagnant quelques “followers”. D’autres pour renvoyer leurs adversaires aux marges d’une communauté en ligne. Parfois, le trolling est utilisé pour contester l’autorité des autres et remodeler les hiérarchies établies dans les forums de discussions ou les médias en ligne. De ce point de vue, malgré leur attitude perturbatrice, les trolls peuvent aider les communautés en ligne à évoluer – et les cultures numériques à développer de nouveaux contenus et de nouveaux points de vue.

Espace public fantasmatique

Le trolling est un phénomène complexe, qui découle du fait que les structures sociales en ligne sont fondées sur des liens faibles. Les loyautés, les valeurs communes ou la proximité émotionnelle ne sont pas toujours essentielles. Surtout lorsqu’il s’agit de rendre possible en ligne de nouvelles sociabilités en mettant en contact les utilisateurs avec de parfaits inconnus. C’est l’effet principal du web social, et c’est aussi ce qui rend le trolling possible : les “parfaits inconnus” sont souvent loin d’être parfaits. Par conséquent, le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur Internet, mais comme l’une de ses facettes. Et les politiques ne peuvent le congédier ou le réprimer sans brider l’une des sources principales de changement et d’innovation de la sociabilité en ligne : le fait d’être confronté à des contenus, postures ou réactions inhabituels. Les ripostes sévères suscitées par les trolls à l’échelon politique doivent êtres analysées comme des ouvertures vers des problèmes et des paradoxes sociaux plus larges.

Essentiellement, l’amendement proposé à cette loi sur la diffamation est une démonstration de force d’un gouvernement qui doit prouver qu’il peut encore contrôler l’expression en ligne. Histoire de tenir la promesse de l’accès au débat démocratique pour un maximum de citoyens, dans une situation d’incertitude maximale. En ce sens, le trolling menace de court-circuiter et de remodeler, de façon dialectique et conflictuelle, les espaces de discussion civilisés (ndlr : polis) que les démocraties modernes considèrent toujours comme leur espace politique idéal. L’existence même de trolls anonymes, intolérants et aux propos décalés témoigne du fait que l’espace public (défini par le philosophe allemand Jürgen Habermas comme un espace gouverné par la force intégratrice du langage contextualisé de la tolérance et de l’apparence crédible.) est un concept largement fantasmatique.

“L’objet de cet espace public est évident : il est censé être le lieu de ces standards et de ces mesures qui n’appartiennent à personne mais s’appliquent à tout le monde. Il est censé être le lieu de l’universel. Le problème est qu’il n’y a pas d’universel – l’universel, la vérité absolue, existe, et je sais ce que c’est. Le problème, c’est que vous le savez aussi, et que nous connaissons des choses différents, ce qui nous place quelques phrases en arrière, armés de nos jugements universels irréconciliables, apprêtés mais sans nulle part où obtenir un jugement d’autorité. Que faire ? Eh bien, vous faites la seule chose que vous pouvez faire, la seule chose honnête : vous affirmez que votre universel est le seul véritable, même si vos adversaires ne l’acceptent clairement pas. Et vous n’attribuez pas leur esprit récalcitrant à la folie, ou à la pure criminalité – les catégories publiques de condamnation – mais au fait, bien que regrettable, qu’ils soient sous l’emprise d’une série d’opinions erronées. Et il vous faut abandonner, parce que la prochaine étape, celle qui tend à prouver l’inexactitude de leurs opinions au monde, même à ceux qui sont sous leur emprise, n’est pas une étape possible pour nous, humains finis et situés.

Il nous faut vivre en sachant deux choses : que nous sommes absolument dans le juste, et qu’il n’y a pas de mesure globalement acceptée par laquelle notre justesse peut être validée de façon indépendante. C’est comme ça, et on devrait simplement l’accepter, et agir en cohérence avec nos opinions profondes (que pourrait-on faire d’autre?) sans espérer qu’un quelconque Dieu descendra vers nous, comme le canard dans cette vieille émission de Groucho Marx, et nous dire que nous avons prononcé le mot juste.”

Stanley Fish, Postmodern warfare: the ignorance of our warrior intellectuals, Harper’s Magazine, Juillet 2002

Trollarchy in the UK: the British Defamation Bill and the delusion of the public sphere

[UPDATE 26.06.2102: A French version of this post is now available on the news website OWNI. As usual, thanks to Guillaume Ledit for translating it.]

