Monthly Archives: October 2015

L’Obs (grand entretien, 24 oct. 2015)

Dans l’Obs, je parle de digital labor avec Amandine Schmitt.

 

Facebook, Twitter : et si nous étions payés pour notre activité sur les réseaux sociaux ?

Et si chaque internaute effectuait un travail invisible pour le compte des géants du web ? C’est la thèse défendue par le sociologue Antonio Casilli. Entretien.

Facebook - image d'illustration (ISOPIX/SIPA).

Poster, “liker”, commenter… Combien de fois le faisons-nous, chaque jour, sur Facebook, Twitter, Instagram ou d’autres réseaux sociaux ? Et si tous ces clics représentaient du travail ? Après tout, sans cette démarche, ces sites demeureraient vides. Dans l’ouvrage “Qu’est-ce que le digital labor ?” (Ina éditions), le sociologue Antonio Casilli développe la thèse d’un travail numérique dissimulé. Pour lui, nous devrions tous bénéficier d’un revenu universel en contrepartie. “L’Obs” a rencontré cet enseignant-chercheur de Telecom ParisTech afin qu’il détaille cette étrange théorie.

Quels éléments vous permettent d’assimiler notre activité en ligne à du travail ?

Antonio Casilli – Tout d’abord le fait que notre activité en ligne produise de la valeur : tous nos clics, nos “like” et autres sont captés par les géants du web, comme Facebook, Google ou Twitter, qui en profitent et les revendent à des publicitaires ou à des plateformes d’enchères en temps réel.

Ensuite, nous sommes encadrés par les conditions générales d’usage (CGU), des contrats de travail qui ne disent pas leur nom. Si ce contrat nous place dans un rôle de consommateur, il établit toujours ce qu’on va faire avec le produit de notre activité en ligne : en gros, “Vous allez vous connecter, vous allez partager des contenus et nous, on va les revendre”.

Troisième caractéristique, c’est le fait que notre activité soit mesurée. Les métriques des performances en ligne, nous les avons tous sous les yeux : ce sont le nombre de followers, d’amis, de partages et ainsi de suite.

Mais rien ne nous oblige à prendre part part au “digital labor”…

– J’ajouterai un élément qui n’est qu’à l’état de piste de réflexion : c’est la question de l’injonction à la participation. Toutes les plateformes numériques sont caractérisées par ce que les économistes appellent le vendor lock-in : vous vous connectez et vos données sont prisonnières. Cette prise en otage de votre sociabilité relève de l’injonction, voire de la subordination. En plus, il y a une relance constante. Par exemple, si vous n’avez pas répondu à une invitation sur LinkedIn, le site vous rappelle à l’ordre 4 ou 5 fois.

Sur Uber, les évaluations réciproques impactent fortement le type de service auquel vous avez accès. Si vous êtes passager et que vous avez une réputation de moins de 4/5 étoiles, on ne vous accepte plus, ou alors on vous fait attendre 40 minutes, ou on vous propose des prix complètement absurdes. De fait, vous êtes mis face à la nécessité, voire l’injonction, de participer à cette plateforme, parce que sinon elle ne fonctionne pas.

Peut-on considérer la gratuité des services comme une compensation ?

– Je ne le crois pas. Là on revient au vieux poncif : “Si c’est gratuit, c’est que tu es le produit”, que j’ai tendance à reformuler :

Si une plateforme numérique est gratuite, c’est que tu y travailles”.

Mais le service fourni par ladite plateforme n’est pas une juste rémunération de cette activité productive : il y a toujours un élément de surtravail, qui excède la partie rémunérée. Si vous êtes un chauffeur d’Uber, par exemple, vous recevez une compensation pour les courses que vous effectuez pour la plateforme. Mais quid de toutes les heures que vous passez à personnaliser votre profil, à gérer votre réputation en ligne, à évaluer le service… ou les passagers ? La rémunération est toujours établie de manière asymétrique et non transparente.

