travail

Economie et politique des plateformes numériques : le programme de mon séminaire #ecnEHESS 2016-17

FINALLY ! Pour la neuvième année consécutive, mon séminaire Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques (#ecnEHESS) ouvre ses portes le 21 novembre 2016 à l’EHESS de Paris. Pour récompenser votre patience, le programme de cette année réserve plus d’une surprise : des intervenants internationaux pour une réflexion sur l’impact politique du numérique, avec des séances spéciales sur la surveillance de masse, sur l’économie et l’idéologie des plateformes, sur les libertés fondamentales à l’heure d’internet.

Comme toujours, les inscriptions sont ouvertes aux auditeurs libres : il suffit d’envoyer un petit mail gentil via ce formulaire. La première séance aura lieu le lundi 21 novembre 2016, EHESS. Les séances successives, le troisième lundi de chaque mois de 17h à 20h.

ATTENTION : changement d’adresse. Cette année le séminaire se déroulera au 96 bd Raspail 75006 Paris, salle M. & D. Lombard. NB: la séance de fin d’année aura lieu le mercredi 14 décembre 2016. Pour plus de précisions sur les dates et les salles (et pour d’éventuels changements), se référer à la page de l’enseignement.

Programme

 platform 21 novembre 2016
Christophe Benavent (Paris Nanterre)
Gouvernementalité algorithmique des plateformes
 lloirns 14 décembre 2016
Isabelle Attard (députée citoyenne du Calvados) et Adrienne Charmet (La Quadrature du Net)
Internet, surveillance et libertés fondamentales en France
 ideology 16 janvier 2017
Benjamin Loveluck (Télécom ParisTech)
Idéologies et utopies du numérique
 workfutur 20 février 2017
Mark Graham (Oxford Internet Institute) et Karen Gregory (University of Edinbugh)
Global platforms and the future of work
 gafa 20 mars 2017
Nikos Smyrnaios (Université Toulouse 3)
Stratégies et logique des GAFAM
 mturk 10 avril 2017
Mary Gray (Microsoft Research)
Behind the API: Work in On-Demand Digital Labor Markets
 datanomix 15 mai 2017
Louis-David Benyayer (Without Model) et Simon Chignard (Etalab)
Les nouveaux business models des données
 magna 19 juin 2017
Juan Carlos De Martin (NEXA Center for Internet & Society)
Looking back at the 2015 ‘Declaration of Internet Rights’

Dans Le Monde Diplomatique (sept. 2016)

Un article signé Pierre Rimbert à propos de digital labor et revenu de base, paru dans la livraison du mois de septembre 2016 du Monde Diplomatique.

Se réapproprier une ressource d’utilité publique

Données personnelles, une affaire politique
Pierre Rimbert

Il s’est vendu dans le monde 1,424 milliard de smartphones en 2015; deux cents millions de plus que l’année précédente. Un tiers de l’humanité porte un ordinateur dans sa poche. Tripoter cet appareil si pratique relève d’une telle évidence qu’on en oublierait presque le troc qu’il nous impose et sur lequel repose toute l’économie numérique : les entreprises de la Silicon Valley offrent des applications à des utilisateurs qui, en échange, leur abandonnent leurs données personnelles. Localisation, historique de l’activité en ligne, contacts, etc., sont collectés sans vergogne (1), analysés et revendus à des annonceurs publicitaires trop heureux de cibler « les bonnes personnes en leur transmettant le bon message au bon moment », comme le claironne la régie de Facebook. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », annonçait déjà un adage des années 1970.

Alors que les controverses sur la surveillance se multiplient depuis les révélations de M. Edward Snowden en 2013, l’extorsion de données à visée commerciale n’est guère perçue comme une question politique, c’est-à-dire liée aux choix communs et pouvant faire l’objet d’une délibération collective. En dehors des associations spécialisées, elle ne mobilise guère. Peut-être parce qu’elle est mal connue.