These days, the House of Commons has been debating an amendment to the British Defamation Bill specificially designed to tackle Internet trolls. Now website owners and internet access providers will be forced to reveal the IP and personal information of users identified as authors of ‘vile messages’. It is business as usual: whenever some ICT-related news story catches the public eye, British policy makers come up with an ad hoc law. Preferably, one mindlessly disregarding privacy and free speech.

Why mainstream media are scared of trolls

In a remarkable effort to lull the general public in a false sense of understanding digital cultures, The Guardian has devoted a special session of its June 12, 2012 edition to this peculiar online phenomenon. The pièce de résistance is Zoe Williams’s What is an internet troll?. An article concocted using the usual troll news story recipe: one part pyschology professor delivering highbrow quotes about the ‘disinhibition effect’ of electronic media, one part journalist whining about today’s diminishing education standards and pervasive hate speech, two parts sad anecdotes about some celebrities we’re supposed to sympathize with. The conclusion of this tone-setting essay (“We shouldn’t call them ‘trolls’. We should call them rude people.”) is probably best rendered when pronounced with a high-pitched monty pythonesque voice, like in The Life of Brian‘s “He’s not the Messiah. He’s a very naughty boy!”.

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"Web et insurrections" : interview d'Antonio Casilli dans DLN (Grèce, 12 juin 2012)

 

Le site web hacktiviste grec DLN (Digital Liberation Network) accueille le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) pour une interview sur socialisation, “démocratie insurgeante” et nouvelles technologies. Texte en grec et en anglais.

Συνέντευξη του Antonio Casilli στο DLN

Ο Antonio A. Casilli είναι αναπληρωτής καθηγητής των Ψηφιακών Ανθρωπιστικών Σπουδών στο ParisTech (Ίδρυμα Τεχνολογίας του Παρισιού) και ερευνητής Κοινωνιολογίας στο Edgar Morin Centre, Σχολή Ανωτάτων Σπουδών στις Κοινωνικές Επιστήμες (EHESS, Παρίσι). Είναι ο συγγραφέας του Les liaisons numériques (Ed. du Seuil, 2010). Αρθρογραφεί διαδικτυακά για την έρευνα και την κοινωνία στο BodySpaceSociety, τουϊτάρει ως @bodyspacesoc, και είναι τακτικός σχολιαστής στο Radio France Culture. Συναντήσαμε τον Antonio στα περιθώρια του διεθνούς επιστημονικού συνεδρίου “The New Sensorium”, που έλαβε χώρα στην Αθήνα στις 20 – 21 Απριλίου 2012, και με χαρά μας παραχώρησε την παρακάτω συνέντευξη :

DLN : Έχετε εργαστεί πολύ σε διαμεσολάβηση επικοινωνίας ανθρώπου-υπολογιστών…

Α: Έχω σπουδάσει Κοινωνιολογία των Τεχνολογιών Πληροφορικής και Επικοινωνίας (ΤΠΕ). Αλλά κυρίως έχω εστιάσει στην διαμεσολαβούμενη από Η/Υ  σωματοποίηση. Μελετάω τον τρόπο με τον οποίο οι άνθρωποι επικοινωνούν μέσα από την αλληλεπίδραση της φυσικής παρουσίας και των τεχνολογικών διεπαφών. Από την αρχή της σταδιοδρομίας μου έχω αναμφισβήτητα δείξει ενδιαφέρον για την πολιτική διάσταση αυτής της διαδικασίας. Το πρώτο μου βιβλίο “La Fabrica Libertina” [“Το Διεφθαρμένο Εργοστάσιο”] (Ρώμη, εκδόσεις Manifestolibri, 1997) ήταν ένα καλό παράδειγμα αυτού του ενδιαφέροντος. Πώς μπορούμε να ξαναερμηνεύσουμε τις κλασικές μαρξιστικές έννοιες όπως: εκμετάλευση, συσσώρευση, εμπορευματικός φετιχισμός από την οπτική της διαμεσολάβησης των υπολογιστών; Μετά από αυτό, μελέτησα την επικοινωνιακή βία στο χώρο εργασίας για το δεύτερο βιβλίο μου “Stop Mobbing” [“Τέρμα στην Παρενόχληση”] (Ρώμη, εκδόσεις Derive Approdi).