Bien sûr, si je me situe au niveau micro-social, celui de ma propre expérience personnelle, un service informatique peut paraître gratuit. Mais si on adopte une vision d’ensemble, les plateformes numériques vont toujours extraire plus de valeur de vos comportements que celle qu’elles compensent. Au lieu de se concentrer sur la fausse dichotomie gratuité/compensation, on pourrait commencer à s’interroger sur comment les grandes entreprises du numérique pourraient redistribuer la valeur captée sur internet.

L’appli Uber – image d’illustration (Mary Altaffer/AP/SIPA).

Selon vous, les objets connectés aggravent la situation ?

– On est passé d’un internet de publication à un internet d’émission. Quand vous partagez une photo, la photo est la partie consciente de votre publication, mais derrière la photo, il y a la métadonnée (modèle de l’appareil, adresse IP, etc.). Ça et les objets connectés, la domotique et l’internet des objets, forment un énorme écosystème dans lequel la volonté de l’utilisateur est beaucoup moins sollicitée. Finalement, là, on se trouve vraiment dans des situations d’exploitation qui ne se reconnaît pas et d’extraction forcée de données.

L’exemple le plus représentatif pourrait être la maison intelligente, véritable usine à data dans laquelle le thermostat capte votre présence, envoie au wifi qui envoie au frigo ou au four micro-ondes ou à la poubelle. Dans tout cela, vous n’arrêtez jamais de produire des données et, finalement, de travailler. Même chez soi, le lieu qui est le sancta sanctorum de la vie privée, vous êtes dans un contexte professionnel de production de valeur.

Pourquoi ne réalisons-nous pas que nous travaillons sur Facebook, Twitter et autres ?

– Chacune de ces plateformes proposent un produit d’appel. Sur Facebook, il s’agit d’un contenu culturel : extraits vidéo, news ou surtout contenus coproduits par les utilisateurs – photos de chatons, annonces d’anniversaire, etc. Mais Facebook est en réalité une place de marché pour nos métadonnées. Tout comme Uber qui se présente comme un service de chauffeur à la demande, mais qui en fait est une plateforme de marchandisation de nos métadonnées, en l’occurrence de géolocalisation.

Cette idée des sites web de mettre l’accent sur le loisir est aussi révélateur d’un changement même du travail, ce que certains sociologues proposent de renommer weisure (work + leisure, en français travail + loisir) ou playbor (play + labor, jeu + travail). Auparavant, le travail formel se caractérisait par 8 heures de labeur et le reste du temps était libre. Ce type de barrières a complètement explosé. Dans ce contexte-là, on se retrouve constamment à être dans des moments hybrides dans lesquels on est un peu en train de produire et un peu en train de s’amuser.

Un homme en train de tweeter (ISOPIX/SIPA).

Devrions-nous être rémunérés pour ce travail dissimulé ?

– De mon point de vue, il ne faudrait pas envisager la rémunération en tant que salaire, mais en tant que possibilité pour les plateformes de restituer à la collectivité ce qu’ils en ont tiré. La valeur de la donnée n’est pas individuelle : votre profil a une valeur en tant que profil connecté à 1 milliard d’autres profils.

La mesure que je propose est un revenu universel du numérique. Ce revenu devrait être inconditionnel parce qu’il ne faut pas subordonner ça à l’usage : il faudrait une sorte de moyenne nationale. Cela pourrait être financé par une fiscalité du numérique cohérente, comme celle décrite dans le rapport Collin & Colin de Bercy qui propose de taxer les entreprises du web proportionnellement au nombre d’utilisateurs pour chaque pays.

Quels moyens de pression pouvons-nous utiliser pour faire reconnaître ce statut de travailleur dissimulé ?

– Les utilisateurs ont de grandes difficultés à s’organiser, bien que des formes aient émergé comme les partis (Parti Pirate) ou de post-régulation (actions en justice ou pétitions).