Dans les années 1970, l’économiste américain Dallas Smythe s’avise que toute personne affalée devant un écran est un travailleur qui s’ignore. La télévision, explique-t-il, produit une marchandise : l’audience, composée de l’attention des téléspectateurs, que les chaînes vendent aux annonceurs. « Vous apportez votre temps de travail non rémunéré et, en échange, vous recevez les programmes et la publicité (2). » Le labeur impayé de l’internaute s’avère plus actif que celui du téléspectateur. Sur les réseaux sociaux, nous convertissons nous-mêmes nos amitiés, nos émotions, nos désirs et nos colères en données exploitables par des algorithmes. Chaque profil, chaque « J’aime », chaque tweet, chaque requête, chaque clic déverse une goutte d’information valorisable dans l’océan des serveurs réfrigérés installés par Amazon, Google et Microsoft sur tous les continents.

« Travail numérique », ou digital labor, est le nom dont on a baptisé ces tâches de mise en données du monde réalisées gratuitement. Les mastodontes de la Silicon Valley prospèrent sur ce « péché originel ». « Ce qui gît au fond de l’accumulation primitive du capital, écrivait Karl Marx en 1867 dans Le Capital, c’est l’expropriation du producteur immédiat. » Pour clôturer les pâtures communes, mettre au travail salarié les paysans affamés ou coloniser le Sud, le capital recourut à « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Au XXIe siècle, l’arsenal comprend aussi des armes légères, comme les vidéos de chatons rigolos.

L’histoire économique créditera peut-être le patronat en baskets d’avoir universalisé la figure du dépouillé ravi, coproducteur consentant du service qu’il consomme. Les 75 milliards de dollars de chiffre d’affaires de Google en 2015, principalement tirés de la publicité, indiquent assez l’ampleur d’une accumulation par dépossession qui ne se cache même plus. À l’annonce des résultats de Facebook au deuxième trimestre 2016, le site Re/Code s’esbaudissait de ce que le réseau social, fort de 1,71 milliard d’inscrits, « gagne encore plus d’argent sur chaque personne, 3,82 dollars par utilisateur (3) ».

Rien n’est donc plus mal nommé que la donnée : elle est non seulement produite, mais de surcroît volée. Si le travail involontaire des internautes fait l’objet de lumineuses analyses universitaires (4), la gauche politique ou syndicale n’a pas encore intégré cette dimension à son analyse – et encore moins à ses revendications. Pourtant, les formes matérielles et immatérielles de l’exploitation s’imbriquent étroitement. Le travail numérique n’est qu’un maillon d’une chaîne passée aux pieds des mineurs du Kivu contraints d’extraire le coltan requis pour la fabrication des smartphones, aux poignets des ouvrières de Foxconn à Shenzhen qui les assemblent, aux roues des chauffeurs sans statut d’Uber et des cyclistes de Deliveroo, au cou des manutentionnaires d’Amazon pilotés par des algorithmes (5).

Les fermiers se rebiffent

Qui produit les données ? Qui les contrôle ? Comment se répartit la richesse qu’on en tire ? Quels autres modèles envisager ? Ériger ces questions en enjeu politique urge d’autant plus que la multiplication des objets connectés et l’installation systématique de capteurs tout au long des circuits de fabrication industrielle gonflent chaque jour les flux d’informations. « Les voitures actuelles produisent une quantité massive de données, fanfaronne le président de Ford, M. Mark Fields (Las Vegas, 6 janvier 2015) : plus de 25 gigaoctets par heure », soit l’équivalent de deux saisons de la série Game of Thrones. Des trajets aux paramètres de conduite en passant par les préférences musicales et la météo, tout atterrit sur les serveurs du constructeur. Et, déjà, des consultants s’interrogent : en échange, les conducteurs ne pourraient-ils pas négocier une ristourne (6) ?

Certaines forces sociales organisées et conscientes de leurs intérêts ont choisi d’élever le chapardage des données au rang de leurs priorités politiques. Par exemple les gros fermiers américains. Depuis plusieurs années, les engins agricoles bardés de capteurs moissonnent quantité d’informations qui permettent d’ajuster au mètre près l’ensemencement, les traitements, l’arrosage, etc. Début 2014, le semencier Monsanto et le fabricant de tracteurs John Deere ont, chacun de leur côté, proposé aux agriculteurs du Midwest de transmettre directement ces paramètres à leurs serveurs afin de les traiter.