DLN : Πείτε μας για το πιο πρόσφατο έργο σας σε ζητήματα ανθρώπινης κοινωνικής επαφής; Οι ΤΠΕ τελικά μας αποξενώνουν ή μας φέρνουν πιο κοντά; Ποια είναι η επίδραση των μέσων κοινωνικής δικτύωσης σε αυτό;

Α: Ξεκινώντας απο αυτήν την οπτική, το τελευταίο βιβλίο μου “Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?” [Digital relationships. Towards a new sociability?] (Paris, Editions du Seuil, 2010) παρέχει μια πιο εμπεριστατωμένη ανάλυση. Η βασική ιδέα είναι ότι κατά τη διάρκεια της δεκαετίας του 1990 και τη δεκαετία του 2000, έχουμε εκτεθεί σε μια σειρά ανυπόστατων ισχυρισμών σχετικά με την εικαζόμενη αρνητική επίδραση της τεχνολογίας στην κοινωνική συνοχή. Ο παγκόσμιος ιστός έχει κατηγορηθεί ότι παρουσιάζει μια ψευδή αίσθηση της κοινότητας και ότι τελικά μας αποξενώνει από τον περίγυρο. Γάλλοι θεωρητικοί, όπως ο Jean Baudrillard και Paul Virilio, ή εξέχοντες πολιτικοί επιστήμονες όπως ο Robert Putnam, επιμένουν στο εξής σημείο: οι κοινωνικοί δεσμοί έχουν σπάσει λόγω των ηλεκτρονικών μέσων. Αλλά αν κοιτάξουμε αυτό το θέμα λεπτομερώς, ανακαλύπτουμε ότι ο παγκόσμιος ιστός είναι μόνο ένα εργαλείο που οι άνθρωποι χρησιμοποιούν ώστε να οικοδομήσουν εξειδικευμένες στρατηγικές για την ενίσχυση της κοινωνικής τους ύπαρξης. Παίζουν τα χαρτιά τους, ας πούμε, σε πολλά τραπέζια ταυτόχρονα, εντός και εκτός δικτύου. Κανείς δεν ξεφεύγει από τον υλικό κόσμο πηγαίνοντας να κρυφτεί σε ένα καθαρά ενημερωτικό “κυβερνοχώρο”. Ο καθένας χρησιμοποιεί την τεχνολογία για να ζήσει στον κόσμο που του δόθηκε, αλλάζοντάς τον και αναμορφώνοντάς τον από μέσα, μεγιστοποιώντας τον αντίκτυπο και την σημασία των πράξεών του.

DLN : Έχοντας υπόψη τις τεχνο – ντετερμινιστικές και κοινωνιο – ντετερμινιστικές προσεγγίσεις στον επιστημονικό κλάδο των ΜΜΕ, πώς μπορούμε να καθορίσουμε, κατά τη γνώμη σου, με πιο αξιόπιστο τρόπο τη σχέση μεταξύ τεχνολογίας και κοινωνικής αλλαγής;

