Les usines digitales du Web : L'Humanité interviewe Antonio Casilli (31 mars 2014)

Dans le quotidien L’Humanité, un dossier de Pierric Marissal (version pepier) et une longue interview (version en ligne) avec le sociologue Antonio Casilli.

Digital Labor
“On n’a plus de maitrise sur les données que nous produisons nous-mêmes”

Entretien avec Antonio Casilli sur le Digital Labor, travail invisible que l’on produit à notre insu pour les géants du Web comme Google et Facebook. Une interview qui vient en complément des pages Travail publiées ce lundi dans l’Humanité.

Antonio Casilli est maître de conférences en humanités numériques (Digital Humanities) à Telecom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l’EHESS. Il vient de faire paraître chez Springer, Against the Hypothesis of the End of Privacy. An Agent-Based Modelling Approach to Social Media, co-écrit avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi.

Pouvez-vous définir le Digital Labor ?

Antonio Casilli. Le Digital Labor, c’est toute activité sur Internet ou médiatisée par des technologies de l’information et de la communication, non spécialisée, et qui produit de la valeur, principalement en produisant des données.
Ce n’est pas le travail d’un professionnel, mais celui de n’importe quel utilisateur qui travaille sans le savoir au moment où il clique sur un lien, regarde une vidéo ou au moment où il échange sur un réseau social. Ce sont des activités banales, mais qui dans leur ensemble nourrissent d’énormes bases de données qui sont monétisées. C’est de la production de valeur qui ne dit pas son nom.

Pourquoi ce terme anglais, le Digital Labor, est intraduisible en français ?

Antonio Casilli. Si je cherche à le traduire comme « travail numérique », on peut dans ce cas plutôt penser aux ingénieurs qui font du code, qui travaillent sur Internet. Ou encore, le « travail numérique » peut concerner tous les gens qui travaillent dans le numérique. Des ingénieurs de chez Google, aux employés de petites Start-up, jusque pourquoi pas, aux ouvriers Chinois qui construisent votre smartphone. Pour éviter tous ces types de malentendus, on continue à utiliser le terme de Digital Labor.

Le Digital Labor est-il lié obligatoirement à la constitution de bases de données ?

Antonio Casilli. L’exemple que j’aime donner est celui de Mechanical Turk. On y trouve du travail que les machines font très mal : identifier des gens ou des objets sur des photos, organiser des listes de morceaux de musique (Playlist) par genre, ou résumer en un mot l’émotion qui se dégage d’un message. Les ouvriers d’Amazon, les turkers, sont payés quelques centimes pour le faire, mais c’est aussi exactement ce qu’on fait lorsqu’on arrange une playlist sur Deezer ou Spotify, ou qu’on « tag » un proche sur une photo Facebook. Des turkers sont aussi rémunérés pour cliquer sur des liens, « liker » sur Facebook, ce qu’on peut faire par notre usage normal d’Internet. La seule différence est l’objectivation du travail. La frontière entre l’activité travaillée et le loisir se brouille, c’est pourquoi des sociologues emploient de nouvelles notions comme Playbor, contraction de Play, le jeu, et Labor, travail.

Mais surtout, pour bâtir leurs algorithmes prédictifs solides, Google ou Amazon ont besoin d’analyser le comportement de centaines de milliers d’utilisateurs. C’est ce qui caractérise ce type de service, ils sont particulièrement demandeurs en terme de données personnelles, produits par les utilisateurs même. Ces plateformes sont des engins dont le carburant est les données personnelles. Ces entreprises sollicitent constamment des actions de production de données des utilisateurs : s’inscrire, cliquer sur des contenus qui révèlent certaines préférences… Et en ce faisant, on nourrit une énorme base de donnée, qui traitée avec des algorithmes prédictifs ; va pouvoir anticiper nos prochains désirs d’achat ou comportements. Cela pose un double problème d’exploitation commerciale, et de protection de la vie privée. On n’a plus de maitrise sur les données que nous produisons nous-mêmes.

Dans le cas du Digital Labor, peut-on vraiment parler d’exploitation ?