Mais l’austère Mary Kay Thatcher, responsable des relations de l’American Farm Bureau avec le Congrès, ne l’entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs doivent savoir qui contrôle leurs données, qui peut y accéder et si ces données agrégées ou individuelles peuvent être partagées ou vendues », affirme-t-elle dans une vidéo pédagogique intitulée « Qui possède mes données ? ». Mme Thatcher redoute que ce matériel capté par les multinationales ne tombe entre les mains de spéculateurs : « Il leur suffirait de connaître les informations sur la récolte en cours quelques minutes avant tout le monde (7). » La mobilisation a porté ses fruits. En mars 2016, prestataires informatiques et représentants des fermiers s’accordaient sur des « principes de sécurité et de confidentialité pour les données agricoles », tandis qu’une organisation, la Coalition des données agricoles (Agricultural Data Coalition), mettait sur pied en juillet 2016 une ferme de serveurs coopérative pour en mutualiser le stockage.

De telles idées n’effleurent pas les dirigeants de l’Union européenne. En octobre 2015, une série de plaintes déposées par un étudiant autrichien contre Facebook pour non-respect de la vie privée a conduit à l’invalidation d’un arrangement vieux de vingt ans qui autorisait le transfert des données vers les entreprises américaines (le Safe Harbor ). L’Union aurait alors pu imposer aux géants du Web de stocker les informations personnelles des Européens sur le Vieux Continent. Elle s’est au contraire empressée de signer, début 2016, un nouvel accord de transfert automatique, l’orwellien « bouclier de confidentialité » (le Privacy Shield ), en échange de l’assurance par le directeur du renseignement national américain qu’aucune « surveillance de masse indiscriminée » ne serait pratiquée – promis-juré ! Il suffit ainsi d’allumer son téléphone mobile pour pratiquer l’import-export sans le savoir. Au moment où la bataille contre le grand marché transatlantique rassemble des millions d’opposants, la réaffirmation du libre-échange électronique n’a pas suscité de réaction particulière.

L’existence et l’ampleur de mobilisations sur ces thèmes aiguilleront l’avenir du « travail numérique » sur l’une des pistes qui déjà se dessinent. La première, celle d’une défaite sans combat, consacrerait le statut de l’usager-courtier de ses propres données. Selon ce modèle imaginé aux Etats-Unis au début des années 2010 par Jaron Lanier, informaticien et gourou de la réalité virtuelle, « dès qu’une personne contribue par quelque moyen et si peu que ce soit à une base de données, (…) elle recevra un nanopaiement proportionnel à l’ampleur de la contribution et à la valeur qui en résulte. Ces nanopaiements s’additionneront et fonderont un nouveau contrat social (8) ». Tous (nano)boutiquiers !

La deuxième voie est celle d’une reprise en main par les États. Depuis le début des années 2010 aux États-Unis et le renforcement de l’austérité, l’exaspération monte contre la grande évasion fiscale pratiquée par les entreprises de haute technologie. En marge des procédures ouvertes par le commissariat européen à la concurrence contre Google et des diverses enquêtes nationales pour fraude, l’idée a germé en France de taxer les entreprises technologiques sur la valeur générée par les données personnelles. Dans leur rapport sur la fiscalité du secteur numérique, les hauts fonctionnaires Nicolas Colin et Pierre Collin militent pour que « la France recouvre un pouvoir d’imposer les bénéfices issus du “travail gratuit” des internautes localisés sur le territoire français » selon le principe du « prédateur-payeur » (9).

S’appuyant sur cette méthode, le sociologue Antonio Casilli a proposé que cette taxe finance un revenu inconditionnel de base. Ce dernier, explique-t-il, serait envisagé à la fois « comme levier d’émancipation et comme mesure de compensation pour le digital labor (10) ». La métamorphose de la question des données personnelles en une question politique progressiste trouve ici une formulation. On peut en imaginer d’autres, qui reposeraient non plus sur la marchandisation, mais sur la socialisation.

