revenu de base

Grand entretien dans l’Humanité (1 févr. 2019)

Dans le quotidien L’Humanité, je m’entretiens avec la journaliste Kareen Janselme à propos de mon ouvrage En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic (Éditions du Seuil, 2019).

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« Avec l’intelligence artificielle, le travail devient plus volatil, plus précaire » Antonio A. Casilli

Entretien réalisé par Kareen Janselme

Derrière le mirage et l’illusion de l’IA, se cachent en réalité une multitude d’opérateurs humains fragilisés qui constituent les nouveaux prolétaires d’aujourd’hui, dénonce le sociologue et maître de conférences dans son livre passionnant et très documenté En attendant les robots, enquête sur le travail du clic (Seuil).

Dans ce livre au titre provocateur à la Beckett, vous tentez de lever le voile sur le grand bluff de l’intelligence artificielle et de son pendant : la peur qu’elle inspire au monde du travail, qui s’inquiète d’un remplacement des êtres humains par les robots. Pourquoi le travail ne va-t-il pas disparaître ?

Antonio A. Casilli Quand on évoque l’intelligence artificielle (IA) dans le langage courant, on entend la plupart du temps « machine learning ». Cet « apprentissage machine » est un sous-domaine en train d’exploser. Or les machines ont besoin de millions d’exemples pour pouvoir apprendre. Et ce sont les êtres humains qui entraînent, qualifient, précisent, départagent les faux exemples des bons, etc. Plus vous introduisez sur un marché des solutions intelligentes, plus vous avez besoin d’êtres humains qui entraînent ou valident ces mêmes solutions technologiques. Du coup, vous faites monter la demande de travail humain. L’humain est inéliminable. L’automation complète est logiquement impossible, car telle qu’elle est structurée aujourd’hui, l’IA vise à mettre en place une « intelligence artificielle faible » soit tout au plus des assistants de la décision humaine (comme les commandes vocales Siri, Cortana). On est en train de construire quelque chose de différent de ce que l’on nous promet : une intelligence artificielle vraiment artificielle. Les machines sont en fait bel et bien des hommes qui calculent. Je fais le pari intellectuel qu’il y aura donc de plus en plus de travail humain, mais plus précaire, plus volatil, moins protégé. Déjà, le discours marketing des entreprises productrices d’IA consiste à l’invisibiliser. On ne parle pas de travail, mais de « collaboration » chez Uber. Chez Amazon Mechanical Turk, on appelle les travailleurs des « participants » ; sur Facebook, on évoque des usagers, des you-tubeurs, des contributeurs… Tout un éventail de termes pour mettre à distance le travail, pour le désarmorcer en tant que force sociale. Celle-ci a une histoire de plusieurs siècles, avec des personnes organisées, des institutions et des droits gagnés grâce à des siècles de luttes sociales. C’est comme si les producteurs d’IA voulaient tout effacer. En désamorçant la terminologie même du travail, on cherche à mettre à distance toutes les possibilités de reconnaissance et d’organisation du travail.

Qu’est-ce donc que ce « digital labor » que vous divisez en trois familles ?

Antonio A. Casilli Le « digital labor » est un travail tâcheronisé et datafié. Il pousse à l’extrême les logiques tayloristes de fragmentation de l’activité humaine et de standardisation de ces mêmes gestes productifs jusqu’à arriver à la microtâche la plus simple du monde : le clic sur une souris d’ordinateur, opéré par un doigt, le « digitus » d’où ce nom de « digital labor » et non pas de travail numérique. Vient ensuite le critère de datafication. Ce travail produit de l’information sous forme de données. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on a introduit des systèmes de surveillance de l’activité et de comptage de la production que les plateformes exacerbent aujourd’hui en faisant émerger un nouveau type de travail. Un travail tellement fragmenté, tellement datafié qu’on n’arrive presque plus à le reconnaître en tant que tel car il est fondé sur des activités non ostensibles. Dans mon livre, j’identifie trois familles principales : le « digital labor » à la demande (Uber, Deliveroo), le travail social en réseau (Facebook, Instagram) et le microtravail. J’insiste beaucoup sur l’exemple des microtâcherons. Des plateformes comme Amazon Mechanical Turk, Clixsense, Upwork mettent en relation des entreprises – appelées des « requérants » et jamais des « employeurs » – avec des microtravailleurs qui réalisent des microtâches. Celles-ci peuvent durer quelques minutes à peine et sont payées quelques centimes. Ces tâches sont importantes parce qu’elles sont le nerf de la guerre autour de l’IA, servant à enseigner aux machines. Il existe aussi des microtâcherons d’un type particulier, qui produisent de la fausse viralité ou du faux visionnage de vidéo sur YouTube… On rentre dans une espèce de marché noir de ce marché invisible et la situation devient plus complexe, les conditions de travail sont encore plus désatreuses et plus précaires. Et les rémunérations sont très faibles, jusqu’à 0,0006 centime la tâche…

Ces petites mains du Net sont présentes partout sur la planète, mais où se concentrent-elles ?

