L'ingrédient secret d'un bon avatar ? Le cadavre d'un condamné à mort

Au hasard de mes tweets et retweets, je suis tombé sur une vidéo réalisée à partir de la base de données du Visible Human Project. Ce programme, inauguré en 1989 aux États-Unis dans le cadre de la National Library of Medecine, avait pour but de stocker des images anatomiquement détaillées du corps humain :

Les images – en libre accès depuis 1994 – ont été composées par un expert d’effet spéciaux et de vidéo 3D connu sous le pseudonyme de ApaczoS. La vidéo est accompagnée par un commentaire :

« Done with one expression, one script called sequencer and a lot of patience:)
Enjoy this short lesson of human anatomy ».

Un logiciel de 3D, du code, de la patience… cela ressemble à la recette des biscuits de  grand-mère. Recette dans laquelle manque pourtant un ingrédient fondamental : le cadavre de Joseph Paul Jernigan, exécuté dans une prison du Texas le 5 août 1993. A l’aide de diverses techniques d’imagerie médicale (résonance magnétique, tomographie numérique et cryosection) son corps scanné a fourni la matière première pour cet atlas anatomique de nouveau type, ensuite utilisé à des fins didactiques , diagnostiques – et artistiques.

Une manière de se rappeler (si les scandales récentes autour de l’exposition Our Body, à corps ouvert n’auraient pas suffi) que les corps des condamnés à mort sont utilisés depuis l’Antiquité grecque pour créer des modélisation anatomiques. La pratique, légitimée en Occident à partir de la parution du traité De Humani Corporis Fabrica d’Andreas Vesalius [Carlino, 1994], a ensuite contribué à la création d’une véritable « civilisation de l’anatomie » [Mandressi, 2003]) où le savoir expert, le « regard » de l’anatomiste qui dissèque le cadavre et le livre à la science, rachète le destin du malheureux sujet en lui restituant une fonction sociale.

Le Visible Human Project représente, dans le contexte de la culture médicale, une rupture de continuité. Jamais à ce point le regard de l’anatomiste n’avait été rendu accessible au public tout-venant – déplacé au milieu des profanes. Certes, des traités populaires d’anatomie circulaient à partir du XVII siècle (j’en parle dans mon La fabbrica libertina [Casilli, 1997]). Mais le Visible Human Project, par sa nature même, s’appuie sur des formats de diffusion révolutionnaires pour son époque (CDRoms, logiciels et ensuite un site web dédié), qui ne laissent pas de doutes quant au type de public visé.

Le projet représente aussi une rupture de continuité dans la culture numérique des années 1990. Les scientifiques du Colorado Health Sciences Center qui ont travaillé à la modélisation anatomique, empruntent – en présentant leur travail aux médias généralistes – au langage des hackers : la numérisation du cadavre de J. P. Jernigan devient alors un exemple de “contre-ingénierie de l’organisme (reverse engineering)”, de hacking corporel [Spitzer et Whitlock, 1997]. Le Visible Human introduit au cœur même de la cyberculture de la fin du XXe siècle les nouveaux étalons visuels “tridimensionnels, anatomiquement détaillés d’un corps humain normal” [c’est moi qui souligne]. Exeunt les avatars bleus translucides des premiers mondes virtuels en ligne [Casilli, 2005]– l’imaginaire du corps sur Internet passe dans les mains expertes des chercheurs en biomédecine. Richard Satava, l’un des pionniers de la chirurgie virtuelle, déclare à ce sujet qu’avec le Visible Human Project l’avatar des internautes cède le pas à l’”avatar médical”, une simulation biométrique permettant le traçage parfait de l’état de santé des patients par les médecins [Reiche, 1999].

Comme l’avaient bien remarqué certaines voix des cyberculture studies internationales, ces scansions anatomiques mises en ligne ne sont que des “matérialisations perverses” du corps “mis en réseau” rêvé par les premiers utilisateurs d’Internet [Thacker, 1998]. Après les années des corps virtuels et des utopies posthumaines, c’est le primat de l’anatomie traditionnelle, de la norme physique “tout à fait humaine” (all too human) qui est réaffirmé.