Dans les domaines du transport, de la santé, de l’énergie, les informations de masse n’ont jusqu’ici servi qu’à mettre en musique l’austérité en réalisant des économies. Elles pourraient tout aussi bien contribuer à améliorer la circulation urbaine, le système sanitaire, l’allocation des ressources énergétiques, l’éducation. Plutôt que de migrer par défaut outre-Atlantique, elles pourraient échoir par obligation à une agence internationale des données placée sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Des droits d’accès différenciés étageraient la possibilité de consultation et d’usage : automatique pour les individus concernés; gratuite mais anonymisée pour les collectivités locales, les organismes de recherche et de statistique publics; possible pour les animateurs de projets d’utilité collective non commerciaux.

L’accès des acteurs privés à la précieuse matière première serait en revanche conditionné et payant : priorité au commun, et non plus au commerce. Une proposition connexe, mais envisagée à l’échelon national, dans une optique de souveraineté, a été détaillée en 2015 (11). Une agence internationale présenterait l’avantage de regrouper d’emblée autour de normes strictes un ensemble de pays sensibles aux questions de confidentialité et désireux de contester l’hégémonie américaine.

 Une colère qui se trompe d’objet

L’élan nécessaire pour populariser une propriété et un usage socialisés des données se heurte encore au sentiment d’infériorité technique qui conjugue le « C’est trop complexe » au « On n’y peut rien ». Mais, malgré sa sophistication et son lexique emberlificoté, le domaine numérique n’est pas détaché du reste de la société, ni placé en apesanteur politique. « Nombre de concepteurs d’Internet déplorent le devenir de leur créature, mais leur colère se trompe d’objet, observe le critique Evgeny Morozov : la faute n’incombe pas à cette entité amorphe, mais à la gauche, qui s’est montrée incapable de proposer des politiques solides en matière de technologie, des politiques susceptibles de contrecarrer l’innovation, le “bouleversement”, la privatisation promus par la Silicon Valley (12). »

La question n’est plus de savoir si un débat émergera autour du contrôle des ressources numériques, mais si des forces progressistes prendront part à cet affrontement. Des revendications comme la réappropriation démocratique des moyens de communication en ligne, l’émancipation du travail numérique, la propriété et l’usage socialisés des données prolongent logiquement un combat vieux de deux siècles. Et déjouent le fatalisme qui situe inéluctablement l’avenir au croisement de l’État-surveillant et du marché prédateur.

[Vidéo] La sociologie à l’ère du numérique : lien social, vie privée, travail (5 juil. 2016)

L’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française) m’a fait l’honneur de m’inviter en tant que “grand conférencier”, à son XXe colloque “Sociétés en mouvement, sociologie en changement”, qui a eu lieu du 4 au 8 juillet 2016 à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Montréal. Ma conférence Réinterroger les sciences sociales à l’heure du numérique (5 juillet 2016) est résumé dans cette vidéo, qui propose aussi des extraits d’un plus long entretien.

Digital labor – recension dans la Revue Européenne des Médias et du numérique (n°. 37, 2016)

Digital labor

185

Ce terme, qui n’a pas encore d’équivalent en français, désigne une forme nouvelle de travail, née de l’économie numérique, que constituent tous les modes de participation des internautes – blog, post, commentaire, vidéo, photo, « like », inscription ou recherche en ligne, etc. – sur les plates-formes numériques (…). Pour les théoriciens du digital labor, ces pratiques qui, de diverses manières, entretiennent le fonctionnement des réseaux sociaux et autres services internet sont assimilables à un travail et elles pourraient être valorisées comme tel. Cependant la thèse du digital labor ne fait pas consensus. Cette notion reste un domaine de recherche universitaire, ouvert par les travaux de Trebor Scholtz, (Digital Labor : The Internet as Playground and Factory, 2012) et Christian Fuchs (Digital Labour and Karl Marx, 2014).

En France, deux publications récentes reflètent l’attention portée à cette désignation des activités des internautes comme un travail inhérent au modèle économique des géants de l’internet : Qu’est-ce que le Digital Labor, édité par l’INA en juin 2015, compte rendu d’un débat organisé autour d’Antonio Casilli, maître de conférences à Télécom ParisTech, et de Dominique Cardon, sociologue à l’Orange Labs, ainsi que le rapport du Conseil national du numérique (CNNum), « Travail, Emploi, Numérique, les nouvelles trajectoires », remis en janvier 2016 à Myriam El Khomri, ministre du travail.

