Grand entretien dans L’Echo (Belgique, 17 oct. 2015)

Dans le quotidien belge L’Echo, une interview à partir de notre dernier ouvrage Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).

Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore”

  • Rafal Naczyk

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l'Ehess. © DIDIER GOUPY

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l’Ehess. © DIDIER GOUPY

 

Internaute, blogueur, utilisateur des médias sociaux, on vous exploite, on vous spolie. Aller de lien en lien, arpenter les arcanes du web ne serait plus un innocent loisir, mais aussi du travail. L’internaute est un travailleur qui s’ignore. C’est la thèse défendue par le sociologue Antonio Casilli dans son ouvrage “Qu’est-ce que le Digital Labor?” (éd. INA), coécrit avec le sociologue Dominique Cardon. Chercheur à l’Ehess à Paris, auteur de plusieurs ouvrages sur les cultures numériques, Antonio Casilli est un des grands spécialistes à interroger la transformation des relations entre capital et travail à l’ère numérique.

Consulter ses mails, son mur Facebook et tweeter dès le réveil, c’est travailler ou s’adonner à un loisir?

C’est travailler dans la mesure où l’on produit de la valeur pour les plateformes numériques, qui collectent et exploitent les données non seulement d’un point de vue informatique, mais aussi économique. Seulement, cette activité est brouillée: notre vie connectée entrecroise à tel point notre vie professionnelle qu’elle crée un “espace hybride”, dans le sens où il n’est jamais complètement consacré au travail ni jamais entièrement consacré au loisir…

C’est pourquoi les sciences sociales proposent d’adopter de nouveaux termes pour définir ces activités mixtes travail-loisir, comme le mot-valise “weisure” (de work et leisure, NDLR) ou encore la notion de “playbor” (de play et labor, NDLR). D’autant plus que notre activité en ligne n’a même plus besoin d’une intervention active de notre part.

Qu’entendez-vous par là?

À mesure que se développent les objets connectés qui enregistrent nos comportements dans les interstices mêmes de notre existence (comme nos repas, nos activités sportives, voire notre sommeil), on entre dans ce que je définis comme “l’internet d’émission”. Un internet qui sollicite de moins en moins la volonté de l’usager. On ne vous demande plus de poster en ligne des photos ou des textes, mais on est capable de faire produire aux dispositifs qui nous entourent des données personnelles, qui relèvent soit de votre activité, soit de vos emplacements. En d’autres termes, notre activité de production ne s’arrête donc jamais. Et certainement pas au moment où l’on rentre chez soi après une journée de travail… Le cri de ralliement du mouvement syndical “8h pour travailler, 8h pour nous éduquer, 8h pour nous reposer” n’a donc plus de sens.

À ce titre, vous parlez de “digital labour”. Comment le définissez-vous?

C’est un ensemble d’activités générées par notre présence en ligne. Des activités qui se déroulent sur des plateformes numériques comme les médias sociaux, mais aussi des applications mobiles comme Uber qui vous poussent constamment à cliquer, liker, donner des évaluations… Ces activités sont assimilables à du travail, parce qu’aussi bien les contenus générés par les utilisateurs que les extractions de données sont sujets à une forme de monétisation par les entreprises. Si vous publiez la photo de votre chaton sur Facebook, Facebook est capable de le monétiser. Le génie du “digital labor”, c’est que le travail n’a plus de limites, il devient interminable, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans que cette aliénation soit forcément ressentie.

La production de ces contenus n’est pas inscrite dans une relation de subordination… Alors comment parler de travail?

Il faut voir la subordination où elle se cache… La plupart des plateformes numériques sont caractérisées par le “Vendor Lock-In” (l’enfermement propriétaire, NDLR): elles vous enferment dans la plateforme même, en imposant une série de contraintes pour récupérer vos données, vos contacts, vos préférences ou vos contenus.

La deuxième forme de subordination est d’ordre contractuel. Le contrat est représenté par les “conditions générales d’usage” qui, en soi, sont assimilables à un contrat de travail dans la mesure où elles régulent très précisément qui profite du fruit de votre activité en ligne et de vos traces numériques. Que fait la plateforme avec vos données, que fait-elle avec vos contenus, à qui est-elle autorisée à les revendre, quel type de contenus vous devez produire pour la plateforme… Tout y est dit. En d’autres termes, l’internaute est un travailleur qui s’ignore.

La troisième forme de subordination, elle, est moins visible car elle concerne les formes d’injonctions à la participation. Par exemple à travers les relances ou les alertes. Si, pendant plusieurs jours, vous cessez de publier sur certaines plateformes comme Tumblr, la plateforme vous rappelle à l’ordre. Aux états-Unis, le réseau social LinkedIn va d’ailleurs devoir dédommager à hauteur de 13 millions de dollars certains usagers qui estiment avoir reçu trop de rappels intempestifs de sa part.