Facebook connaît régulièrement depuis sa naissance des explosions de conflictualité liées à l’utilisation des données d’utilisateurs. En 2006 a eu lieu la première, liée à l’introduction de News Feed. Progressivement, à chaque fois qu’on a eu des accidents liés à l’usage des données personnelles, on a eu des réactions de plus en plus organisées : pétitions, puis du lobbying citoyen (sur les sénateurs et le Congrès américain), implication de l’agence du droit de la consommation Federal Trade Commission, puis des autorités chargées de la protection des données comme l’Autorité de protection de la vie privée en Irlande ou la Cnil, etc.

Les plus grands succès de ces dernières années ont été connus grâce à la création de l’association Europe vs Facebook. Il y a un an, elle a organisé un recours collectif de 25.000 utilisateurs contre Facebook pour que l’exploitation des données personnelles soit reconnue en tant qu’activité qui produit de la valeur. Ils ont proposé un chiffre symbolique : 500 euros chacun. Imaginez si 1 milliard et demi de personnes commencent à demander 500 euros chacune. La situation changerait pour Facebook qui devrait prendre en compte ça dans son modèle économique.

Propos recueillis par Amandine Schmitt le 12 octobre 2015 – L’Obs.

Dans La Tribune (23 oct. 2015)

Dans La Tribune du vendredi 23 octobre 2015, le journaliste Pierre Manière interviewe Antonio Casilli.

tribune

TAXER LES DATA DES GÉANTS ?

Vers une rémunération des données personnelles ?

Carburant des géants du Net, les données
personnelles sont, estime le sociologue
Antonio Casilli, le fruit d’un vrai « travail
numérique » des individus. Il plaide donc
pour une redistribution de cette valeur,
via une taxation des grandes plateformes.

Dans le sillage de l’essor du
numérique, les données
produites par les individus
sont de plus en plus
nombreuses. Dans son
récent ouvrage, « Qu’estce
que le Digital Labor », le sociologue
Antonio Casilli s’en fait l’écho. Maître
de conférences en Digital Humanities
à Télécom Paris Tech et chercheur à
l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS), il explique à La Tribune,
en premier lieu, que « les données
personnelles dépassent amplement ce que
nous publions ». Lorsqu’on poste une
photo sur Facebook, par exemple, on ne
publie pas qu’une image. Mais aussi un
« ensemble de métadonnées » accolées à ce
fichier, constate le sociologue, comme
« la marque de l’appareil photo, le moment
et le lieu où l’image a été prise ».
Mais ce n’est pas tout. D’après lui, « nos
données sont de moins en moins publiées et
de plus en plus émises ». Il fait notamment
référence aux objets connectés bardés de
capteurs qui envahissent progressivement
notre quotidien. Des compteurs électriques
connectés aux thermostats intelligents,
en passant par les smartphones
et leurs applications de géolocalisation,
ceux-ci envoient de manière automatique
moult informations sur les individus.
Dans tous les cas, cette production
de données relève, selon Antonio Casilli,
d’une « activité laborieuse et productive »,
c’est-à-dire d’un vrai « travail numérique ».
Ce qui, inévitablement, pose la question
de sa rémunération. Alors que, pour
l’heure, les grandes plateformes comme
Google, Facebook ou Amazon s’approprient
gratuitement le fruit de ce labeur.
DE TROP PUISSANTS
GÉANTS DU NET
Mais comment procéder ? Faut-il rémunérer
« individuellement » chaque producteur
de données ? Cette possibilité n’a que peu
de crédit aux yeux du sociologue.
Pourquoi ? D’abord parce que les données
personnelles donnent très souvent autant
d’informations sur celui qui les produit
que sur ses proches ou sa « base sociale ».
« Si je dis sur les réseaux sociaux que je suis à
un concert avec des amis, je donne de facto des
informations sur eux, comme leurs goûts musicaux
», prend en exemple Antonio Casilli.
En clair, « il n’y a rien de plus collectif
qu’une donnée personnelle », lâche-t-il.
Surtout, dans le cas d’une rémunération
« à la donnée », Antonio Casilli souligne le
fait que les individus n’auraient que peu de
poids pour négocier face aux mastodontes
du Net – qui ont su élever leurs services au
rang de références parfois incontournables.
« Dans un tel système, on aurait rapidement
un clivage entre les “data rich”, que sont les
grandes plateformes numériques, et les “data
poor”, le prolétariat des données. » Ainsi, souligne
le sociologue, les individus se retrouveraient
rapidement contraints de céder
leurs informations aux géants du Net à un
prix dérisoire.