Α: Τα τελευταία χρόνια, η συζήτηση για τις κοινωνικές συνέπειες των επικοινωνιών μέσω υπολογιστή ήταν εξαιρετικά ζωηρή, τόσο εντός όσο και εκτός της ακαδημαϊκής κοινότητας. Σκεφτείτε τη διαμάχη Malcolm Gladwell vs. Clay Shirky για το ρόλο των μέσων κοινωνικής δικτύωσης στις επαναστάσεις. Ο κίνδυνος της εμπορικής ανάκτησης αυτής της συζήτησης δεν είναι αμελητέα. Ό,τι κι αν λένε, οι κριτικές καταλήγουν να ηχούν σαν ένα είδος τοποθέτησης προϊόντος στο Twitter ή στο Facebook… Κατά τη γνώμη μου αυτό το είδος των πολωτικών συζητήσεων είναι απλοϊκό – στην καλύτερη περίπτωση. Μιλάμε για πολύπλοκες κοινωνικές διαδικασίες. Η μείωση τους σε μια μονοδιάστατη εξήγηση είναι γνωσιολογικό λάθος και πολιτικό ατόπημα. Το ερώτημα δεν είναι εάν ή όχι τα social media προωθούν την εξέλιξη, αλλά σε ποιο βαθμό οι κοινωνικοί φορείς επιθέτουν ερμηνείες σε μια σειρά από συχνά άσχετες τεχνολογικά συσκευές (geolocated smartphones, φόρουμ συζητήσεων, πλατφόρμες ανταλλαγής βίντεο, κλπ.), προκειμένου να προωθήσουν μια ατζέντα πολιτικών αλλαγών. Μετά τον Καστοριάδη, ενδιαφέρομαι και εγώ για τον καθορισμό σύγχρονων κοινωνικών διαδικασιών, λαμβάνοντας υπόψην την φαντασιακή τους διάσταση. Αυτή είναι η γραμμή που συνδέει τις επιμέρους, έμφυτες εμπειρίες σε λογικές κοινωνικής αλλαγής – η οποία είναι, σε κάποιο βαθμό, υπερβατική. Ενδιαφέρομαι να ανακαλύψω τα κίνητρα, τα πρότυπα λόγου και τις πολιτιστικές κατευθύνσεις που επιτρέπουν στον άνθρωπο να κατανοήσει τις ΤΠΕ και να τις μετατρέψει σε πολιτικό θέλγητρο. Αλλά σίγουρα δεν πιστεύω ότι είναι ο Ιστός ή οι σχετικές τεχνολογίες εκ φύσεως εργαλεία της κοινωνικής αλλαγής. Επιπλέον, έχω την τάση να είμαι δύσπιστός ως προς τις ντετερμιστικές προσεγγίσεις, καθώς μεταδίδουν ιδεολογικές μετα-αφηγήσεις, όπως ο Γάλλος φιλόσοφος Jean-François Lyotard θα έλεγε. Αυτό έχει επίσης να κάνει με τη Φιλοσοφία της Ιστορίας. Για μένα, η Ιστορία δεν είναι γραμμική, υποχρεωτικά εξελίξιμη από ένα λιγότερο σε ένα περισσότερο πολιτισμένο στάδιο. Είναι περισσότερο σαν ένα πεδίο κοινωνικών εντάσεων, όπου συγκλίνουν διαφορετικές δυνάμεις με ένα μη-γραμμικό τρόπο.

DLN : Η κοινωνική αλλαγή προϋποθέτει τη συλλογική επικοινωνία, την αλλαγή της αντίληψής μας για τον κόσμο και την κατασκευή νέων κοινών εννοιών. Πιστεύεις ότι η επανάσταση στην ανθρώπινη επικοινωνία, που κατέστη δυνατή με τα νέα μέσα επικοινωνίας, μπορεί να συμβάλει σε μια πιο αυθεντική δημοκρατία ή ακόμη και σε έναν ριζοσπαστικά δημοκρατικό κοινωνικό μετασχηματισμό;

Α : Οι ΤΠΕ περιβάλλονται από μια αύρα πολιτικής αισιοδοξίας που θα ήταν δύσκολο να απορρίψουμε ως απλό ευφημισμό. Υπάρχει το γεγονός ότι, ιστορικά, οι σύγχρονες δημοκρατίες δεν κατάφεραν αυτά που υποσχέθηκαν: την κοινωνική δικαιοσύνη, την ελευθερία, την αλληλεγγύη. Έτσι, επιχειρούμε να προβάλλουμε τις αρχές αυτές σε έναν εξιδανεικευμένο χώρο κοινωνικής αλληλεπίδρασης μέσω Η/Υ και αναμένουμε από τις υποδομές των νέων μέσων να εξασφαλίσουν γνήσια δημοκρατικές αξίες. Αλλά με αυτή την έννοια, το διαδίκτυο δεν είναι καθ’ εαυτό δημοκρατικό. Πρόκειται για ένα δίκτυο που δημιουργήθηκε από τον στρατό, βοηθά στην εξόρυξη προσωπικών δεδομένων από εταιρείες, φιλτράρεται και επιτηρείται από ηθικά σκαιούς οργανισμούς. Παρ ‘όλα αυτά, “θέλουμε” να είναι μια ελεύθερη δημόσια σφαίρα – θέλουμε να μας καθησυχάσει στην πεποίθησή μας ότι η αληθινή δημοκρατία είναι ακόμα δυνατή. Με τη δική μου οπτική, αν οι ΤΠΕ μπορούν να συμβάλουν σε μια ριζική κοινωνική αλλαγή, δεν θα είναι με ένα πολιτισμένο, ήσυχο τρόπο. Θα είναι περισσότερο μεσω μιας ταραχώδους, ασταθούς έκπληξης. Καλής ή κακής έκπληξης. Και ως εκ τούτου, θα επιτρέψουν την ελεύθερη έκφραση απροσδόκητων επιθυμιών, στυλ, ουτοπιών. Η συνεχής εργασία μου στα κοινωνικά μέσα και τις αναταραχές (βλ. ICCU research project) που πραγματοποιήθηκε μαζί με την Paola Tubaro στο Πανεπιστήμιο του Greenwich (UK), δείχνει ότι οι στιγμαίες ψηφιακές επικοινωνίες, όταν δεν λογοκρίνονται, δημιουργούν μια κατάσταση που θυμίζει την «δημοκρατία ανταρτών», που περιγράφεται καλύτερα από τον φιλόσοφο Miguel Abensour: μία αγωνιώδης σκηνή όπου αντικρουόμενα ιδιωτικά συμφέροντα, κρατικές δομές και η κοινωνία των πολιτών μπορούν να πραγματωθούν. Πρόκειται για μια ριζοσπαστική δημοκρατία που συνορεύει με την αναρχία, μια μόνιμη εξέγερση που τροφοδοτείται από την ασυμφωνία και χαρακτηρίζεται από τους κύκλους της ειρήνης και τις αιχμές της πολιτικής βίας. Και εμείς πρέπει συνεχώς να αναρωτιόμαστε αν είμαστε έτοιμοι για αυτή τη νέα δημοκρατική μεταρύθμιση.

