Sur InternetActu (05 juillet 2012)

Le site d’information InternetActu publie une analyse d’Hubert Guillaud sur le numérique, ses partisans et ses détracteurs. Le travail sur la conflictualité en ligne du sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil), y est cité en exemple de la recomposition du débat démocratique du Web.

L’internet est la nouvelle chienlit de notre société, disait ironiquement Jean-Marc Manach. Il cristallise tous les maux de notre société, parce qu’il les révèle, les fait saillir, resurgir… Partout, il est le bouc émissaire, car il semble le symptôme d’une transformation qu’on ne comprend pas. Et qu’il est plus facile d’accuser l’internet que de comprendre ce que l’internet renforce, souligne, surligne, déforme dans l’évolution actuelle de nos sociétés.

Le sociologue Antonio Casilli explique bien ce problème quand il revient sur le phénomène des Trolls, que le gouvernement britannique se propose de poursuivre. Chercher à punir les perturbateurs de communautés, ces commentateurs impolis voire grossiers, montre bien une fois encore qu’on a du mal à comprendre le phénomène social (plus qu’individuel) en cours. “Les gens trollent pour provoquer des modifications dans le positionnement structurel des individus au sein des réseaux”, rappelle le sociologue, afin de remodeler les hiérarchies établies dans les forums ou les médias en ligne. Contrairement à ce que l’on pense facilement en accusant le côté désinhibant des médias électronique, la bêtise de nos contemporains ou la baisse générale du niveau d’éducation et appelant à mettre fin à l’anonymat en ligne via des lois liberticides pour résoudre le problème, les Trolls ont une fonction particulière très précieuse, rappelle-t-il : ils aident les communautés en ligne à évoluer. “Le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur l’internet, mais comme l’une de ses facettes”, rappelle Casilli. En fait, la radicalité des Trolls est une réponse aux blocages des formes d’expression publiques, qu’elles soient en ligne ou pas. On s’énerve pour affirmer son propos, pour le faire exister, pour se faire entendre des autres. “L’existence même des trolls montre que l’espace public est largement un concept fantasmatique”, insiste avec raison le sociologue. Les Trolls (réels comme virtuels) risquent surtout de se développer à mesure que le dialogue démocratique se ferme ou se recompose. A mesure qu’on l’utilise, internet recompose les objets mêmes sur lesquels il agit, parce que la technologie porte en-elle des valeurs et pesanteurs qui lui préexistaient et qui sont loin d’être compatibles avec les promesses d’une société connectée idéale.

Hartmut Rosa dans son livre, Accélération, une critique sociale du temps, ne dit pas autre chose. Selon lui, la technique n’est pas la seule responsable de l’accélération du temps que nous vivons. Notre désir d’autonomie (ce “projet de la modernité”) est également en cause. Est-ce tant la technique qui nous aliène, que la façon dont nous nous l’approprions (et donc la façon dont nous la façonnons dans ce but) ? Est-ce la technologie ou l’idéologie technicienne chère à Jacques Ellul que nous avons fait nôtre, la cause première, comme le dénonce TechnoLogos ? Est-ce la technique ou la “la quête d’une (illusoire) efficacité maximale en toute chose” ? Est-ce la technologie ou les valeurs avec lesquelles elle est conçue (le travail, l’utilité, l’efficacité, la gestion, la croissance économique, le progrès…) qui sont en cause ? Le décalage ne vient-il pas du fait que les valeurs du système technicien ne sont pas nécessairement en adéquation avec les valeurs communautaires que porte internet (connaissance, fluidité, cherchabilité, égalité d’accès…), comme l’expliquait Dominique Cardon ?

La prochaine fois que vous entendrez quelqu’un s’en prendre au numérique – tout comme son exact inverse, ceux qui proposent un outil numérique pour résoudre un problème -, demandez-vous plutôt pourquoi il le fait, ce que sa proposition a pour conséquence et toujours, essayez d’extraire le numérique du problème. Vous verrez alors que bien souvent le numérique n’en fait partie qu’à la marge. Comme le disait Jacques-François Marchandise, “pour comprendre la plupart des domaines de notre monde, le numérique n’est souvent pas la bonne entrée, en tout cas il n’est jamais la seule”. Plus qu’une rupture, plus qu’une révolution, l’internet dessine bien souvent une continuité… qui a finalement plus tendance à renforcer les maux dont nos sociétés souffraient déjà qu’à leur trouver des solutions magiques.

Sauf que demain, il n’y aura pas de solutions aux problèmes que l’internet accentue… sans l’internet.