EN FINIR AVEC
« LE TRAVAIL GRATUIT »
Partant de ce constat, Antonio Casilli
plaide pour une solution à plus grande
échelle, comme celle d’un État.
Concrètement, il milite en faveur d’un
« revenu universel du numérique », lequel
« serait financé par une fiscalité adaptée
du secteur ».
« L’idée, poursuit le chercheur, c’est que
chaque citoyen d’une nation reçoive une
dotation universelle et inconditionnelle,
chaque mois ou chaque année. Ce serait une
manière pour les grandes plateformes de restituer
à la collectivité une partie de la valeur
qu’elles en tirent. »
En France, les réflexions en ce sens vont
bon train. Commandité par le gouvernement,
le rapport Collin et Colin
s’est prononcé en janvier 2013
pour une taxe sur les données.
Et ce afin de « recouvrer le pouvoir
d’imposer les bénéfices issus
du “travail gratuit” des internautes ».
Plus récemment, en mars dernier, l’agence
gouvernementale France Stratégie a
dégainé un rapport sur le sujet. Il préconisait
notamment « une taxe unitaire […]
fondée sur l’activité de la plateforme, mesurée
par le nombre d’utilisateurs sur le territoire
national – internautes ou annonceurs – ou
encore sur les flux de données échangées ».
Malgré ces réflexions, conjuguées à l’essor
des inquiétudes sur l’utilisation des
données personnelles, aucune mesure
concrète visant à taxer les géants du Net
ne fait pour l’heure l’unanimité.

Grand entretien dans L’Echo (Belgique, 17 oct. 2015)

Dans le quotidien belge L’Echo, une interview à partir de notre dernier ouvrage Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).

Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore”

  • Rafal Naczyk

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l'Ehess. © DIDIER GOUPY

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l’Ehess. © DIDIER GOUPY

 

Internaute, blogueur, utilisateur des médias sociaux, on vous exploite, on vous spolie. Aller de lien en lien, arpenter les arcanes du web ne serait plus un innocent loisir, mais aussi du travail. L’internaute est un travailleur qui s’ignore. C’est la thèse défendue par le sociologue Antonio Casilli dans son ouvrage “Qu’est-ce que le Digital Labor?” (éd. INA), coécrit avec le sociologue Dominique Cardon. Chercheur à l’Ehess à Paris, auteur de plusieurs ouvrages sur les cultures numériques, Antonio Casilli est un des grands spécialistes à interroger la transformation des relations entre capital et travail à l’ère numérique.

Consulter ses mails, son mur Facebook et tweeter dès le réveil, c’est travailler ou s’adonner à un loisir?

C’est travailler dans la mesure où l’on produit de la valeur pour les plateformes numériques, qui collectent et exploitent les données non seulement d’un point de vue informatique, mais aussi économique. Seulement, cette activité est brouillée: notre vie connectée entrecroise à tel point notre vie professionnelle qu’elle crée un “espace hybride”, dans le sens où il n’est jamais complètement consacré au travail ni jamais entièrement consacré au loisir…

C’est pourquoi les sciences sociales proposent d’adopter de nouveaux termes pour définir ces activités mixtes travail-loisir, comme le mot-valise “weisure” (de work et leisure, NDLR) ou encore la notion de “playbor” (de play et labor, NDLR). D’autant plus que notre activité en ligne n’a même plus besoin d’une intervention active de notre part.

Qu’entendez-vous par là?

À mesure que se développent les objets connectés qui enregistrent nos comportements dans les interstices mêmes de notre existence (comme nos repas, nos activités sportives, voire notre sommeil), on entre dans ce que je définis comme “l’internet d’émission”. Un internet qui sollicite de moins en moins la volonté de l’usager. On ne vous demande plus de poster en ligne des photos ou des textes, mais on est capable de faire produire aux dispositifs qui nous entourent des données personnelles, qui relèvent soit de votre activité, soit de vos emplacements. En d’autres termes, notre activité de production ne s’arrête donc jamais. Et certainement pas au moment où l’on rentre chez soi après une journée de travail… Le cri de ralliement du mouvement syndical “8h pour travailler, 8h pour nous éduquer, 8h pour nous reposer” n’a donc plus de sens.