(In English)

Antonio A. Casilli is associate professor of Digital Humanities at the ParisTech (Paris Institute of Technology) and researcher in sociology at the Edgar Morin Centre, School for Advanced Studies in Social Sciences (EHESS, Paris). He is the author of Les liaisons numériques (Ed. du Seuil, 2010). He blogs about research and society on BodySpaceSociety <http://www.bodyspacesociety.eu>, tweets as @bodyspacesoc <http://twitter.com/bodyspacesoc>, and he’s a regular commentator for Radio France Culture <http://www.franceculture.fr/personne-antonio-a-casilli>. We met Antonio during the international scientific symposium titled “The New Sensorium”, which took place in Athens on April 20 – 21, 2012, where he gladly gave us the following interview :

DLN : You have been working a lot on computer – mediated human relationships…

A: By training, I am a sociologist of information and communication technologies (ICTs). But my main focus is computer-mediated embodiment. I study the way people interact through the interplay of physical presence and technological interfaces. And since the beginning of my career, I’ve been definitely interested in the political dimension of this process. My first book “La fabbrica libertina” [The Libertine Factory] (Rome, Manifesto Libri, 1997 <http://www.amazon.fr/fabbrica-libertina-Sade-sistema-industriale/dp/8872852137/ref=sr_1_3?ie=UTF8&qid=1338138113&sr=8-3>) was a good example of this interest. How can we reinterpret classic marxist notions such as exploitation, accumulation, commodity fetishism in a technologically-mediated perspective? After that I’ve been studying communicational violence in the workplace for my second book “Stop Mobbing” (Rome, DeriveApprodi, 2000 <http://books.google.fr/books?id=3bE_AAAACAAJ>).

Q: What about your more recent work on socialization? Are ICTs finally alienating us or bringing us together ? What is the effect of online social networks in this?

A: On this particular aspect, my latest book “Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?” [Digital relationships. Towards a new sociability?] (Paris, Editions du Seuil, 2010 <http://www.amazon.fr/Les-liaisons-num%C3%A9riques-nouvelle-sociabilit%C3%A9/dp/202098637X>) provides a more thorough analysis. The underlying idea is that during the 1990s and the 2000s, we’ve been exposed to a series of fact-free claims on the alleged negative influence of technology on social cohesion. The Web has been accused of introducing a spurious sense of community and ultimately of alienating us from our peers. French theorists like Jean Baudrillard and Paul Virilio, or prominent political scientist like Robert Putnam have been insisting on the same point: social ties are broken, due to electronic media. But if we look at this topic more in detail, we discover that the social Web is only a tool people use to build more sophisticated social strategies to enhance their existence. They play their cards, so to say, on several tables at once, both online and offline. Nobody escapes the material world and goes hiding in a purely informational “cyberspace”. Everybody uses technology to live in the world they are given, but to change and reconfigure it from within, by maximizing the impact and significance of their actions.

Q: Having in mind technodeterministic and sociodeterministic approaches in media studies, how can we specify in your opinion the relation between technology and social change?

