A l’occasion du TEDx Paris Universités, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil) a présenté les résultats de l’étude ICCU (Internet Censorship and Civil Unrest) conduit avec Paola Tubaro (Université de Greenwich, Londres). La vidéo de son talk est désormais disponible en ligne.
La censure est extrêmement difficile à étudier du point de vue des sciences sociales. Dans la mesure où elle est une interruption de flux d’information, les données relatives à ses conséquences et à son efficacité prétendue sont souvent inaccessibles aux chercheurs. C’est pourquoi nous devons nous appuyer sur une méthode innovante : la simulation sociale. Cette méthode consiste à construire des simulations informatiques (en l’occurrence des systèmes multi-agents), c’est-à-dire des logiciels modélisant des phénomènes empiriquement observés. Les simulations poussent les logiques des faits sociaux à l’extrême et nous aident à réfléchir à leurs déterminantes. Pour illustrer cette démarche, faisons un petit pas en arrière dans le temps. C’est le début du mois d’août 2011 – et Londres brûle. Les émeutes britanniques ont commencé.
La situation est extrêmement complexe : bavures de police, violence civile des émeutiers, grogne des citoyens et surtout le premier ministre David Cameron qui annonce à la télé son intention de censurer les médias sociaux qu’il qualifie de « porteurs d’un discours de haine et de violence ». Ce même Cameron avait été, quelques mois auparavant, le premier leader occidental à se rendre en Egypte après la chute de Moubarak. A cette occasion, il avait salué le rôle d’Internet dans le Printemps Arabe. Ô sublime hypocrisie des hommes politiques ! Vecteurs de démocratie en Egypte, les médias sociaux étaient désormais devenus les graines de l’anarchie au Royaume-Uni. Anarchie, ou plutôt simple criminalité : les conservateurs anglais s’accordent pour dire que les émeutes de l’été 2011 n’ont aucune dimension politique. Le maire de Londres, Boris Johnson, déclare haut et fort : « Je ne veux plus d’explications sociologiques : je veux de la répression ».
Le schéma d’explication de l’action sociale adopté par le gouvernement anglais est très clair – et très réducteur. Les acteurs de ces événements appartiennent à deux catégories. D’une part, les émeutiers : des voleurs, des criminels dont le seul mobile est leur soif de pillage. De l’autre, les forces de l’ordre chargées de les réprimer. Mais en se rendant sur le terrain, l’observation des lieux touchés par les émeutes, la collecte de documentation (par ex. les sources de presse), l’exploration en ligne ou la veille dans les médias sociaux, et bien sûr les conversations avec des personnes concernés par ces événements – nous restituent un tout autre tableau. Un jeu d’acteurs et de règles de comportement fort différent se dessine. Le degré zéro de ce fait social qu’est une émeute est représenté par un « citoyen » lambda, en situation de calme. Il s’adonne à ses activités quotidiennes mais, quand le niveau de ressentiment et de mécontentement dépasse un certain seuil, il peut devenir « actif ». Il passe alors en mode émeute, et il y reste tant que l’intervention de la « police » ne le contienne, en rendant inactif pendant une période plus ou moins importante tout individu « interpellé ».
Voyons alors qu’est-ce que cela donne dans notre simulation informatique. Nous avons une simple interface dans laquelle un certain nombre de variables (densité relative de citoyens et de policiers, légitimité du gouvernement, etc.) sont configurées. Dans son état initial, cette simulation présente une grille peuplée exclusivement de citoyens en calme et de policier. Une fois mise en marche, la simulation nous montre une situation de violence civile : les émeutiers s’activent, se groupent, résistent à la police qui cherche à les arrêter et à les transformer en inactifs. Nous pouvons suivre, en regardant les courbes à la droite de l’écran, la progression du nombre d’émeutiers, du nombre de personnes interpellées (qui se stabilise) et du nombre de citoyens qui ne participent pas aux émeutes (qui diminue depuis le début). Nous pouvons aussi suivre le comportement d’un seul citoyen. On a choisi celui-là, par exemple. On va l’appeler Ted. Il est entouré par un cercle qui représente sa « vision », c’est-à-dire sa capacité à connaître les événements qui se passent autour de lui. Il passe à travers plusieurs états : initialement il est inactif, mais ensuite il participe aux émeutes et parfois il se fait arrêter par la police.
Et les médias sociaux, dans tout cela ? Facebook, Twitter et le réseau de BlackBerry BBM ont été pointés du doigt pendant les faits de l’été 2011. Pourtant, nous ne pouvons pas croire à l’hypothèse simpliste qu’il « déclenchent » les émeutes. Tout au plus, ils les accompagnent, ils les équipent. Mais comment ? Grâce à ce qu’on a défini comme la « vision » de chaque individu. C’est le cercle qui entoure notre citoyen Ted dans notre simulation. Dans une situation normale, le cercle à un diamètre 1 et Ted ne peut voir que dans son contexte proche. Mais s’il se sert des médias sociaux, son diamètre de vision devient plus important. Il peut alors savoir ce qui se passe à 1, à 5 ou à 50 kilomètres de chez lui. Il peut décider de se rendre dans un autre quartier, par exemple, pour prendre part aux actions des émeutiers. Mais quand la censure intervient, son champ de vision rétrécit. La censure interrompt des flux de communication. Elle diminue la capacité des individus à saisir les caractéristiques de leur contexte. Dans ce sens, la censure aveugle les acteurs sociaux.
Et quelles sont ses conséquences? Comment influence-t-elle la violence civile au niveau agrégé et dans le temps. Les résultats de nos simulations sont clairs. 1) Dans le cas d’une censure totale, la violence monte tout de suite, atteint un plateau et reste au maximum. C’est ce qu’on appelle « le scénario Moubarak », voire la situation dans laquelle avait été précipitée l’Egypte après la décision de couper l’accès à Internet. 2) Dans le deuxième cas, de censure partielle, nous devons nous attendre à un pic de violence initial. Ensuite elle se stabilise à un niveau très important et on a un contexte d’instabilité politique permanente. 3) Enfin, en cas d’absence de censure, le pattern de la violence civile est très différent : la violence a des montées très spectaculaires (les émeutes) mais ensuite elle revient à zéro. Entre un pic et l’autre, on a des périodes de paix sociale très longs. Ce qui plus est, le niveau agrégé de violence civile, représenté par la ligne de tendance blanche, est beaucoup moins important que dans les deux autres cas. C’est pourquoi l’absence de censure lors des révoltes est préférable. Dans ce cas, la société converge vers un équilibre de paix après des pics d’émeutes. On appelle cette situation un « équilibre ponctué ». L’harmonie sociale n’est pas constante, mais elle est cyclique. Entre un cycle et l’autre, le nombre de citoyens en état de calme (la courbe blanche) monte. Et ces citoyens ont la possibilité d’exprimer leur désaccord et leur contestation librement, ce qui peut parfois provoquer des manifestations violentes de conflictualité.
Cette étude nous rappelle une bonne règle à suivre dans des situations de changement social : ne pas renoncer à nos valeurs et à la liberté d’expression (surtout la liberté d’expression en ligne) pour un sentiment de sécurité illusoire. Les efforts pour censurer et filtrer le Web se multiplient. Nos efforts pour contrer cette censure doivent se multiplier aussi. Une approche de recherche basée sur la simulation sociale peut, je le crois, contribuer à nous montrer une voie de sortie de la logique de la censure – de cette caverne dans laquelle nos libertés sont enfouies, ensevelies.