À ce titre, vous parlez de “digital labour”. Comment le définissez-vous?

C’est un ensemble d’activités générées par notre présence en ligne. Des activités qui se déroulent sur des plateformes numériques comme les médias sociaux, mais aussi des applications mobiles comme Uber qui vous poussent constamment à cliquer, liker, donner des évaluations… Ces activités sont assimilables à du travail, parce qu’aussi bien les contenus générés par les utilisateurs que les extractions de données sont sujets à une forme de monétisation par les entreprises. Si vous publiez la photo de votre chaton sur Facebook, Facebook est capable de le monétiser. Le génie du “digital labor”, c’est que le travail n’a plus de limites, il devient interminable, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans que cette aliénation soit forcément ressentie.

La production de ces contenus n’est pas inscrite dans une relation de subordination… Alors comment parler de travail?

Il faut voir la subordination où elle se cache… La plupart des plateformes numériques sont caractérisées par le “Vendor Lock-In” (l’enfermement propriétaire, NDLR): elles vous enferment dans la plateforme même, en imposant une série de contraintes pour récupérer vos données, vos contacts, vos préférences ou vos contenus.

La deuxième forme de subordination est d’ordre contractuel. Le contrat est représenté par les “conditions générales d’usage” qui, en soi, sont assimilables à un contrat de travail dans la mesure où elles régulent très précisément qui profite du fruit de votre activité en ligne et de vos traces numériques. Que fait la plateforme avec vos données, que fait-elle avec vos contenus, à qui est-elle autorisée à les revendre, quel type de contenus vous devez produire pour la plateforme… Tout y est dit. En d’autres termes, l’internaute est un travailleur qui s’ignore.

La troisième forme de subordination, elle, est moins visible car elle concerne les formes d’injonctions à la participation. Par exemple à travers les relances ou les alertes. Si, pendant plusieurs jours, vous cessez de publier sur certaines plateformes comme Tumblr, la plateforme vous rappelle à l’ordre. Aux états-Unis, le réseau social LinkedIn va d’ailleurs devoir dédommager à hauteur de 13 millions de dollars certains usagers qui estiment avoir reçu trop de rappels intempestifs de sa part.

Vous parlez d’invisibilisation des opérations productives. Ce serait donc un travail inconscient?

Il s’agit plutôt de “travail implicite”. Implicite car il ne dit pas son nom, parce qu’il n’est pas reconnu en tant que tel, et parce qu’il n’est même pas ressenti comme tel… Ce “travail implicite” n’est pas très éloigné du “travail invisible”, caractéristique du siècle passé. Pensez à l’importance du travail des femmes au foyer qui, par la prise en charge des tâches domestiques, soutiennent en réalité la force de travail.

La reconnaissance de ces tâches a longtemps été décrédibilisée, sous prétexte qu’elles les faisaient par amour. Pourtant, les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes ont fait en sorte que ce “travail invisible” soit reconnu et rémunéré au travers des politiques sociales.

Or, le “digital labor” ne relève pas de la décision, il se passe complètement de la question de la volonté et échappe à l’utilisateur dans tous les sens du terme. Et ce n’est pas parce que ce dernier prend du plaisir à être sur Facebook que ce n’est pas du travail! Dès lors qu’il y a création de valeur, il y a travail.

Vous dites que le capitalisme numérique profite surtout des tâches non spécialisées et à faible niveau d’implication… En d’autres termes, internet réinvente-t-il l’ouvrier du textile du Moyen âge?

Le “digital labor” ne demande pas des compétences ou des talents particuliers. Il participe à la déqualification de certains métiers en atomisant une série de tâches. À chaque fois, le travail fourni consiste en des gestes simples, insignifiants. C’est l’idéal du travailleur flexible – le contraire de l’homme de métier.