A: In recent years, the debate over the social consequences of computer communication has been extremely lively, both inside and outside the academia. Think about the whole Malcolm Gladwell vs. Clay Shirky controversy over the role of social media in revolutions. The risk of the commercial recuperation of this debate is not negligible. Whatever they say, critics end up sounding like some kind of product placement managers for Twitter or Facebook… In my opinion this kind of polarized debates are simplistic – at best. We’re talking about complex social processes. Reducing them to one-factor explanations is an epistemic mistake and a political faux pas. The question is not whether or not social media make evolutions, but to what extent social actors superpose meaning to a set of sometimes unrelated technological devices (geolocated smartphones, discussion forums, video-sharing platforms, etc.), in order to prompt an agenda of political change. After Castoriadis, I’m interested in defining contemporary social processes by taking into account their imaginary dimension. That is the line connecting the individual, immanent experiences to the logics of social change which are, to an extent, transcendent. I’m interested in discovering motivations, discursive patterns and cultural orientations that allow people to appropriate ICTs and turn them into political attractors. But I certainly don’t believe that the Web or related technologies are, by their very nature, tools of social change. Thus I tend to mistrust deterministic approaches, as they convey ideological meta-narratives – as the French philosopher Jean-François Lyotard would have said. This has also something to do with my philosophy of history. To me, history is not a linear, mandatory progression from a less to a more civilized stage. It’s more like a field of social tensions, where different forces converge in a non-linear way.

Q: Social change presupposes collective communication, changes in our perception of the world and the construction of new common meanings. Do you believe that the breakthrough in human communication that has been made possible by new media can contribute to a more authentic democracy or even to a radically democratic social transformation?

A: Information and communication technologies are surrounded by an aura of political optimism that would be difficult to dismiss as a simple infatuation. There is the fact that, istorically, modern democracies have not delivered what they promised: social justice, liberty, mutual support. Thus we transpose those principles in the ideal space of computer-mediated social interactions and we ask the information infrastructure to ensure genuine democratic values. But in this sense, Internet is not democratic “per se”. It is a network created by the military, data-mined by corporations, filtered and watched over by morally shady organizations. Nonetheless, *we want* it to be a free public sphere – we want it to comfort us in our belief that true democracy is still possible. In my perspective, if ICTs can contribute to a radical social transformation, it won’t be in a civilized, peaceful fashion. It will be more by introducing turmoil, instability, surprise. Good or bad surprise. And therefore by allowing a free expression of unexpected desires, styles, utopias. My ongoing work on social media and riots (ICCU research project <https://iccu.wikispaces.com/>), carried out with Paola Tubaro at the University of Greenwich (UK), indicates that instant digital communications, when not censored, brings forth a situation reminiscent of the “insurgent democracy” best described by the philosopher Miguel Abensour: an agonistic scene where conflicting interests of individuals, state structures, and civil society can be actualized. It is a radical democracy bordering on anarchy, on permanent insurrection, fuelled by discordance and characterized by cycles of peace and peaks of civil violence. And we constantly have to ask ourselves if we are ready for this new democratic configuration.

 

The struggle for recognition in technological cultures: an anthology of “engineer’s laments”

Engineers have a lot of reasons to be miserable. I mean, they spend their precious time designing sophisticated and super-clever technological solutions to problems faced by people who hardly ever grant them the recognition they deserve. Take this piece of poetry, posted in a display case at Bletchley Park military research facility – the place where artificial intelligence pioneer Alan Turing and colleagues created Colossus, the very first electronic computer.

Most likely inspired by pre-existing seamen’s ballads written by ‘marine engineers’ operating ships and cargos, this lament was first published by Henry Jennings, a post office engineer, in the Bedford Telephone Area newsletter in 1950. Of course there’s a lot to be said about recognition. Philosopher Axel Honneth maintains mutual acknowledgement of the existence of social actors is what makes society work (cf. his seminal essay The Struggle for Recognition: The Moral Grammar of Social Conflicts, Polity Press, 1996).

Quite understandably engineers want to be appreciated for what they do. Problem is, when a system works, engineers’ activity becomes invisible. And when it becomes visible again, it’s usually because something’s gone wrong… There’s a lot of interesting books about this ‘vanishing effect’ of engineering, from Bruno Latour’s Paris: Invisible City (La Découverte, 1998) to Stephen Graham’s Disrupted Cities: When Infrastructure Fails (Routledge, 2009) – although they mostly deal with civil engineering.

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« Réalité, leurre et simulacre » (France Culture, La Grande Table, 06 juin 2012)

Podcast de La Grande Table, le magazine culturel de la mi-journée sur France Culture, à l’occasion de la parution du livre Paris est leurre de Xavier Boissel. Pour en parler, sur le plateau de Caroline Broué, l’historien Christophe Prochasson, l’écrivain Marc Weitzmann et le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).