Antonio Casilli. Tout à fait. Ces activités produisent une ressource qui est par la suite commercialisée. C’est de l’exploitation au sens économique classique comme production de valeur, mais nous sommes aussi face à de l’exploitation au sens marxiste du terme, parce qu’on est dans de la création de plus-value appropriée par les propriétaires des plateformes et réinvestie dans un cycle productif. On ne peut toutefois pleinement comparer Google aux usines du 19ème siècle, parce qu’on est dans ce qu’on appelle un marché biface. Un marché biface, c’est aussi par exemple la télé : un marché où on a l’annonceur d’un côté et les utilisateurs de l’autre. Le public est à la fois client et travailleur. Plus il est nombreux, plus il crée de la valeur, du côté de l’annonceur. (1) C’était valable pour les medias traditionnels, mais ça l’est encore plus pour les medias “sociaux”.  Cliquer sur « Jaime » sur un article ou regarder une vidéo, c’est en ce sens un travail du public qui est directement vendu aux annonceurs.

Peut-on avoir une idée de la valeur produite ?

Antonio Casilli. Si on avait ce chiffre, ce serait trop beau. Ça varie énormément d’un mois à l’autre. Mais on remarque que tendanciellement, une plateforme comme Facebook perd en attractivité pour les annonceurs. Un message a de moins en moins de chance d’y devenir viral, parce qu’il y a certaines dynamiques de protection de soi, et puis il y a le problème du click farm, qui réduisent grandement le retour sur investissement des annonceurs. [ndlr. Des fermes à clics, littéralement. Une pratique de plus en plus courante de fraude : de larges groupes de travailleurs sous-payés passent leur journée à cliquer sur des publicités ou suivre ou « liker » des gens ou marques sur des réseaux sociaux].

Comment résister ?

Antonio Casilli. La première logique de résistance, c’est introduire du conflit, casser la logique irénique de l’amitié à tout prix sur le Web social. Il faut reconnaître les éléments conflictuels, ne pas les gommer au prétexte de garantir une soit-disante civilisation de l’Internet. D’ailleurs ces politiques visant à  « civiliser Internet », que Nicolas Sarkozy avait commencées et que le gouvernement, hélas, semble vouloir poursuivre, cachent en réalité une forme de répression du conflit. Derrière chaque groupe d’utilisateurs qui se bastonne
, nous avons des gens qui ont arrêté un instant de bosser, de produire de la donnée intéressante pour les annonceurs.

Peut-on collectiviser les données ?

Antonio Casilli. Il y a eu des formes de collectivisations forcées extrêmement controversées essayées dans les années passées, par exemple par des hacktivistes comme Anonymous ou Lulzsec. Quand ils ont hacké puis publié les données personnelles de plus d’un millions d’utilisateurs de Sony. Des données qui avaient une énorme valeur pour les producteurs. C’est une forme de collectivisation forcée, qui désamorce la production de plus-value sur ces données-là, même si elle peut mettre en danger l’utilisateur. La collectivisation ne se passe jamais sans secousses.

Je pense qu’il faut plutôt penser la redistribution de la richesse produite. Il faut redonner aux « commons » [ndlr. A la communauté, en tant que productrice de bien communs], ce que les « commons » ont produit. On peut prendre l’exemple de la fiscalité numérique. On reconnait que les données personnelles des utilisateurs produisent de la valeur pour des entreprises, il faut donc penser un système fiscal pour lever des impôts proportionnels aux richesses créées par les données personnelles des utilisateurs. C’était l’idée par exemple du rapport Colin et Collin, rendu à Bercy en 2012. Il disait que comme il est impossible pour l’heure de lever des impôts sur les géants du Web parce qu’il y a un problème de territorialité, ce sont des entreprises américaines installées dans des paradis fiscaux. Les données personnelles des utilisateurs produisent de la valeur pour des entreprises, il faut donc penser un système fiscal pour lever des impôts proportionnels aux richesses créées par les données personnelles des utilisateurs. Des millions de Français travaillent tous les jours pour Google, Google devrait donc payer des impôts en proportion.

(1) CF. Dallas Walker Smythe dans « Communications: Blindspot of Western Marxism ». Il y montre comment le capitalisme transforme tout moment de la vie en temps de travail et qu’on crée de la valeur par le simple fait d’être un public.