Nous ne sommes pas très loin du “travail en miettes” de Georges Friedmann, qui décrivait, avant l’invention d’internet, l’assèchement du travail par l’hyper-spécialisation. Dans ce schéma, les hackers seraient l’incarnation moderne des “sublimes”, ces ouvriers spécialisés de la fin du XIXe siècle qui étaient tellement doués qu’ils pouvaient choisir leur employeur. Sauf qu’avec le “digital labor”, on assiste à une prolétarisation progressive, car on s’expose à un travail tellement émietté qu’on n’arrive même plus à développer de savoirs autour.

Vous avez un exemple concret?

Le cas le plus flagrant est peut-être celui du Mechanical Turk d’Amazon. Cette plateforme met en relation des travailleurs qui réalisent des microtâches répétitives, des “Hits”, pour des entreprises qui les rémunèrent quelques centimes. Leur job consiste à remplir des questionnaires, écrire un commentaire, cliquer, organiser des playlists, regarder une vidéo, etc. Ce nouveau prolétariat numérique vend en fait son temps de vie pour une misère. Mais la logique du “digital labor” va bien au-delà. Ce travail, parcellaire et atomisé, n’est pas toujours rémunéré. En fait, il ne l’est que rarement. Pour “vérifier que vous n’êtes pas un robot”, Google vous demande parfois de déchiffrer des mots déformés. Sans le savoir, vous aidez à la numérisation de Google Books. Gratuitement.

Faut-il taxer ou rémunérer ce travail numérique?

C’est une question à traiter avec beaucoup de précaution. Je ne suis pas pour une rémunération à la tâche des utilisateurs, car elle expose l’usager à des formes encore plus extrêmes d’exploitation. On se retrouverait devant une clause léonine, une négociation totalement asymétrique à l’avantage des propriétaires des plateformes. Avec des tarifs forcément à la baisse… C’est l’exemple à ne pas suivre, parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de lieu de négociation avec les plateformes numériques. Face aux géants du web, le “digital laborer” ne pèse rien.

Alors que faire?

Il faut explorer des modalités alternatives. Il y a la piste d’une rémunération en droits d’auteur sur le mode “royalties de la donnée” – vous devez me payer quand vous utilisez un de mes posts ou une de mes photos. Mais cette solution est impraticable. Selon moi, il faut d’abord reconnaître le “digital labor” comme une entreprise collective. Le principe même d’internet, le partage sur Facebook, les RT sur Twitter font que la donnée personnelle est un enjeu forcément collectif. C’est pourquoi je défends plutôt l’idée d’un “revenu de base inconditionnel”, qui serait financé par une taxation des plateformes numériques. En France, la taxation des données utilisateurs a déjà été préconisée par le rapport Colin et Collin du ministère des Finances, qui, dès 2014, introduisait la notion de “travail gratuit” que fournissent les utilisateurs. Mais les entreprises aussi ont tout intérêt à évaluer la valeur produite par ce travail invisible. Car en produisant des données, elles travaillent sans s’en rendre compte pour les géants du web.

“Qu’est-ce que le Digital Labor?”, par Antonio Casilli et Dominique Cardon, éd. INA, 2015, 103 p., 6 euros.

Source: Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore” | L’Echo

[Video] Understanding Digital Labor: An Emerging Sphere of Social Conflicts – Antonio Casilli (Télécom ParisTech / EHESS)

Video of my one-hour lecture Understanding Digital Labor: An Emerging Sphere of Social Conflict, Total Mobilization Conference, Collège d’études mondiales – FMSH, Paris, 15 Oct. 2015.