Antonio A. Casilli La répartition géographique est extrêmement parlante. Nos données pointent une véritable polarisation entre des pays du Nord qui recrutent des microtravailleurs situés dans des pays émergents ou en voie de développement. Il semblerait qu’il y ait une reproduction de certains déséquilibres asymétriques de nature coloniale. Mais la situation est plus complexe : ainsi l’Inde et la Chine ne sont pas simplement les proies des plateformes capitalistes du Nord, mais elles-mêmes possèdent des plateformes imposantes et importantes en termes d’effectifs. En Chine, le marché des Weikey (marché de l’information à la demande) concernerait 300 millions de personnes. Qui attire-t-il ? Aux États-Unis, ce sont plutôt des femmes ayant déjà un travail, avec un bon niveau socio-économique et culturel, travaillant chez elles dans des zones urbaines. La situation est différente dans les pays du Sud. On y trouve une majorité de personnes s’identifiant comme hommes avec une haute qualification, mais aussi des personnes à peine capables d’écrire et de lire, dont c’est la première source de revenus, qui s’organisent pour travailler ensemble dans des zones rurales ou périurbaines. Ils travaillent suivant le rythme des annonces de microtâches publiées sur ces plateformes. Quand la journée de travail se termine en Europe ou aux États-Unis, elle commence en Inde ou en Indonésie. Les journées de travail ne s’arrêtent jamais sur ces plateformes. On appelle cela un cycle solaire de 24 heures, avec un marché du travail qui ne dort jamais. On y trouve des tâches abrutissantes, parfois de modération de contenus problématiques : imaginez que vous êtes un travailleur indien, musulman, et que vous devez regarder à longueur de journée des vidéos porno pour les modérer. Sans parler des lieux de travail : des cybercafés, ou des usines à clic situées dans d’anciens hangars désaffectés transformées en fermes de microtravail en Chine, où des personnes doivent cliquer manuellement sur des milliers de smartphones.

Trouve-t-on en France des « tâcherons du clic » ?

Antonio A. Casilli Oui. Parce qu’on trouve des plateformes qui font du microtravail en France : Fullfactory est une plateforme française de microtravail qui déclare comme effectif 50 000 personnes et qui cherche à respecter tout un ensemble de règles françaises. Mais les plateformes n’assument pas leur rôle d’employeurs principaux et reportent la responsabilité de la protection sociale sur les travailleurs. Ça nous invite à la même vigilance que nous exerçons sur les plateformes internationales. Ce qui se passe aujourd’hui en France avec ces microtâcherons du clic payés à la pièce nous renvoie à une situation qu’on croyait avoir dépassée, celle du XIXe siècle, avec l’omniprésence du marchandage. Ce système était plutôt organisé comme une espèce d’artisanat très répandu dans lequel il y avait des micro-artisans, des tâcherons, des piéçards qui réalisaient du travail payé à la pièce. Ce type d’exploitation posait problème et on a décidé de tourner la page en passant à un autre système : l’institution salariale, encadrée formellement avec un ensemble de droits et de responsabilité. Elle est aujourd’hui mise en danger par ces acteurs économiques qui se définissent comme des plateformes numériques.

Comment éviter cette déviance et agir pour défendre les travailleurs ?

Antonio A. Casilli Mon livre n’est pas optimiste, même si je dis que les humains ne vont pas remplacer les robots. La mauvaise nouvelle, c’est que d’autres humains moins bien payés et plus exploités vont remplacer les personnes qui sont au travail aujourd’hui. Mais des issues existent déjà. La première, c’est le renouveau d’une approche syndicale à ce type de travail. Il y a des recours collectifs de centaines de personnes contre Google qui ont utilisé pendant des années ReCAPTCHA (1) et qui veulent être requalifiées en salariées. Récemment, la décision de la cour d’appel de Paris considérant les livreurs Uber comme des salariés est intéressante. Les grandes centrales syndicales FO, CGT, SUD, CGIL en Italie, IGMetall en Allemagne sont extrêmement présentes et depuis longtemps sur ces métiers-là, mais avec des disparités qui apparaissent au sein de ces organisations. Des coordinations de base, plus ou moins spontanées, de guildes, d’associations de travailleurs ou de simples usagers des plateformes créent aussi leur propre syndicat pour faire accepter certaines revendications. Une deuxième piste consiste à construire des plateformes qui ne soient pas exclusivement basées sur des logiques capitalistes, d’où l’idée du coopérativisme de plateforme. Ce mouvement existe depuis 2015, avec des personnes qui me sont proches comme Trebor Scholz, ou d’autres en Europe, qui cherchent à revitaliser les coopératives existantes en les aidant à se saisir des outils numériques, et à coopérativiser ou mutualiser les plateformes pour qu’elles acceptent, par exemple, une participation collective à la gestion des algorithmes, à la répartition de la valeur, à l’établissement de certaines règles et comportements et de conditions d’utilisation. Enfin, une troisième idée très intéressante serait de revenir à l’esprit originaire des plateformes du XVIIe siècle, soit un projet politique qui vise à dépasser la propriété privée, à dépasser le travail subordonné et à assurer une gestion commune, un faisceau de droits bien organisés pour l’accès à ces plateformes, à ces informations, à ces valeurs. Une plateforme respectueuse autant des communs numériques que des communs naturels.

