Grand entretien dans l’Humanité (1 févr. 2019)

Dans le quotidien L’Humanité, je m’entretiens avec la journaliste Kareen Janselme à propos de mon ouvrage En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic (Éditions du Seuil, 2019).

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« Avec l’intelligence artificielle, le travail devient plus volatil, plus précaire » Antonio A. Casilli

Entretien réalisé par Kareen Janselme

Derrière le mirage et l’illusion de l’IA, se cachent en réalité une multitude d’opérateurs humains fragilisés qui constituent les nouveaux prolétaires d’aujourd’hui, dénonce le sociologue et maître de conférences dans son livre passionnant et très documenté En attendant les robots, enquête sur le travail du clic (Seuil).

Dans ce livre au titre provocateur à la Beckett, vous tentez de lever le voile sur le grand bluff de l’intelligence artificielle et de son pendant : la peur qu’elle inspire au monde du travail, qui s’inquiète d’un remplacement des êtres humains par les robots. Pourquoi le travail ne va-t-il pas disparaître ?

Antonio A. Casilli Quand on évoque l’intelligence artificielle (IA) dans le langage courant, on entend la plupart du temps « machine learning ». Cet « apprentissage machine » est un sous-domaine en train d’exploser. Or les machines ont besoin de millions d’exemples pour pouvoir apprendre. Et ce sont les êtres humains qui entraînent, qualifient, précisent, départagent les faux exemples des bons, etc. Plus vous introduisez sur un marché des solutions intelligentes, plus vous avez besoin d’êtres humains qui entraînent ou valident ces mêmes solutions technologiques. Du coup, vous faites monter la demande de travail humain. L’humain est inéliminable. L’automation complète est logiquement impossible, car telle qu’elle est structurée aujourd’hui, l’IA vise à mettre en place une « intelligence artificielle faible » soit tout au plus des assistants de la décision humaine (comme les commandes vocales Siri, Cortana). On est en train de construire quelque chose de différent de ce que l’on nous promet : une intelligence artificielle vraiment artificielle. Les machines sont en fait bel et bien des hommes qui calculent. Je fais le pari intellectuel qu’il y aura donc de plus en plus de travail humain, mais plus précaire, plus volatil, moins protégé. Déjà, le discours marketing des entreprises productrices d’IA consiste à l’invisibiliser. On ne parle pas de travail, mais de « collaboration » chez Uber. Chez Amazon Mechanical Turk, on appelle les travailleurs des « participants » ; sur Facebook, on évoque des usagers, des you-tubeurs, des contributeurs… Tout un éventail de termes pour mettre à distance le travail, pour le désarmorcer en tant que force sociale. Celle-ci a une histoire de plusieurs siècles, avec des personnes organisées, des institutions et des droits gagnés grâce à des siècles de luttes sociales. C’est comme si les producteurs d’IA voulaient tout effacer. En désamorçant la terminologie même du travail, on cherche à mettre à distance toutes les possibilités de reconnaissance et d’organisation du travail.

Qu’est-ce donc que ce « digital labor » que vous divisez en trois familles ?