Fondée sur la collaboration, l’échange des connaissances et le bénévolat, la philosophie originelle de l’internet, promue par la communauté du logiciel libre ou celle des wikipédiens, s’éloigne tandis que se développe la marchandisation des usages numériques. Indéniable, ce phénomène se renforce à mesure que les appareils et les objets connectés se propagent. A l’approche économique du digital labor, théorique et subversive, s’oppose une vision sociologique, empirique et humaniste, de la contribution effective des internautes aux plates-formes internet.

Selon Antonio Casilli, le digital labor se définit par « la mise au travail de nos “liaisons numériques” ». A l’encontre des recherches consacrées aux usages « positifs » sur le web – la participation, le partage, le don –, au début des années 2010, les théoriciens du digital labor ont orienté leurs travaux, « sur les phénomènes de captation de la valeur par le capitalisme des plates-formes numériques, sur les dynamiques de récupération marchande des flux de générosité par les entreprises du web, qui ont prospéré durant ces dernières années en comptant sur la libéralité des utilisateurs et sur leur envie de participation ». A l’envie et au désir de contribution que pourraient manifester les internautes, ils opposent « une relation de travail non rémunérée ». Le digital labor est à la fois un travail « invisible » et « immatériel », un travail « des publics » et « des consommateurs ». Sa principale caractéristique est d’être « implicite », qu’il s’agisse des contenus générés par les internautes ou des données fournies par leurs diverses activités en ligne.

Du simple « clic » sur un lien d’un « j’aime », d’une requête dans un moteur de recherche aux collaborations plus actives telles qu’un post, une recommandation, un commentaire ou le partage d’une vidéo, jusqu’au système des reCAPTCHAs mis en place pour Google Books afin de pallier les défaillances de la reconnaissance automatique de caractères pour numériser des livres (les tests CAPTCHA servent à distinguer un utilisateur humain d’un robot en lui demandant de déchiffrer des mots déformés), il s’agit là de reconnaître la mutation des activités des internautes et des consommateurs en un travail « qui aide les machines », réalisé au profit des plates-formes numériques. Ainsi les tenants du digital labor invitent-ils « à ne plus considérer la production de valeur comme un acte volontaire et spécialisé ».

De récentes polémiques illustrent le problème posé par « la monétisation des contenus générés par les internautes », comme le rappelle Antonio Casilli en évoquant la question de la rémunération des blogueurs sur un site de presse ou encore la revente, par une plate-forme de partage, de photos mises en ligne sous licence Creative par des photographes amateurs. Et il ajoute : « Quel type de pression salariale s’exerce dans les secteurs les plus divers (journalisme, industries culturelles, transports, etc.) par la création d’une armée de réserve de “travailleurs qui s’ignorent”, convaincus d’être plutôt des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne ? » Les utilisateurs ont en général peu conscience de la somme d’informations qu’ils fournissent aux plates-formes et ignorent même qu’ils le font dans le cadre d’un véritable contrat en acceptant, bien souvent sans les lire, les conditions générales d’utilisation des services.

Pour les théoriciens du digital labor, la massification des usages numériques se traduit par l’émergence d’un travail « gratuit » qui correspondrait à une forme nouvelle d’aliénation. « D’un faible niveau d’implication » mais « omniprésent », ce travail des utilisateurs et des consommateurs, dont la qualification resterait à préciser, est incontestablement créateur de valeur. Le rapport du CNNum précise : « Cette valeur est captée et reconnue par les entreprises, qui l’intègrent dans leur modèle d’affaires : la collecte de données des utilisateurs à des fins de marketing, de publicité ou de revente, la recherche des effets de réseaux ou encore la valorisation des contenus produits par les utilisateurs en sont autant d’exemples. C’est donc cette nouvelle forme de création de valeur, qui ne donne pas lieu à rémunération, qui semble nécessiter une réflexion sur la conjonction entre rémunération et travail tel qu’il est aujourd’hui reconnu. »