Vous terminez votre livre en apportant votre pierre aux discussions sur le revenu universel…

Antonio A. Casilli Il y a vingt ans, le revenu universel n’intéressait que quatre gauchistes et quelques libertaires. Aujourd’hui, vous vous retrouvez avec Marc Zuckerberg et le Mouvement 5 étoiles en Italie, qui met en place un revenu universel, en fait une petite aide pour les chômeurs, voire même plutôt pour les entreprises qui vont les embaucher… Il y a vraiment une énorme confusion. Moi, j’insiste sur un revenu universel inconditionnel, versé, toutes prestations sociales égales par ailleurs. Mais à quelle ressource productive faut-il le relier ? À mon sens, c’est la quantité énorme de données, de richesses et de services qu’on produit sur ces plateformes qui doit être considérée pour mettre en place une fiscalité du numérique adaptée à ces plateformes, et ne pas les imposer sur la base exclusive de leurs profits parce qu’il y a mille manières d’y échapper, mais plutôt sur la base du nombre d’usagers pour chaque pays. En 2013, le rapport Collin et Colin de Bercy parlait déjà du travail invisible des usagers des plateformes et de la mise en place d’une fiscalité sur cette base. Je fais un pas supplémentaire en disant que cette fiscalité doit servir à payer un revenu universel numérique.

Dans Le Monde Diplomatique (sept. 2016)

Un article signé Pierre Rimbert à propos de digital labor et revenu de base, paru dans la livraison du mois de septembre 2016 du Monde Diplomatique.

Se réapproprier une ressource d’utilité publique

Données personnelles, une affaire politique
Pierre Rimbert

Il s’est vendu dans le monde 1,424 milliard de smartphones en 2015; deux cents millions de plus que l’année précédente. Un tiers de l’humanité porte un ordinateur dans sa poche. Tripoter cet appareil si pratique relève d’une telle évidence qu’on en oublierait presque le troc qu’il nous impose et sur lequel repose toute l’économie numérique : les entreprises de la Silicon Valley offrent des applications à des utilisateurs qui, en échange, leur abandonnent leurs données personnelles. Localisation, historique de l’activité en ligne, contacts, etc., sont collectés sans vergogne (1), analysés et revendus à des annonceurs publicitaires trop heureux de cibler « les bonnes personnes en leur transmettant le bon message au bon moment », comme le claironne la régie de Facebook. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », annonçait déjà un adage des années 1970.

Alors que les controverses sur la surveillance se multiplient depuis les révélations de M. Edward Snowden en 2013, l’extorsion de données à visée commerciale n’est guère perçue comme une question politique, c’est-à-dire liée aux choix communs et pouvant faire l’objet d’une délibération collective. En dehors des associations spécialisées, elle ne mobilise guère. Peut-être parce qu’elle est mal connue.

Dans les années 1970, l’économiste américain Dallas Smythe s’avise que toute personne affalée devant un écran est un travailleur qui s’ignore. La télévision, explique-t-il, produit une marchandise : l’audience, composée de l’attention des téléspectateurs, que les chaînes vendent aux annonceurs. « Vous apportez votre temps de travail non rémunéré et, en échange, vous recevez les programmes et la publicité (2). » Le labeur impayé de l’internaute s’avère plus actif que celui du téléspectateur. Sur les réseaux sociaux, nous convertissons nous-mêmes nos amitiés, nos émotions, nos désirs et nos colères en données exploitables par des algorithmes. Chaque profil, chaque « J’aime », chaque tweet, chaque requête, chaque clic déverse une goutte d’information valorisable dans l’océan des serveurs réfrigérés installés par Amazon, Google et Microsoft sur tous les continents.

« Travail numérique », ou digital labor, est le nom dont on a baptisé ces tâches de mise en données du monde réalisées gratuitement. Les mastodontes de la Silicon Valley prospèrent sur ce « péché originel ». « Ce qui gît au fond de l’accumulation primitive du capital, écrivait Karl Marx en 1867 dans Le Capital, c’est l’expropriation du producteur immédiat. » Pour clôturer les pâtures communes, mettre au travail salarié les paysans affamés ou coloniser le Sud, le capital recourut à « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Au XXIe siècle, l’arsenal comprend aussi des armes légères, comme les vidéos de chatons rigolos.

L’histoire économique créditera peut-être le patronat en baskets d’avoir universalisé la figure du dépouillé ravi, coproducteur consentant du service qu’il consomme. Les 75 milliards de dollars de chiffre d’affaires de Google en 2015, principalement tirés de la publicité, indiquent assez l’ampleur d’une accumulation par dépossession qui ne se cache même plus. À l’annonce des résultats de Facebook au deuxième trimestre 2016, le site Re/Code s’esbaudissait de ce que le réseau social, fort de 1,71 milliard d’inscrits, « gagne encore plus d’argent sur chaque personne, 3,82 dollars par utilisateur (3) ».