Le Visible Human Project opère, selon Thacker [2001] une régression vers une compréhension du corps empreinte d’un “matérialisme de base”, aride, brutal. Le format numérique et l’accessibilité en ligne ne sont que des appâts pour le public des utilisateurs du Web. Le corps exposé dans le projet porte les marques fatales d’un encadrement autoritaire, exprime le biopouvoir de l’institution pénitentiaire qui a octroyé le cadavre de Jernigan. La numérisation devient alors une modalité d’enfermement et de supplice. La transposition en ligne du corps humain n’est plus associée à un geste, libre motivé par le plaisir ludique d’une séance de jeux vidéos ou bien par une volonté d’échange au sein d’une communauté en ligne : elle revient à une peine criminelle supplémentaire, comme pour l’anatomie traditionnellement pratiquée sur les condamnés à mort. Le téléchargement dans le réseau de Joseph Paul Jernigan est une expiation posthume de ses crimes [Wheeler, 1996].

Cette démarche de renversement symbolique de la corporéité « virtuelle » de la cyberculture des années 1990, fait de l’assassin exécuté le prototype corporel de l’internaute [Cartwright, 1997] et seconde une réinscription du corps dans la normation de la science médicale. Les codes esthétiques de l’avatar – sa translucidité, son équilibre – s’en retrouvent aussi ébranlés. Le regard des observateurs est capturé par les détails sanguinolents, par les épidermes meurtris, par les mines patibulaires du sujet anatomisé : sa physionomies est décrite comme “inquiétante”, “intolérable”, “abjecte”.

En commentant une image du Visible Human Project dans laquelle la simulation de la tête de Jernigan affiche une ouverture au niveau de la tempe gauche montrant les nerfs et les muscles, Catherine Waldby [1996 : 3] remarque que

“The Visible Human Male, with his shaved head, bruised, pale flesh, encased in wire frames, open wounds demonstrating the anatomical substrate beneath the flesh, seems to share the same abject, Gothic aesthetic as that habitually used to depict the monster”.

Dans un compte-rendu publié dans le magazine [Dowling, 1997], on retrouve le même goût du macabre :

“Jernigan is back. In an electronic afterlife, he haunts Hollywood studios and NASA labs, high school, and hospitals.”

Depuis la mise en ligne du Visible Human, le Web s’affiche aussi comme « au-delà électronique » inquiétant, qui regorge de fantômes. C’est à ce moment-là que les utopies simplettes du début de la culture du numérique cèdent le pas à des visions plus complexes, où l’enthousiasme coexiste avec un sens de menace constante. Cette nouvelle attitude traverse les usages du Web actuel – et ses mises en scène du corps.  Voilà peut-être le véritable ingrédient secret : une tension dialectique inéliminable entre un corps “discipliné” et une expérience somatique qui se rêve libre de toute contrainte biopolitique.

—a

Références

A Carlino (1994) La fabbrica del corpo: Libri e dissezione nel Rinascimento. Turin, Einaudi.

AA Casilli (1997) La fabbrica libertina. De Sade e il sistema industriale, Rome, Manifesto Libri.

AA Casilli (2005) “Les avatars bleus : Autour de trois stratégies d’emprunt culturel au coeur de la cyberculture”, Communications, vol. 77, n. 1, p. 183-209.

C Dowling, (1997) “The Visible Man – The execution and electronic afterlife of Joseph Paul Jernigan”, Life, Feb, pp 41-44.

R Mandressi, Le regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003.

C Reiche (1999) “Bio(r)evolution : On the Contemporary Military-Medical Complex”. In : C Sollfrank (ed.) Next Cyberfeminist International Reader. Berlin : B_Books Verlag, pp. 25-31.

VM Spitzer et DG Whitlock (1997) NLM Atlas of the Visible Human Male : Reverse Engineering of the Human Body. Boston, MA : Jones and Bartlett.

E Thacker (1998) “…/visible_human.html/digital anatomy and the hyper-texted body”. Ctheory, 2 juin, URL: http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=103

E Thacker (2001) “Lacerations : The Visible Human Project, Impossible Anatomies, and the Loss of Corporeal Comprehension”. CultureMachine, n.3, URL: http://www.culturemachine.net/index.php/cm/article/viewArticle/293/278

C Waldby (1996) “Revenants : The Visible Human Project and the Digital Uncanny”. Body and Society, vol. 3, n. 1, pp. 1–16.

DL Wheeler (1996) “Creating a Body of Knowledge : From the Body of an Executed Murderer, Scientists Produce Digital Images”. Chronicle of Higher Education, 2 février.