Critique au regard de la notion d’aliénation, Dominique Cardon, quant à lui, adopte une autre démarche, se plaçant du côté des citoyens internautes. Selon le sociologue, l’approche économique qui aboutit au concept de digital labor correspond à une interprétation « extérieure » aux pratiques numériques – une analyse du web « comme un système » –, à partir de laquelle « il est assez facile de constater que les internautes, à travers leurs échanges et leurs contributions, produisent gratuitement une valeur que monétisent les plates-formes ». Mais ce postulat passe sous silence un élément essentiel à la compréhension des pratiques numériques, celui de la massification de l’internet qui est « une véritable démocratisation culturelle et une ouverture vers l’expression en ligne des publics populaires », grâce à la vidéo, la photographie, les mèmes et autres « lolcats ».

Contrairement aux médias traditionnels qui établissent une stricte distinction entre ceux qui émettent et ceux qui reçoivent, l’internet a permis une « démocratisation démographique » des échanges, pour reprendre l’expression de Dominique Cardon, minorée ou déplorée par certains observateurs « au prétexte qu’ils ne sont pas dotés des qualités attendues d’une coopération entre personnes compétentes et diplômées ». Les nouvelles pratiques numériques redistribuent les rôles, superposent espace privé et espace public, brassent contenus commerciaux et informations d’intérêt général. Elles abattent toute forme traditionnelle de repères. « Libéré du carcan des gatekeepers, l’espace public numérique défait les catégories traditionnelles et mélange indifféremment technique, consommation, expression, trivialité et dérision », explique le sociologue. Aux défenseurs de l’esprit pionnier de l’internet qui voient le web dénaturé, devenu un lieu de satisfactions individualistes et mercantiles plutôt que le tremplin pour une émancipation sociale et collective, Dominique Cardon répond par cette provocation : « Les marchands de l’internet ont sans doute plus fait pour la démocratisation démographique des usages que les communautés historiques. »

Intermédiaire technique entre l’offre et la demande, l’activité économique des plates-formes consiste à agréger des contenus ou des données et à les mettre à disposition. Si les internautes produisent effectivement ces « biens », chacune de ces productions resterait « sans valeur aucune » si elles n’étaient pas transformées dans leur ensemble « par un mécanisme d’agrégation, de calcul, de comparaison, de filtre, de classement ou de recommandation qui leur confère un sens (pour les internautes) et une valeur (pour les plates-formes), répond Dominique Cardon aux adeptes de la thèse du digital labor. Le service rendu par la plate-forme, qui consiste à agréger les interactions et à automatiser la révélation d’une “intelligence collective” des productions unitaires grâce aux algorithmes, est négligé ou minoré dans ces travaux, alors que c’est lui qui rend valorisable le travail gratuit des internautes ».

Transformer des pratiques sociales en pratiques économiques – « économisation » – en considérant que les internautes qui s’expriment en ligne se retrouveraient de facto pris dans un système marchand qui les rendrait « calculateurs », et donc conscients de la valeur d’échange de leur contribution, revient selon Dominique Cardon à faire abstraction des « motivations intrinsèques » des internautes telles que les définissent les économistes. Ainsi les pratiques des internautes sont-elles consubstantielles à leurs motifs d’agir. « Ils trouvent en eux-mêmes la valeur qui les motive : le plaisir, l’excitation, le don, la passion, le souci du partage, le goût de l’échange, le sentiment de dette et de responsabilité qui naît d’un faire en commun… » Ces pratiques leur apportent en retour reconnaissance, estime et réputation. « La construction de systèmes de reconnaissance méritocratique des accomplissements des internautes aura sans doute constitué l’œuvre la plus subtile et la plus originale des pionniers. »