Rien n’est donc plus mal nommé que la donnée : elle est non seulement produite, mais de surcroît volée. Si le travail involontaire des internautes fait l’objet de lumineuses analyses universitaires (4), la gauche politique ou syndicale n’a pas encore intégré cette dimension à son analyse – et encore moins à ses revendications. Pourtant, les formes matérielles et immatérielles de l’exploitation s’imbriquent étroitement. Le travail numérique n’est qu’un maillon d’une chaîne passée aux pieds des mineurs du Kivu contraints d’extraire le coltan requis pour la fabrication des smartphones, aux poignets des ouvrières de Foxconn à Shenzhen qui les assemblent, aux roues des chauffeurs sans statut d’Uber et des cyclistes de Deliveroo, au cou des manutentionnaires d’Amazon pilotés par des algorithmes (5).

Les fermiers se rebiffent

Qui produit les données ? Qui les contrôle ? Comment se répartit la richesse qu’on en tire ? Quels autres modèles envisager ? Ériger ces questions en enjeu politique urge d’autant plus que la multiplication des objets connectés et l’installation systématique de capteurs tout au long des circuits de fabrication industrielle gonflent chaque jour les flux d’informations. « Les voitures actuelles produisent une quantité massive de données, fanfaronne le président de Ford, M. Mark Fields (Las Vegas, 6 janvier 2015) : plus de 25 gigaoctets par heure », soit l’équivalent de deux saisons de la série Game of Thrones. Des trajets aux paramètres de conduite en passant par les préférences musicales et la météo, tout atterrit sur les serveurs du constructeur. Et, déjà, des consultants s’interrogent : en échange, les conducteurs ne pourraient-ils pas négocier une ristourne (6) ?

Certaines forces sociales organisées et conscientes de leurs intérêts ont choisi d’élever le chapardage des données au rang de leurs priorités politiques. Par exemple les gros fermiers américains. Depuis plusieurs années, les engins agricoles bardés de capteurs moissonnent quantité d’informations qui permettent d’ajuster au mètre près l’ensemencement, les traitements, l’arrosage, etc. Début 2014, le semencier Monsanto et le fabricant de tracteurs John Deere ont, chacun de leur côté, proposé aux agriculteurs du Midwest de transmettre directement ces paramètres à leurs serveurs afin de les traiter.

Mais l’austère Mary Kay Thatcher, responsable des relations de l’American Farm Bureau avec le Congrès, ne l’entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs doivent savoir qui contrôle leurs données, qui peut y accéder et si ces données agrégées ou individuelles peuvent être partagées ou vendues », affirme-t-elle dans une vidéo pédagogique intitulée « Qui possède mes données ? ». Mme Thatcher redoute que ce matériel capté par les multinationales ne tombe entre les mains de spéculateurs : « Il leur suffirait de connaître les informations sur la récolte en cours quelques minutes avant tout le monde (7). » La mobilisation a porté ses fruits. En mars 2016, prestataires informatiques et représentants des fermiers s’accordaient sur des « principes de sécurité et de confidentialité pour les données agricoles », tandis qu’une organisation, la Coalition des données agricoles (Agricultural Data Coalition), mettait sur pied en juillet 2016 une ferme de serveurs coopérative pour en mutualiser le stockage.

De telles idées n’effleurent pas les dirigeants de l’Union européenne. En octobre 2015, une série de plaintes déposées par un étudiant autrichien contre Facebook pour non-respect de la vie privée a conduit à l’invalidation d’un arrangement vieux de vingt ans qui autorisait le transfert des données vers les entreprises américaines (le Safe Harbor ). L’Union aurait alors pu imposer aux géants du Web de stocker les informations personnelles des Européens sur le Vieux Continent. Elle s’est au contraire empressée de signer, début 2016, un nouvel accord de transfert automatique, l’orwellien « bouclier de confidentialité » (le Privacy Shield ), en échange de l’assurance par le directeur du renseignement national américain qu’aucune « surveillance de masse indiscriminée » ne serait pratiquée – promis-juré ! Il suffit ainsi d’allumer son téléphone mobile pour pratiquer l’import-export sans le savoir. Au moment où la bataille contre le grand marché transatlantique rassemble des millions d’opposants, la réaffirmation du libre-échange électronique n’a pas suscité de réaction particulière.

L’existence et l’ampleur de mobilisations sur ces thèmes aiguilleront l’avenir du « travail numérique » sur l’une des pistes qui déjà se dessinent. La première, celle d’une défaite sans combat, consacrerait le statut de l’usager-courtier de ses propres données. Selon ce modèle imaginé aux Etats-Unis au début des années 2010 par Jaron Lanier, informaticien et gourou de la réalité virtuelle, « dès qu’une personne contribue par quelque moyen et si peu que ce soit à une base de données, (…) elle recevra un nanopaiement proportionnel à l’ampleur de la contribution et à la valeur qui en résulte. Ces nanopaiements s’additionneront et fonderont un nouveau contrat social (8) ». Tous (nano)boutiquiers !

La deuxième voie est celle d’une reprise en main par les États. Depuis le début des années 2010 aux États-Unis et le renforcement de l’austérité, l’exaspération monte contre la grande évasion fiscale pratiquée par les entreprises de haute technologie. En marge des procédures ouvertes par le commissariat européen à la concurrence contre Google et des diverses enquêtes nationales pour fraude, l’idée a germé en France de taxer les entreprises technologiques sur la valeur générée par les données personnelles. Dans leur rapport sur la fiscalité du secteur numérique, les hauts fonctionnaires Nicolas Colin et Pierre Collin militent pour que « la France recouvre un pouvoir d’imposer les bénéfices issus du “travail gratuit” des internautes localisés sur le territoire français » selon le principe du « prédateur-payeur » (9).