Antonio A. Casilli Le « digital labor » est un travail tâcheronisé et datafié. Il pousse à l’extrême les logiques tayloristes de fragmentation de l’activité humaine et de standardisation de ces mêmes gestes productifs jusqu’à arriver à la microtâche la plus simple du monde : le clic sur une souris d’ordinateur, opéré par un doigt, le « digitus » d’où ce nom de « digital labor » et non pas de travail numérique. Vient ensuite le critère de datafication. Ce travail produit de l’information sous forme de données. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on a introduit des systèmes de surveillance de l’activité et de comptage de la production que les plateformes exacerbent aujourd’hui en faisant émerger un nouveau type de travail. Un travail tellement fragmenté, tellement datafié qu’on n’arrive presque plus à le reconnaître en tant que tel car il est fondé sur des activités non ostensibles. Dans mon livre, j’identifie trois familles principales : le « digital labor » à la demande (Uber, Deliveroo), le travail social en réseau (Facebook, Instagram) et le microtravail. J’insiste beaucoup sur l’exemple des microtâcherons. Des plateformes comme Amazon Mechanical Turk, Clixsense, Upwork mettent en relation des entreprises – appelées des « requérants » et jamais des « employeurs » – avec des microtravailleurs qui réalisent des microtâches. Celles-ci peuvent durer quelques minutes à peine et sont payées quelques centimes. Ces tâches sont importantes parce qu’elles sont le nerf de la guerre autour de l’IA, servant à enseigner aux machines. Il existe aussi des microtâcherons d’un type particulier, qui produisent de la fausse viralité ou du faux visionnage de vidéo sur YouTube… On rentre dans une espèce de marché noir de ce marché invisible et la situation devient plus complexe, les conditions de travail sont encore plus désatreuses et plus précaires. Et les rémunérations sont très faibles, jusqu’à 0,0006 centime la tâche…

Ces petites mains du Net sont présentes partout sur la planète, mais où se concentrent-elles ?

Antonio A. Casilli La répartition géographique est extrêmement parlante. Nos données pointent une véritable polarisation entre des pays du Nord qui recrutent des microtravailleurs situés dans des pays émergents ou en voie de développement. Il semblerait qu’il y ait une reproduction de certains déséquilibres asymétriques de nature coloniale. Mais la situation est plus complexe : ainsi l’Inde et la Chine ne sont pas simplement les proies des plateformes capitalistes du Nord, mais elles-mêmes possèdent des plateformes imposantes et importantes en termes d’effectifs. En Chine, le marché des Weikey (marché de l’information à la demande) concernerait 300 millions de personnes. Qui attire-t-il ? Aux États-Unis, ce sont plutôt des femmes ayant déjà un travail, avec un bon niveau socio-économique et culturel, travaillant chez elles dans des zones urbaines. La situation est différente dans les pays du Sud. On y trouve une majorité de personnes s’identifiant comme hommes avec une haute qualification, mais aussi des personnes à peine capables d’écrire et de lire, dont c’est la première source de revenus, qui s’organisent pour travailler ensemble dans des zones rurales ou périurbaines. Ils travaillent suivant le rythme des annonces de microtâches publiées sur ces plateformes. Quand la journée de travail se termine en Europe ou aux États-Unis, elle commence en Inde ou en Indonésie. Les journées de travail ne s’arrêtent jamais sur ces plateformes. On appelle cela un cycle solaire de 24 heures, avec un marché du travail qui ne dort jamais. On y trouve des tâches abrutissantes, parfois de modération de contenus problématiques : imaginez que vous êtes un travailleur indien, musulman, et que vous devez regarder à longueur de journée des vidéos porno pour les modérer. Sans parler des lieux de travail : des cybercafés, ou des usines à clic situées dans d’anciens hangars désaffectés transformées en fermes de microtravail en Chine, où des personnes doivent cliquer manuellement sur des milliers de smartphones.

Trouve-t-on en France des « tâcherons du clic » ?

Antonio A. Casilli Oui. Parce qu’on trouve des plateformes qui font du microtravail en France : Fullfactory est une plateforme française de microtravail qui déclare comme effectif 50 000 personnes et qui cherche à respecter tout un ensemble de règles françaises. Mais les plateformes n’assument pas leur rôle d’employeurs principaux et reportent la responsabilité de la protection sociale sur les travailleurs. Ça nous invite à la même vigilance que nous exerçons sur les plateformes internationales. Ce qui se passe aujourd’hui en France avec ces microtâcherons du clic payés à la pièce nous renvoie à une situation qu’on croyait avoir dépassée, celle du XIXe siècle, avec l’omniprésence du marchandage. Ce système était plutôt organisé comme une espèce d’artisanat très répandu dans lequel il y avait des micro-artisans, des tâcherons, des piéçards qui réalisaient du travail payé à la pièce. Ce type d’exploitation posait problème et on a décidé de tourner la page en passant à un autre système : l’institution salariale, encadrée formellement avec un ensemble de droits et de responsabilité. Elle est aujourd’hui mise en danger par ces acteurs économiques qui se définissent comme des plateformes numériques.