Sur l’internet comme sur les médias traditionnels, la gratuité des services a un prix, calculé en termes d’audience – la durée, le nombre d’individus, leur CSP – revendue aux annonceurs. Renforcée et encouragée par la popularité des outils numériques, la participation des internautes, implicite ou explicite, involontaire ou volontaire, est à la base de l’économie des plates-formes du web. Relève-t-elle pour autant de « l’exploitation » des consommateurs-travailleurs, tels que les définit la sociologue Marie-Anne Dujarier (Le travail du consommateur, 2008) au profit des détenteurs des plates-formes numériques qui en tireraient seuls la richesse ? C’est la question posée par le débat ouvert autour du digital labor. « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » devrait plutôt se dire « Si c’est gratuit, c’est que vous y travaillez » écrit Antonio Casilli. En outre, explique-t-il, la réflexion pourrait être étendue aux plates-formes qui ont recours à des humains pour effectuer un micro-travail à la tâche (Hits pour Human intelligence tasks) peu qualifié, destiné à aider les machines à apprendre, comme Amazon Mechanical Turk (voir La REM n°34-35, p.84) – « centre d’élevage pour algorithmes » –, en passant par les entreprises d’économie collaborative telles qu’Uber et Airbnb, dont « le cœur de métier est l’exploitation algorithmique des données de mobilité et de consommation de leurs utilisateurs ».

Afin de mieux comprendre ce qui se joue dans le débat sur le digital labor, où sont mêlées des réalités aussi différentes que les nouvelles usines « à clics » ou l’offre de services en ligne qui, en contrepartie des « traces » laissées à disposition, permettent aux internautes d’échanger des photos entre amis, de rechercher ou de publier en ligne, il faut sans doute opter pour une vision plus large de la nouvelle économie numérique, qui s’appuie sur l’émergence d’un « capitalisme cognitif ». Antérieure à la théorie du digital labor, cette conception de la transformation du capitalisme est résumée dans le rapport du CNNum comme « un système d’accumulation dans lequel la valeur productive du travail intellectuel et immatériel devient dominante. Ce nouveau caractère central des connaissances et de l’intelligence collective pose la question de la rétribution de cette production de connaissance, qui est par nature collective et commune et qui fait l’objet d’appropriation exclusive par des acteurs économiques ».

Sans aucun doute, la réflexion menée autour du digital labor a le mérite d’ouvrir un champ d’investigation, infiniment plus large, sur la nécessaire redéfinition de la notion de travail et sur les conditions d’emploi qui, quel que soit le secteur d’activités, sont bouleversées par les technologies numériques. « Utiliser une plate-forme, est-ce un travail qui doit être reconnu comme tel ? », les théoriciens du digital labor cherchent à répondre à cette question. Mais il y en a d’autres, recensées par le Conseil national du numérique (CNNum) dans son rapport intitulé « Travail, Emploi, Numérique, les nouvelles trajectoires » :

  • Quelle place et quel statut pour le travail humain dans la société de demain ?
  • Le numérique favorise-t-il une automatisation émancipatrice des travailleurs ?
  • Le salariat est-il dépassé ?
  • Le numérique renforce-t-il la segmentation du marché du travail ?
  • Toute entreprise a-t-elle vocation à être « ubérisée » ? (voir La REM n°34-35, p.84).
  • Faut-il décorréler revenu et travail ?
  • Quel dialogue social à l’heure du numérique ?
  • Faut-il décorréler protection (droits) et travail (statuts d’emploi) ?

A toutes ces interrogations, il n’existe pour l’heure qu’une seule réponse évidente : « Agir est nécessaire », confirme le CNNum.

Sources :

  • Qu’est-ce que le Digital Labor, Dominique Cardon & Antonio A. Casilli, Etudes et controverses, Ina Editions, juin 2015.
  • Travail, Emploi, Numérique, les nouvelles trajectoires, rapport remis à la Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, Conseil national du numérique, janvier 2016.

écrit par Françoise Laugée

Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 – IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

Source: Digital labor

[Slides séminaire #ecnEHESS] “Le partage de la valeur à l’heure des plateformes” (J. Rochfeld, V. Benabou 2 mai 2016, 17h)

Pour la séance de mon séminaire EHESS Etudier le cultures du numérique du 2 mai 2016 j’ai eu le plaisir d’accueillir Judith Rochfeld (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Valérie-Laure Benabou (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), pour un débat autour de leur ouvrage A qui profite le clic ? Le partage de la valeur à l’ère du numérique (Ed. Odile Jacob, 2015).

