Dans La Tribune (23 oct. 2015)

Dans La Tribune du vendredi 23 octobre 2015, le journaliste Pierre Manière interviewe Antonio Casilli.

tribune

TAXER LES DATA DES GÉANTS ?

Vers une rémunération des données personnelles ?

Carburant des géants du Net, les données
personnelles sont, estime le sociologue
Antonio Casilli, le fruit d’un vrai « travail
numérique » des individus. Il plaide donc
pour une redistribution de cette valeur,
via une taxation des grandes plateformes.

Dans le sillage de l’essor du
numérique, les données
produites par les individus
sont de plus en plus
nombreuses. Dans son
récent ouvrage, « Qu’estce
que le Digital Labor », le sociologue
Antonio Casilli s’en fait l’écho. Maître
de conférences en Digital Humanities
à Télécom Paris Tech et chercheur à
l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS), il explique à La Tribune,
en premier lieu, que « les données
personnelles dépassent amplement ce que
nous publions ». Lorsqu’on poste une
photo sur Facebook, par exemple, on ne
publie pas qu’une image. Mais aussi un
« ensemble de métadonnées » accolées à ce
fichier, constate le sociologue, comme
« la marque de l’appareil photo, le moment
et le lieu où l’image a été prise ».
Mais ce n’est pas tout. D’après lui, « nos
données sont de moins en moins publiées et
de plus en plus émises ». Il fait notamment
référence aux objets connectés bardés de
capteurs qui envahissent progressivement
notre quotidien. Des compteurs électriques
connectés aux thermostats intelligents,
en passant par les smartphones
et leurs applications de géolocalisation,
ceux-ci envoient de manière automatique
moult informations sur les individus.
Dans tous les cas, cette production
de données relève, selon Antonio Casilli,
d’une « activité laborieuse et productive »,
c’est-à-dire d’un vrai « travail numérique ».
Ce qui, inévitablement, pose la question
de sa rémunération. Alors que, pour
l’heure, les grandes plateformes comme
Google, Facebook ou Amazon s’approprient
gratuitement le fruit de ce labeur.
DE TROP PUISSANTS
GÉANTS DU NET
Mais comment procéder ? Faut-il rémunérer
« individuellement » chaque producteur
de données ? Cette possibilité n’a que peu
de crédit aux yeux du sociologue.
Pourquoi ? D’abord parce que les données
personnelles donnent très souvent autant
d’informations sur celui qui les produit
que sur ses proches ou sa « base sociale ».
« Si je dis sur les réseaux sociaux que je suis à
un concert avec des amis, je donne de facto des
informations sur eux, comme leurs goûts musicaux
», prend en exemple Antonio Casilli.
En clair, « il n’y a rien de plus collectif
qu’une donnée personnelle », lâche-t-il.
Surtout, dans le cas d’une rémunération
« à la donnée », Antonio Casilli souligne le
fait que les individus n’auraient que peu de
poids pour négocier face aux mastodontes
du Net – qui ont su élever leurs services au
rang de références parfois incontournables.
« Dans un tel système, on aurait rapidement
un clivage entre les “data rich”, que sont les
grandes plateformes numériques, et les “data
poor”, le prolétariat des données. » Ainsi, souligne
le sociologue, les individus se retrouveraient
rapidement contraints de céder
leurs informations aux géants du Net à un
prix dérisoire.

EN FINIR AVEC
« LE TRAVAIL GRATUIT »
Partant de ce constat, Antonio Casilli
plaide pour une solution à plus grande
échelle, comme celle d’un État.
Concrètement, il milite en faveur d’un
« revenu universel du numérique », lequel
« serait financé par une fiscalité adaptée
du secteur ».
« L’idée, poursuit le chercheur, c’est que
chaque citoyen d’une nation reçoive une
dotation universelle et inconditionnelle,
chaque mois ou chaque année. Ce serait une
manière pour les grandes plateformes de restituer
à la collectivité une partie de la valeur
qu’elles en tirent. »
En France, les réflexions en ce sens vont
bon train. Commandité par le gouvernement,
le rapport Collin et Colin
s’est prononcé en janvier 2013
pour une taxe sur les données.
Et ce afin de « recouvrer le pouvoir
d’imposer les bénéfices issus
du “travail gratuit” des internautes ».
Plus récemment, en mars dernier, l’agence
gouvernementale France Stratégie a
dégainé un rapport sur le sujet. Il préconisait
notamment « une taxe unitaire […]
fondée sur l’activité de la plateforme, mesurée
par le nombre d’utilisateurs sur le territoire
national – internautes ou annonceurs – ou
encore sur les flux de données échangées ».
Malgré ces réflexions, conjuguées à l’essor
des inquiétudes sur l’utilisation des
données personnelles, aucune mesure
concrète visant à taxer les géants du Net
ne fait pour l’heure l’unanimité.