S’appuyant sur cette méthode, le sociologue Antonio Casilli a proposé que cette taxe finance un revenu inconditionnel de base. Ce dernier, explique-t-il, serait envisagé à la fois « comme levier d’émancipation et comme mesure de compensation pour le digital labor (10) ». La métamorphose de la question des données personnelles en une question politique progressiste trouve ici une formulation. On peut en imaginer d’autres, qui reposeraient non plus sur la marchandisation, mais sur la socialisation.

Dans les domaines du transport, de la santé, de l’énergie, les informations de masse n’ont jusqu’ici servi qu’à mettre en musique l’austérité en réalisant des économies. Elles pourraient tout aussi bien contribuer à améliorer la circulation urbaine, le système sanitaire, l’allocation des ressources énergétiques, l’éducation. Plutôt que de migrer par défaut outre-Atlantique, elles pourraient échoir par obligation à une agence internationale des données placée sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Des droits d’accès différenciés étageraient la possibilité de consultation et d’usage : automatique pour les individus concernés; gratuite mais anonymisée pour les collectivités locales, les organismes de recherche et de statistique publics; possible pour les animateurs de projets d’utilité collective non commerciaux.

L’accès des acteurs privés à la précieuse matière première serait en revanche conditionné et payant : priorité au commun, et non plus au commerce. Une proposition connexe, mais envisagée à l’échelon national, dans une optique de souveraineté, a été détaillée en 2015 (11). Une agence internationale présenterait l’avantage de regrouper d’emblée autour de normes strictes un ensemble de pays sensibles aux questions de confidentialité et désireux de contester l’hégémonie américaine.

 Une colère qui se trompe d’objet

L’élan nécessaire pour populariser une propriété et un usage socialisés des données se heurte encore au sentiment d’infériorité technique qui conjugue le « C’est trop complexe » au « On n’y peut rien ». Mais, malgré sa sophistication et son lexique emberlificoté, le domaine numérique n’est pas détaché du reste de la société, ni placé en apesanteur politique. « Nombre de concepteurs d’Internet déplorent le devenir de leur créature, mais leur colère se trompe d’objet, observe le critique Evgeny Morozov : la faute n’incombe pas à cette entité amorphe, mais à la gauche, qui s’est montrée incapable de proposer des politiques solides en matière de technologie, des politiques susceptibles de contrecarrer l’innovation, le “bouleversement”, la privatisation promus par la Silicon Valley (12). »

La question n’est plus de savoir si un débat émergera autour du contrôle des ressources numériques, mais si des forces progressistes prendront part à cet affrontement. Des revendications comme la réappropriation démocratique des moyens de communication en ligne, l’émancipation du travail numérique, la propriété et l’usage socialisés des données prolongent logiquement un combat vieux de deux siècles. Et déjouent le fatalisme qui situe inéluctablement l’avenir au croisement de l’État-surveillant et du marché prédateur.

Dans Le Temps (Suisse, 27 janv. 2016)

Dans le quotidien Le Temps de Genève, qui avait déjà accueilli des articles et des interviews sur mes travaux, le journaliste Nic Ulmi revient sur la question du financement du revenu de base via une fiscalité adaptée des géants du numérique. Cet article intervient dans le débat en cours au sein de la Confédération Helvétique en vue du référendum sur le revenu de base de juin 2016.

Des clics et des «likes» pour financer le revenu de base

Un rapport présenté au gouvernement français envisage l’allocation universelle comme une manière de redistribuer la richesse générée par les usagers du Web


Publié mercredi 27 janvier

Comment se fait-ce? C’est la question que posait il y a quelque temps Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, entrepreneur et observateur du numérique depuis les années 80. «Nous vivons à une époque où il y a deux tendances contradictoires. D’un côté, tout le monde dit: n’est-ce pas formidable, cette décentralisation du pouvoir, grâce à Twitter etc? De l’autre côté, la richesse est de plus en plus centralisée. Comment est-il possible que le pouvoir soit décentralisé et la richesse de plus en plus centralisée?» se demandait le Californien dans une interview publiée par Le Monde. Le numérique produit une richesse faramineuse, il démultiplie les possibilités de nos vies, oui. Mais par son échec à gérer la valeur de sa matière première – l’information –, il est en train selon Lanier «de détruire la classe moyenne et l’économie de marché».

C’était en 2013: avant le débat généralisé sur la «quatrième révolution industrielle», sur la «fin du travail» dans un avenir automatisé et sur le 99% du patrimoine mondial possédé par 1% de la population. L’expression digital labor venait d’être inventée et l’initiative populaire fédérale «Pour un revenu de base inconditionnel» (RBI) venait d’être déposée. Justement: la reconnaissance du digital labor et l’introduction du RBI apparaissent aujourd’hui comme une piste possible pour naviguer dans les courants contradictoires qui menacent de déchirer nos économies et nos sociétés. C’est l’idée d’Antonio Casilli, professeur d’humanités numériques à la grande école Télécom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. C’est aussi l’un des chantiers de réflexion dont le Conseil national du numérique (CNUM) recommande l’ouverture dans un rapport remis le 6 janvier dernier au gouvernement français.