[pdfjs-viewer url=http://www.casilli.fr/wp-content/uploads/2016/05/Presentation-EHESSVLBenabou-et-JRochfeld.pdf viewer_width=500px viewer_height=300px fullscreen=true download=true print=true openfile=false]

Titre : Le partage de la valeur à l’heure des plateformes

“Comment définir juridiquement les notions de plateforme et de contenus ? On essaiera d’interpréter la première au prisme des régulations concurrentielles et consuméristes, tandis que pour la seconde nous nous attacherons à mesurer la difficulté de saisir l’immatérialité du concept de contenu, mais aussi son rapport avec la notion de travail et de production (oeuvres/données/avis…). Dans un second temps, il s’agira de réfléchir à l’adéquation de la figure propriétaire pour appréhender la circulation des intangibles. Quelle résistance de la notion de propriété telle qu’envisagée dans le code civil, ou plus largement comme méta-concept juridique ? Enfin, fortes du constat de la nécessité de faire « bouger les lignes », on déclinera les propositions avancées dans l’ouvrage “À qui profite le clic ?” au prisme de l’expérience déjà tentée dans le domaine du droit d’auteur (réponse technique, réponse collective, mise à l’écart ou régulation du consentement…), de ses échecs et de ses réussites pour déterminer d’éventuels mécanismes généraux permettant d’appréhender la distribution immatérielle dans ses diverses dimensions et organiser un plus juste partage de la valeur entre les acteurs.”

 

 

 

[Podcast] Sur France Culture (29 janv. 2016)

Dans le Magazine de la Rédaction de France Culture du 29 janvier 2016, Nathalie Andrieux (CNNum) et moi-même étions les invités de Catherine Petillon et Tara Schlegel. Un débat serré sur les notions de travail, ubérisation, syndicalisme 2.0 et nouvelles trajectoires de l’emploi. Le tout précédé par un reportage qui s’attaque à la question ” qu’est-ce qu’aujourd’hui un collectif de travail dans le monde du travail bouleversé par le numérique ?” : nouveaux contrats, protection sociale, relations hiérarchiques…

 

» Ecouter ‘Comment travailler ensemble dans un monde numérique’ — France Culture (58 min)

 

 

INA Global : tous les articles du dossier spécial digital labor (janvier 2016)

Après le retentissement international de notre ouvrage Qu’est-ce que le digital labor ? (2015), son développement dans mon séminaire EHESS (2015/16) et son utilisation dans le dernier rapport du Conseil National du Numérique consacré au nouvelles tendances de l’emploi (2016), le débat autour de l’impact du numérique sur le travail bat son plein. La revue INA Global a dédié un dossier spécial à ce sujet et a invité des universitaires, des entrepreneurs et des praticiens à développer un dialogue autour du digital labor.
Voilà les liens vers les articles, en accès libre :

1) Le digital labor : une question de société (Antonio Casilli)

2) Le digital labor est-il vraiment du travail ? (Sébastien Broca)

3) Le digital labor profite aussi à l’internaute (Gilles Babinet)

4) Du digital labor à l’ubérisation du travail (Olivier Ertzscheid)

5) Digital labor : une exploitation sans aliénation (Dominique Cardon)

6) Digital labor ? Le travail collaboratif malgré tout (Patrick Peccatte)

7) Digital labor, travail du consommateur: quels usages sociaux du numérique ? (Marie-Anne Dujarier)

8) Le digital labor, un amateurisme heureux ou un travail qui s’ignore ? (Patrice Flichy)

Work in Progress : quand les syndicats rencontrent les innovateurs (21 janv. 2016)

Dans la foulée de la journée Sharers & Workers organisée par l’IRES (où j’avais assuré le rôle de keynote speaker), le NUMA, haut-lieu parisien de l’innovation et du coworking, a hébergé le 21 janvier 2016 “À néo-salariat, néo-syndicat ?”, première rencontre de la série de débats Work In Progress. Sur invitation du modérateur Arthur de Grave (Ouishare), j’ai participé à cette soirée stimulante, au cours de laquelle syndicalistes, entrepreneurs, freelancers et représentants du monde associatif se sont retrouvés pour discuter les évolutions récentes du monde du travail.

Voilà l’enregistrement vidéo du débat.

Et voilà le Storify.