What is the web doing? What is the web? What does the web want? The web is mobilizing human beings in impressive and unprecedented ways. In order to understand this phenomenon, we should wonder what kind of entity the web is, how it relates to and bears upon human society and culture. The conference aims at doing so by involving scholars who, in their researches, are addressing these issues from different perspectives. e.g. philosophy, cognitive sciences, anthropology, social sciences. Organizing and Scientific Committee : Angela Condello, Maurizio Ferraris, Sara Guindani, Enrico Terrone Scientific Direction : Maurizio Ferraris Organized by Collège d’études mondiales – FMSH, in collaboration with Iri (Centre Pompidou) and LabOnt (Università di Torino)  Program     THURSDAY 15 (Bâtiment Le France)  Society: What is the web doing? Antonio Casilli (Télécom ParisTech / EHESS) Understanding Digital Labor: the Emergence of a Sphere of Social Conflict

Source: Understanding Digital Labor: the Emergence of a Sphere of Social Conflict – Antonio Casilli (Télécom ParisTech / EHESS) – Fondation maison des sciences de l’homme – Vidéo – Canal-U

[Slides] Séminaire EHESS “Digital labor et capitalisme numérique” (A. Casilli et S. Broca, 2 nov. 2015)

Voilà les slides de la première séance 2015/16 de mon séminaire EHESS Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques, qui a eu lieu le lundi 2 novembre 2015.

Pour comprendre les évolutions récentes des études portant sur le digital labor nous devons positionner ce sujet par rapport aux approches précédentes de “l’activité laborieuse implicite” (travail invisible, travail immatériel, travail des publics, travail des consommateurs…). Ceci nous permettra aussi de détecter les nouvelles pistes de recherche qui s’ouvrent aujourd’hui : coopérativisme des plates-formes numériques, globalisation du micro-travail, articulation avec les études subalternes.

 

Cette intervention s’efforcera de mettre en lien l’évolution de l’économie numérique au cours des années 2000 avec deux critiques qui lui ont successivement été adressées: la critique de la propriétarisation de l’information ; la critique du digital labor. Le cadre théorique de cette deuxième critique sera interrogé, notamment à partir de l’exemple des logiciels libres.

Retrouvez le livetweet du séminaire sur Twitter : hashtag #ecnEHESS.

Grand entretien : Antonio A. Casilli sur Radio VL (11 oct. 2015)

Emission spéciale avec Antonio A. Casilli qui est venu nous parler de son livre tiré d’une conférence avec Dominique Cardon intitulé : “Qu’est ce que le Digital Labor ?” publié chez INA Editions. Il revient en dernière partie d’émission sur un autre de ses ouvrages : “Les Liaisons Numériques : vers une nouvelle sociabilité“. Animé par Lloyd Chéry ; chroniques par Lénaïk Leyoudec et Jérémie Derhi.

Source: Antonio A. Casilli et le Digital Labor : Network#33

New York to San Francisco: my U.S. conference tour (October 20-29, 2015)

If you happen to be in one of these fine US cities, come meet me. I’ll be on a tour to promote a coupla books of mine. Talks are open (but you have to register), plus it’s always a pleasure to have a chat afterwards.

Tour dates

New York City, The New School
Digital Labor in a Material World
I’ll be presenting my latest book Qu’est-ce que le digital labor? (INA, 2015) at the New School, ft. Richard Maxwell (Queens College, CUNY),  Laura Y. Liu and Trebor Scholz (New School).
Oct. 20, 2015
4:30-6PM
The New School, Orozco Room, 66 West 12th Street, 
Room A712
, New York, NY 10011.

 

Pittsburgh, City of Asylum
Four theses on mass surveillance and privacy negotiation
A salon reading about my book Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014) at the-now mythical Pittsburgh City of Asylum, a sanctuary for exiled and endangered writers in residence.
Oct. 22, 2015
7-9PM
City of Asylum, 330 Sampsonia Way, Pittsburgh,PA 15212.

Boston, Boston Book Festival
Trolls (and what they do to the public sphere)
The French Cultural Center host a talks co-presented with the Boston Book Festival. I’ll be chatting with internet activist Willow Brugh about problematic speech online, its dark sides and how to turn it into a field of opportunities for social justice and civil rights. Somewhat based to my book Les Liaisons Numériques (Seuil, 2010).
Oct. 24, 2015
2-4PM
The French Cultural Center, 53 Marlborough Street, Boston, MA 02116.