Travailler inconsciemment

Digital labor: Le Temps s’en entretenait avec Casilli il y a tout juste une année (LT du 13.01.2015). Omniprésent, élusif, très lucratif pour qui en récolte le fruit, c’est le travail fourni par la main-d’œuvre numérique que nous sommes, à chaque fois que, en en pianotant sur Google ou en «likeant» sur Facebook, nous produisons de l’information. Ce «travail gratuit inconscient», selon les termes du rapport du CUNM, fait la fortune des plateformes du Web qui sont en mesure d’extraire la valeur de cette information. C’est paradoxal («Si on m’offre un service gratuit, est-ce tout de même de l’exploitation?») et c’est controversé: pour le sociologue Dominique Cardon, c’est seulement le travail de transformation fourni par la plateforme qui donne «un sens et une valeur aux productions individuelles des internautes». Mais une réalité est incontestable: nos clics génèrent une richesse qui nous passe, si l’on ose dire, par dessus la tête.

On dit «nos clics», mais en réalité le clic est déjà dépassé. Notre simple présence est un gisement d’information, donc de valeur, à partir du moment où nous sommes connectés. «La massification de l’usage d’Internet et des terminaux numériques multiplie les capteurs et les sujets d’observation possibles: comportements, interrelations, goûts, déplacements… Cette tendance devrait prendre une importance croissante avec le développement de l’Internet des objets et des projets visant à rendre les transports, les bâtiments, les villes plus intelligents (smart cities)», note le CNUM.

Berne, Helsinki, Kingston

Revenu de base inconditionnel: la Suisse va voter là-dessus le 5 juin prochain. La Finlande est en train d’étudier sa mise en œuvre. La municipalité de Kingston, Ontario, s’affiche depuis décembre dernier comme la première collectivité publique canadienne à soutenir son introduction dans le pays. Les détracteurs de cette mesure, consistant à verser à chaque habitant un revenu qui «doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique», parlent de dépendance, de démotivation, voire du risque de dumping salarial et social. Ses partisans la défendent comme un socle permettant, entre autres, d’accomplir des activités qui contribuent au bien-être collectif et à sa durabilité, mais qui ne sont pas monétisées. Il s’agit également de redistribuer une richesse générée de façon diffuse – par le digital labor, par exemple – et captée par un petit nombre d’acteurs économiques de manière privée.

«L’enjeu consiste à reconnaître le digital labor comme une activité productive centrale dans la société numérique», explique au téléphone Antonio Casilli, co-auteur d’un ouvrage récent sur la question* et associé aux travaux du Conseil national du numérique en qualité d’expert. Comment? «Le rapport du CNUM préconise de décorréler l’emploi et le travail et de se poser la question de comment rémunérer l’acte productif selon des formes qui dépassent la notion de salaire là où elle est périmée. Pour cela, il faut réfléchir notamment – c’est la recommandation finale du rapport – au revenu de base.»

Salaire ou dividende

Payés pour cliquer? Le salaire du «likeur»? «Attention, il ne faudrait pas envisager cela comme une rémunération du fruit du travail sur les plateformes numériques. Si on faisait cela, on s’inscrirait dans un cadre désormais suranné. On n’a pas à être salarié de ces plateformes, mais plutôt à envisager les revenus redistribués comme des dividendes», précise Antonio Casilli.

Comment, au juste, collecter ces sommes auprès de ceux qui, jusqu’ici, se l’approprient? «La piste la plus intéressante, mais sans doute la plus difficile, est celle d’une redistribution qui aurait lieu via une fiscalité adaptée au numérique.» Cette route a été ouverte: «Il y a des réflexions audacieuses dans le rapport Collin/Colin sur la fiscalité de l’économie numérique, remis au ministère de l’économie en 2013, et dans la note d’analyse Charrié/Janin sur ce thème, présentée au gouvernement en 2015. Ces deux documents n’évoquent pas le revenu de base, mais ils avancent l’idée que l’impôt payé par les entreprises du numérique doit être basé sur la quantité de données collectées, source de leur richesse.» Or, ces données «s’appuient sur le contenu produit par les utilisateurs d’une manière qui est assimilable à un travail gratuit».

Le principe du RBI sera peut-être adopté en Suisse (un sondage du Tages Anzeiger donnait en octobre 49% de oui) et progressera sans doute ailleurs dans le monde. La diversité de ses défenseurs, porteurs de projets de société allant du plus solidaire au plus néolibéral, présage alors d’autres batailles à venir, portant sur son financement et ses modalités.