Vous parlez d’invisibilisation des opérations productives. Ce serait donc un travail inconscient?

Il s’agit plutôt de “travail implicite”. Implicite car il ne dit pas son nom, parce qu’il n’est pas reconnu en tant que tel, et parce qu’il n’est même pas ressenti comme tel… Ce “travail implicite” n’est pas très éloigné du “travail invisible”, caractéristique du siècle passé. Pensez à l’importance du travail des femmes au foyer qui, par la prise en charge des tâches domestiques, soutiennent en réalité la force de travail.

La reconnaissance de ces tâches a longtemps été décrédibilisée, sous prétexte qu’elles les faisaient par amour. Pourtant, les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes ont fait en sorte que ce “travail invisible” soit reconnu et rémunéré au travers des politiques sociales.

Or, le “digital labor” ne relève pas de la décision, il se passe complètement de la question de la volonté et échappe à l’utilisateur dans tous les sens du terme. Et ce n’est pas parce que ce dernier prend du plaisir à être sur Facebook que ce n’est pas du travail! Dès lors qu’il y a création de valeur, il y a travail.

Vous dites que le capitalisme numérique profite surtout des tâches non spécialisées et à faible niveau d’implication… En d’autres termes, internet réinvente-t-il l’ouvrier du textile du Moyen âge?

Le “digital labor” ne demande pas des compétences ou des talents particuliers. Il participe à la déqualification de certains métiers en atomisant une série de tâches. À chaque fois, le travail fourni consiste en des gestes simples, insignifiants. C’est l’idéal du travailleur flexible – le contraire de l’homme de métier.

Nous ne sommes pas très loin du “travail en miettes” de Georges Friedmann, qui décrivait, avant l’invention d’internet, l’assèchement du travail par l’hyper-spécialisation. Dans ce schéma, les hackers seraient l’incarnation moderne des “sublimes”, ces ouvriers spécialisés de la fin du XIXe siècle qui étaient tellement doués qu’ils pouvaient choisir leur employeur. Sauf qu’avec le “digital labor”, on assiste à une prolétarisation progressive, car on s’expose à un travail tellement émietté qu’on n’arrive même plus à développer de savoirs autour.

Vous avez un exemple concret?

Le cas le plus flagrant est peut-être celui du Mechanical Turk d’Amazon. Cette plateforme met en relation des travailleurs qui réalisent des microtâches répétitives, des “Hits”, pour des entreprises qui les rémunèrent quelques centimes. Leur job consiste à remplir des questionnaires, écrire un commentaire, cliquer, organiser des playlists, regarder une vidéo, etc. Ce nouveau prolétariat numérique vend en fait son temps de vie pour une misère. Mais la logique du “digital labor” va bien au-delà. Ce travail, parcellaire et atomisé, n’est pas toujours rémunéré. En fait, il ne l’est que rarement. Pour “vérifier que vous n’êtes pas un robot”, Google vous demande parfois de déchiffrer des mots déformés. Sans le savoir, vous aidez à la numérisation de Google Books. Gratuitement.

Faut-il taxer ou rémunérer ce travail numérique?

C’est une question à traiter avec beaucoup de précaution. Je ne suis pas pour une rémunération à la tâche des utilisateurs, car elle expose l’usager à des formes encore plus extrêmes d’exploitation. On se retrouverait devant une clause léonine, une négociation totalement asymétrique à l’avantage des propriétaires des plateformes. Avec des tarifs forcément à la baisse… C’est l’exemple à ne pas suivre, parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de lieu de négociation avec les plateformes numériques. Face aux géants du web, le “digital laborer” ne pèse rien.

Alors que faire?

Il faut explorer des modalités alternatives. Il y a la piste d’une rémunération en droits d’auteur sur le mode “royalties de la donnée” – vous devez me payer quand vous utilisez un de mes posts ou une de mes photos. Mais cette solution est impraticable. Selon moi, il faut d’abord reconnaître le “digital labor” comme une entreprise collective. Le principe même d’internet, le partage sur Facebook, les RT sur Twitter font que la donnée personnelle est un enjeu forcément collectif. C’est pourquoi je défends plutôt l’idée d’un “revenu de base inconditionnel”, qui serait financé par une taxation des plateformes numériques. En France, la taxation des données utilisateurs a déjà été préconisée par le rapport Colin et Collin du ministère des Finances, qui, dès 2014, introduisait la notion de “travail gratuit” que fournissent les utilisateurs. Mais les entreprises aussi ont tout intérêt à évaluer la valeur produite par ce travail invisible. Car en produisant des données, elles travaillent sans s’en rendre compte pour les géants du web.

“Qu’est-ce que le Digital Labor?”, par Antonio Casilli et Dominique Cardon, éd. INA, 2015, 103 p., 6 euros.

Source: Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore” | L’Echo