 

Berkeley, University of California Berkeley, Berkeley Center for New Media
Negotiating privacy and transparency: a digital labor?
My keynote speech at the Manufacturing Transparency international conference. Based on my books Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014) and Qu’est-ce que le digital labor? (INA, 2015).
Oct. 28, 2015
9-10AM
Berkeley Center for New Media, 426 Sutardja Dai Hall, University of California Berkeley, CA 94720.

Santa Clara, Santa Clara University, Markkula Center for Applied Ethics
How can someone be a troll?
From Montesqieu to internet trolls… A public lecture at the very heart of the Silicon Valley, to define the ethical role of tech companies in overcoming present-day ambivalent attitudes towards trolling. Based on my books Les Liaisons Numériques (Seuil, 2010) and Qu’est-ce que le digital labor? (INA, 2015).
Oct. 29, 2015
7-8:30PM
Santa Clara University, Vari Hall, The Wiegand Center, 500 El Camino Real, Santa Clara, CA 95053.

NB: unfortunately, due to a time conflict the seminar about “pro-ana” and ED-sufferers online communities previously scheduled at the University of Southern California, Institute for Health Promotion Research, Los Angeles, has been cancelled.

Thanks to the Book Department of the NYC French Embassy and the San Francisco French consulate for building this thing up from scratch.

Chinese media about “Qu’est-ce que le digital labor ?” (Oct. 3, 2015)

After a press release by Taiwanese agency CNA, several Chinese-speaking media outlets have been discussing the central theses of our book “Qu’est-ce que le digital labor ?” (INA, 2015).

臉書廣告賺2000億 義學者:用戶都是免費數位勞工

▲義大利學者卡西立Antonio Casilli。(圖/翻攝自Antonio Casilli推特)

國際中心/綜合報導

社交媒體臉書(Facebook)已經成為多數人生活中不可或缺的一部分。義大利學者卡西立(Antonio Casilli)表示,網路的使用已經成為數位工作的一種;在臉書發文、按讚、分享都具有商業價值,讓業者荷包滿滿,用戶其實已淪為免費的數位勞工。

據法媒《解放報》報導,臉書的登入頁面上寫著:「註冊,永遠免費。」表示不需要付錢,用戶就可以和親朋好友保持聯繫,隨時分享生活中的每一刻,彷彿占了便宜,但羊毛出在羊身上。卡西立表示,「事實上我們是生產者、工作者。每個發文、評論、分享,甚至網上的一舉一動都是工作的行為,更別說那些費心寫成的內容。所有的動作,都被匯入科技公司的大數據中。

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卡西立畢業於義大利大學,在巴黎擔任大學講師,專精數位文化和網路社會學。他表示,「數位工作」指的是連上網路,並留下足跡,可以稱為是「工作」,因為這些足跡具有價值,可以在市場上販賣,而網路公司也不斷地把數據拿來修改演算式。

據了解,臉書今年的廣告利潤將達到68億美元(約新台幣2000億元);每個臉書用戶檔案大約價值11到24美元(約新台幣350到750元),而且這應該是被低估的,因為科技公司提供的數據很可能不透明或是遭到扭曲。

卡西立還說,不能因為大家樂意使用臉書,就否認這是工作,因為感覺到快樂也是促進生產力的誘因之一。他認為,網路工作是新型的認知資本主義(cognitive capitalism),全面滲透在日常生活,模糊了家庭、工作的界線,也引發隱私問題;因為用戶很難得到合理的報酬,卡西立主張,應該要向科技大公司課稅,然後提供每個人基本工資保障。

另一名社會學家胡斯(Ursula Huws)則指出,當前資本主義讓過去非商品的社會關係,也進入經濟範疇、有了利潤空間,科技也瓦解泰勒化生產模式,例如優步(Uber)帶來便利,但工 作業更不穩定;科技便利讓工作零碎化,甚至隱形化,新無產階級誕生,但生產者尚未自覺,仍以為自己是占便宜的消費者。

▼臉書登入畫面,強調永遠免費。(圖/翻攝自臉書)

 

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