* Dominique Cardon & Antonio A. Casilli, «Qu’est-ce que le digital labor?» (Paris, Editions de l’INA, 2015)

Work in Progress : quand les syndicats rencontrent les innovateurs (21 janv. 2016)

Dans la foulée de la journée Sharers & Workers organisée par l’IRES (où j’avais assuré le rôle de keynote speaker), le NUMA, haut-lieu parisien de l’innovation et du coworking, a hébergé le 21 janvier 2016 “À néo-salariat, néo-syndicat ?”, première rencontre de la série de débats Work In Progress. Sur invitation du modérateur Arthur de Grave (Ouishare), j’ai participé à cette soirée stimulante, au cours de laquelle syndicalistes, entrepreneurs, freelancers et représentants du monde associatif se sont retrouvés pour discuter les évolutions récentes du monde du travail.

Voilà l’enregistrement vidéo du débat.

Et voilà le Storify.

Grand entretien dans L’Echo (Belgique, 17 oct. 2015)

Dans le quotidien belge L’Echo, une interview à partir de notre dernier ouvrage Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).

Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore”

  • Rafal Naczyk

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l'Ehess. © DIDIER GOUPY

Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities au département SES de Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar Morin de l’Ehess. © DIDIER GOUPY

 

Internaute, blogueur, utilisateur des médias sociaux, on vous exploite, on vous spolie. Aller de lien en lien, arpenter les arcanes du web ne serait plus un innocent loisir, mais aussi du travail. L’internaute est un travailleur qui s’ignore. C’est la thèse défendue par le sociologue Antonio Casilli dans son ouvrage “Qu’est-ce que le Digital Labor?” (éd. INA), coécrit avec le sociologue Dominique Cardon. Chercheur à l’Ehess à Paris, auteur de plusieurs ouvrages sur les cultures numériques, Antonio Casilli est un des grands spécialistes à interroger la transformation des relations entre capital et travail à l’ère numérique.

Consulter ses mails, son mur Facebook et tweeter dès le réveil, c’est travailler ou s’adonner à un loisir?

C’est travailler dans la mesure où l’on produit de la valeur pour les plateformes numériques, qui collectent et exploitent les données non seulement d’un point de vue informatique, mais aussi économique. Seulement, cette activité est brouillée: notre vie connectée entrecroise à tel point notre vie professionnelle qu’elle crée un “espace hybride”, dans le sens où il n’est jamais complètement consacré au travail ni jamais entièrement consacré au loisir…

C’est pourquoi les sciences sociales proposent d’adopter de nouveaux termes pour définir ces activités mixtes travail-loisir, comme le mot-valise “weisure” (de work et leisure, NDLR) ou encore la notion de “playbor” (de play et labor, NDLR). D’autant plus que notre activité en ligne n’a même plus besoin d’une intervention active de notre part.

Qu’entendez-vous par là?

À mesure que se développent les objets connectés qui enregistrent nos comportements dans les interstices mêmes de notre existence (comme nos repas, nos activités sportives, voire notre sommeil), on entre dans ce que je définis comme “l’internet d’émission”. Un internet qui sollicite de moins en moins la volonté de l’usager. On ne vous demande plus de poster en ligne des photos ou des textes, mais on est capable de faire produire aux dispositifs qui nous entourent des données personnelles, qui relèvent soit de votre activité, soit de vos emplacements. En d’autres termes, notre activité de production ne s’arrête donc jamais. Et certainement pas au moment où l’on rentre chez soi après une journée de travail… Le cri de ralliement du mouvement syndical “8h pour travailler, 8h pour nous éduquer, 8h pour nous reposer” n’a donc plus de sens.

À ce titre, vous parlez de “digital labour”. Comment le définissez-vous?

C’est un ensemble d’activités générées par notre présence en ligne. Des activités qui se déroulent sur des plateformes numériques comme les médias sociaux, mais aussi des applications mobiles comme Uber qui vous poussent constamment à cliquer, liker, donner des évaluations… Ces activités sont assimilables à du travail, parce qu’aussi bien les contenus générés par les utilisateurs que les extractions de données sont sujets à une forme de monétisation par les entreprises. Si vous publiez la photo de votre chaton sur Facebook, Facebook est capable de le monétiser. Le génie du “digital labor”, c’est que le travail n’a plus de limites, il devient interminable, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans que cette aliénation soit forcément ressentie.

La production de ces contenus n’est pas inscrite dans une relation de subordination… Alors comment parler de travail?

Il faut voir la subordination où elle se cache… La plupart des plateformes numériques sont caractérisées par le “Vendor Lock-In” (l’enfermement propriétaire, NDLR): elles vous enferment dans la plateforme même, en imposant une série de contraintes pour récupérer vos données, vos contacts, vos préférences ou vos contenus.

La deuxième forme de subordination est d’ordre contractuel. Le contrat est représenté par les “conditions générales d’usage” qui, en soi, sont assimilables à un contrat de travail dans la mesure où elles régulent très précisément qui profite du fruit de votre activité en ligne et de vos traces numériques. Que fait la plateforme avec vos données, que fait-elle avec vos contenus, à qui est-elle autorisée à les revendre, quel type de contenus vous devez produire pour la plateforme… Tout y est dit. En d’autres termes, l’internaute est un travailleur qui s’ignore.