Pour écouter d’autres podcast d’Antonio Casilli sur France Culture.

A la fin de la première guerre mondiale l’armée française, craignant les attaques aériennes allemandes, décide de recourir à une “ruse de guerre” : faire surgir, à quelques kilomètres à peine de la capitale, un faux Paris, avec des gares en bois, des monuments en plâtre et des usines en toiles translucides pour tromper les pilotes ennemis. Ce projet – jamais abouti – est le point de départ de “Paris est un leurre”, petit ouvrage curieux de Xaviel Boissel, tout juste publié aux éditions Inculte. L’auteur entreprend tout d’abord une exploration de l’endroit où ce faux Paris était censé être bâti, à l’Orme de Morlu, tout près de Villepinte. Son but déclaré : tenter l'”épuisement d’un lieu”, selon la démarche préconisée par Georges Perec. Mais d’autres penseurs (de Jean Baudrillard à Carl von Clausewitz, de Guy Débord à Mike Davis) l’entrainent dans un périple qui, en passant par la théorie militaire et par l’histoire de l’art, l’amène a conclure que le vrai Paris “n’est qu’un moment du faux”…

"Contre la censure du Net" : video du TEDx talk d’Antonio Casilli (Paris, 19 mai 2012)

A l’occasion du TEDx Paris Universités, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) a présenté les résultats de l’étude ICCU (Internet Censorship and Civil Unrest) conduit avec Paola Tubaro (Université de Greenwich, Londres). La vidéo de son talk est désormais disponible en ligne.

La censure est extrêmement difficile à étudier du point de vue des sciences sociales. Dans la mesure où elle est une interruption de flux d’information, les données relatives à ses conséquences et à son efficacité prétendue sont souvent inaccessibles aux chercheurs. C’est pourquoi nous devons nous appuyer sur une méthode innovante : la simulation sociale.  Cette méthode consiste à construire des simulations informatiques (en l’occurrence des systèmes multi-agents), c’est-à-dire des logiciels modélisant des phénomènes empiriquement observés. Les simulations poussent les logiques des faits sociaux à l’extrême et nous aident à réfléchir à leurs déterminantes.  Pour illustrer cette démarche, faisons un petit pas en arrière dans le temps. C’est le début du mois d’août 2011 –  et Londres brûle. Les émeutes britanniques ont commencé.

La situation est extrêmement complexe : bavures de police, violence civile des émeutiers, grogne des citoyens et surtout le premier ministre David Cameron qui annonce à la télé son intention de censurer les médias sociaux qu’il qualifie de « porteurs d’un discours de haine et de violence ».  Ce même Cameron avait été, quelques mois auparavant, le premier leader occidental à se rendre en Egypte après la chute de Moubarak. A cette occasion, il avait salué le rôle d’Internet dans le Printemps Arabe. Ô sublime hypocrisie des hommes politiques ! Vecteurs de démocratie en Egypte, les médias sociaux étaient désormais devenus les graines de l’anarchie au Royaume-Uni.  Anarchie, ou plutôt simple criminalité : les conservateurs anglais s’accordent pour dire que les émeutes de l’été 2011 n’ont aucune dimension politique. Le maire de Londres, Boris Johnson, déclare haut et fort : « Je ne veux plus d’explications sociologiques : je veux de la répression ».

Le schéma d’explication de l’action sociale adopté par le gouvernement anglais est très clair – et très réducteur. Les acteurs de ces événements appartiennent à deux catégories. D’une part, les émeutiers : des voleurs, des criminels dont le seul mobile est leur soif de pillage. De l’autre, les forces de l’ordre chargées de les réprimer.  Mais en se rendant sur le terrain, l’observation des lieux touchés par les émeutes, la collecte de documentation (par ex. les sources de presse), l’exploration en ligne ou la veille dans les médias sociaux, et bien sûr les conversations avec des personnes concernés par ces événements – nous restituent un tout autre tableau. Un jeu d’acteurs et de règles de comportement fort différent se dessine. Le degré zéro de ce fait social qu’est une émeute est représenté par un « citoyen » lambda, en situation de calme. Il s’adonne à ses activités quotidiennes mais, quand le niveau de ressentiment et de mécontentement dépasse un certain seuil, il peut devenir « actif ». Il passe alors en mode émeute, et il y reste tant que l’intervention de la « police » ne le contienne, en rendant inactif pendant une période plus ou moins importante tout individu « interpellé ».