Comment éviter cette déviance et agir pour défendre les travailleurs ?

Antonio A. Casilli Mon livre n’est pas optimiste, même si je dis que les humains ne vont pas remplacer les robots. La mauvaise nouvelle, c’est que d’autres humains moins bien payés et plus exploités vont remplacer les personnes qui sont au travail aujourd’hui. Mais des issues existent déjà. La première, c’est le renouveau d’une approche syndicale à ce type de travail. Il y a des recours collectifs de centaines de personnes contre Google qui ont utilisé pendant des années ReCAPTCHA (1) et qui veulent être requalifiées en salariées. Récemment, la décision de la cour d’appel de Paris considérant les livreurs Uber comme des salariés est intéressante. Les grandes centrales syndicales FO, CGT, SUD, CGIL en Italie, IGMetall en Allemagne sont extrêmement présentes et depuis longtemps sur ces métiers-là, mais avec des disparités qui apparaissent au sein de ces organisations. Des coordinations de base, plus ou moins spontanées, de guildes, d’associations de travailleurs ou de simples usagers des plateformes créent aussi leur propre syndicat pour faire accepter certaines revendications. Une deuxième piste consiste à construire des plateformes qui ne soient pas exclusivement basées sur des logiques capitalistes, d’où l’idée du coopérativisme de plateforme. Ce mouvement existe depuis 2015, avec des personnes qui me sont proches comme Trebor Scholz, ou d’autres en Europe, qui cherchent à revitaliser les coopératives existantes en les aidant à se saisir des outils numériques, et à coopérativiser ou mutualiser les plateformes pour qu’elles acceptent, par exemple, une participation collective à la gestion des algorithmes, à la répartition de la valeur, à l’établissement de certaines règles et comportements et de conditions d’utilisation. Enfin, une troisième idée très intéressante serait de revenir à l’esprit originaire des plateformes du XVIIe siècle, soit un projet politique qui vise à dépasser la propriété privée, à dépasser le travail subordonné et à assurer une gestion commune, un faisceau de droits bien organisés pour l’accès à ces plateformes, à ces informations, à ces valeurs. Une plateforme respectueuse autant des communs numériques que des communs naturels.

Vous terminez votre livre en apportant votre pierre aux discussions sur le revenu universel…

Antonio A. Casilli Il y a vingt ans, le revenu universel n’intéressait que quatre gauchistes et quelques libertaires. Aujourd’hui, vous vous retrouvez avec Marc Zuckerberg et le Mouvement 5 étoiles en Italie, qui met en place un revenu universel, en fait une petite aide pour les chômeurs, voire même plutôt pour les entreprises qui vont les embaucher… Il y a vraiment une énorme confusion. Moi, j’insiste sur un revenu universel inconditionnel, versé, toutes prestations sociales égales par ailleurs. Mais à quelle ressource productive faut-il le relier ? À mon sens, c’est la quantité énorme de données, de richesses et de services qu’on produit sur ces plateformes qui doit être considérée pour mettre en place une fiscalité du numérique adaptée à ces plateformes, et ne pas les imposer sur la base exclusive de leurs profits parce qu’il y a mille manières d’y échapper, mais plutôt sur la base du nombre d’usagers pour chaque pays. En 2013, le rapport Collin et Colin de Bercy parlait déjà du travail invisible des usagers des plateformes et de la mise en place d’une fiscalité sur cette base. Je fais un pas supplémentaire en disant que cette fiscalité doit servir à payer un revenu universel numérique.