La troisième forme de subordination, elle, est moins visible car elle concerne les formes d’injonctions à la participation. Par exemple à travers les relances ou les alertes. Si, pendant plusieurs jours, vous cessez de publier sur certaines plateformes comme Tumblr, la plateforme vous rappelle à l’ordre. Aux états-Unis, le réseau social LinkedIn va d’ailleurs devoir dédommager à hauteur de 13 millions de dollars certains usagers qui estiment avoir reçu trop de rappels intempestifs de sa part.

Vous parlez d’invisibilisation des opérations productives. Ce serait donc un travail inconscient?

Il s’agit plutôt de “travail implicite”. Implicite car il ne dit pas son nom, parce qu’il n’est pas reconnu en tant que tel, et parce qu’il n’est même pas ressenti comme tel… Ce “travail implicite” n’est pas très éloigné du “travail invisible”, caractéristique du siècle passé. Pensez à l’importance du travail des femmes au foyer qui, par la prise en charge des tâches domestiques, soutiennent en réalité la force de travail.

La reconnaissance de ces tâches a longtemps été décrédibilisée, sous prétexte qu’elles les faisaient par amour. Pourtant, les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes ont fait en sorte que ce “travail invisible” soit reconnu et rémunéré au travers des politiques sociales.

Or, le “digital labor” ne relève pas de la décision, il se passe complètement de la question de la volonté et échappe à l’utilisateur dans tous les sens du terme. Et ce n’est pas parce que ce dernier prend du plaisir à être sur Facebook que ce n’est pas du travail! Dès lors qu’il y a création de valeur, il y a travail.

Vous dites que le capitalisme numérique profite surtout des tâches non spécialisées et à faible niveau d’implication… En d’autres termes, internet réinvente-t-il l’ouvrier du textile du Moyen âge?

Le “digital labor” ne demande pas des compétences ou des talents particuliers. Il participe à la déqualification de certains métiers en atomisant une série de tâches. À chaque fois, le travail fourni consiste en des gestes simples, insignifiants. C’est l’idéal du travailleur flexible – le contraire de l’homme de métier.

Nous ne sommes pas très loin du “travail en miettes” de Georges Friedmann, qui décrivait, avant l’invention d’internet, l’assèchement du travail par l’hyper-spécialisation. Dans ce schéma, les hackers seraient l’incarnation moderne des “sublimes”, ces ouvriers spécialisés de la fin du XIXe siècle qui étaient tellement doués qu’ils pouvaient choisir leur employeur. Sauf qu’avec le “digital labor”, on assiste à une prolétarisation progressive, car on s’expose à un travail tellement émietté qu’on n’arrive même plus à développer de savoirs autour.

Vous avez un exemple concret?

Le cas le plus flagrant est peut-être celui du Mechanical Turk d’Amazon. Cette plateforme met en relation des travailleurs qui réalisent des microtâches répétitives, des “Hits”, pour des entreprises qui les rémunèrent quelques centimes. Leur job consiste à remplir des questionnaires, écrire un commentaire, cliquer, organiser des playlists, regarder une vidéo, etc. Ce nouveau prolétariat numérique vend en fait son temps de vie pour une misère. Mais la logique du “digital labor” va bien au-delà. Ce travail, parcellaire et atomisé, n’est pas toujours rémunéré. En fait, il ne l’est que rarement. Pour “vérifier que vous n’êtes pas un robot”, Google vous demande parfois de déchiffrer des mots déformés. Sans le savoir, vous aidez à la numérisation de Google Books. Gratuitement.

Faut-il taxer ou rémunérer ce travail numérique?

C’est une question à traiter avec beaucoup de précaution. Je ne suis pas pour une rémunération à la tâche des utilisateurs, car elle expose l’usager à des formes encore plus extrêmes d’exploitation. On se retrouverait devant une clause léonine, une négociation totalement asymétrique à l’avantage des propriétaires des plateformes. Avec des tarifs forcément à la baisse… C’est l’exemple à ne pas suivre, parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de lieu de négociation avec les plateformes numériques. Face aux géants du web, le “digital laborer” ne pèse rien.

Alors que faire?

Il faut explorer des modalités alternatives. Il y a la piste d’une rémunération en droits d’auteur sur le mode “royalties de la donnée” – vous devez me payer quand vous utilisez un de mes posts ou une de mes photos. Mais cette solution est impraticable. Selon moi, il faut d’abord reconnaître le “digital labor” comme une entreprise collective. Le principe même d’internet, le partage sur Facebook, les RT sur Twitter font que la donnée personnelle est un enjeu forcément collectif. C’est pourquoi je défends plutôt l’idée d’un “revenu de base inconditionnel”, qui serait financé par une taxation des plateformes numériques. En France, la taxation des données utilisateurs a déjà été préconisée par le rapport Colin et Collin du ministère des Finances, qui, dès 2014, introduisait la notion de “travail gratuit” que fournissent les utilisateurs. Mais les entreprises aussi ont tout intérêt à évaluer la valeur produite par ce travail invisible. Car en produisant des données, elles travaillent sans s’en rendre compte pour les géants du web.

“Qu’est-ce que le Digital Labor?”, par Antonio Casilli et Dominique Cardon, éd. INA, 2015, 103 p., 6 euros.

Source: Antonio Casilli “L’internaute est un travailleur qui s’ignore” | L’Echo