Voyons alors qu’est-ce que cela donne dans notre simulation informatique. Nous avons une simple interface dans laquelle un certain nombre de variables (densité relative de citoyens et de policiers, légitimité du gouvernement, etc.) sont configurées.  Dans son état initial, cette simulation présente une grille peuplée exclusivement de citoyens en calme et de policier.  Une fois mise en marche, la simulation nous montre une situation de violence civile : les émeutiers s’activent, se groupent, résistent à la police qui cherche à les arrêter et à les transformer en inactifs.  Nous pouvons suivre, en regardant les courbes à la droite de l’écran, la progression du nombre d’émeutiers, du nombre de personnes interpellées (qui se stabilise) et du nombre de citoyens qui ne participent pas aux émeutes (qui diminue depuis le début).  Nous pouvons aussi suivre le comportement d’un seul citoyen. On a choisi celui-là, par exemple. On va l’appeler Ted. Il est entouré par un cercle qui représente sa « vision », c’est-à-dire sa capacité à connaître les événements qui se passent autour de lui. Il passe à travers plusieurs états : initialement il est inactif, mais ensuite il participe aux émeutes et parfois il se fait arrêter par la police.

Et les médias sociaux, dans tout cela ? Facebook, Twitter et le réseau de BlackBerry BBM ont été pointés du doigt pendant les faits de l’été 2011. Pourtant, nous ne pouvons pas croire à l’hypothèse simpliste qu’il « déclenchent » les émeutes. Tout au plus, ils les accompagnent, ils les équipent.  Mais comment ? Grâce à ce qu’on a défini comme la « vision » de chaque individu. C’est le cercle qui entoure notre citoyen Ted dans notre simulation. Dans une situation normale, le cercle à un diamètre 1 et Ted ne peut voir que dans son contexte proche. Mais s’il se sert des médias sociaux, son diamètre de vision devient plus important. Il peut alors savoir ce qui se passe à 1, à 5 ou à 50 kilomètres de chez lui. Il peut décider de se rendre dans un autre quartier, par exemple, pour prendre part aux actions des émeutiers. Mais quand la censure intervient, son champ de vision rétrécit. La censure interrompt des flux de communication. Elle diminue la capacité des individus à saisir les caractéristiques de leur contexte. Dans ce sens, la censure aveugle les acteurs sociaux.

Et quelles sont ses conséquences? Comment influence-t-elle la violence civile au niveau agrégé et dans le temps. Les résultats de nos simulations sont clairs. 1) Dans le cas d’une censure totale, la violence monte tout de suite, atteint un plateau et reste au maximum. C’est ce qu’on appelle « le scénario Moubarak », voire la situation dans laquelle avait été précipitée l’Egypte après la décision de couper l’accès à Internet. 2) Dans le deuxième cas, de censure partielle, nous devons nous attendre à un pic de violence initial. Ensuite elle se stabilise à un niveau très important et on a un contexte d’instabilité politique permanente. 3) Enfin, en cas d’absence de censure, le pattern de la violence civile est très différent : la violence a des montées très spectaculaires (les émeutes) mais ensuite elle revient à zéro. Entre un pic et l’autre, on a des périodes de paix sociale très longs. Ce qui plus est, le niveau agrégé de violence civile, représenté par la ligne de tendance blanche, est beaucoup moins important que dans les deux autres cas.  C’est pourquoi l’absence de censure lors des révoltes est préférable. Dans ce cas, la société converge vers un équilibre de paix après des pics d’émeutes. On appelle cette situation un « équilibre ponctué ». L’harmonie sociale n’est pas constante, mais elle est cyclique. Entre un cycle et l’autre, le nombre de citoyens en état de calme (la courbe blanche) monte. Et ces citoyens ont la possibilité d’exprimer leur désaccord et leur contestation librement, ce qui peut parfois provoquer des manifestations violentes de conflictualité.

Cette étude nous rappelle une bonne règle à suivre dans des situations de changement social : ne pas renoncer à nos valeurs et à la liberté d’expression (surtout la liberté d’expression en ligne) pour un sentiment de sécurité illusoire. Les efforts pour censurer et filtrer le Web se multiplient. Nos efforts pour contrer cette censure doivent se multiplier aussi. Une approche de recherche basée sur la simulation sociale peut, je le crois, contribuer à nous montrer une voie de sortie de la logique de la censure – de cette caverne dans laquelle nos libertés sont enfouies, ensevelies.