Entretien sur Internet et la surveillance (Altermondes, avril 2015)

Dans le numéro 14 (avril 2015) de la revue Altermondes, une interview avec le sociologue Antonio Casilli : Internet, surveillance, et libertés numériques.

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La démocratie est-elle soluble dans le numérique ?

Par Andrea Paracchini

La révolution numérique a certes ouvert une ère de progrès, y compris dans le domaine de la démocratie et des libertés individuelles, mais une menace se profile : qu’Internet marque, dans le même temps, l’avènement d’une société de la surveillance et d’atteintes aux libertés. Antonio A. Casilli, maître de conférences en Digital Humanities à Télécom ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (École des hautes études en sciences sociales, Paris), nous livre son point de vue.

Lors du « Printemps arabe », on a souvent entendu parler de « révolution Facebook », de « révolutions Twitter », notamment dans le cas tunisien. Derrière ces formules très prisées des médias, y a-t-il une réalité ?

Cet entretien est paru dans le numéro 41 d’Altermondes

ANTONIO A. CASILLI : Il faut d’abord préciser que les médias sociaux comme Facebook ou Twitter ont fait leur apparition lors de tentatives de transition démocratique bien avant le « Printemps arabe ». Cela a été le cas dans des pays d’Europe de l’Est, comme la Moldavie et la Roumanie, ou au Proche-Orient, à l’instar de l’Iran, dès la fin des années 2000. Pour ce qui est du rôle joué par ces médias, partons de ce qu’une technologie de communication peut permettre : communiquer un message, coordonner une action ou être le lieu du débat. Si l’on regarde les médias sociaux, on voit tout de suite qu’ils ne se prêtent pas au dialogue. Ils ne sont pas le lieu de construction d’un savoir relatif à une situation. En Égypte ou en Tunisie, par exemple, ce lieu a été assuré, à partir de la fin des années 2000, par les blogs. Quant à la coordination, certes, on nous a répété que les jeunes Égyptiens se sont servis de Facebook pour se donner rendez-vous place Tahrir. Mais de quels jeunes parle-t-on ? De ceux qui vivent en milieu urbain et disposent d’un niveau socio-économique au dessus de la moyenne. En 2012, le taux de pénétration d’Internet en Égypte n’était que de 35,6 %. En Tunisie, on était à 33,9 % en 2010, contre 83 % pour la France. Le fait qu’ils aient communiqué à travers les médias sociaux a surtout permis de faire passer cette mobilisation comme quelque chose d’innovant et de multiplier l’attention qu’on donnait à ces messages. Cela a été un coup médiatique, une opération de branding qui a rendu plus lisible ces révolutions. Notamment aux yeux de l’opinion publique et des médias occidentaux, qui ne se seraient certainement pas emparés de la même manière de ces mouvements. La preuve : les médias grand public ont passé sous silence le rôle de la page consacrée à la place Tahrir sur Wikipedia, en l’occurrence véritable média du temps réel, mais aussi lieu de débat. Parce que, à l’époque, Facebook était plus appétissant commercialement et Twitter, en train de s’affirmer comme le lieu de rencontre des journalistes, surtout américains.

Internet s’est-t-il finalement avéré être l’outil d’action démocratique que beaucoup avaient cru ?

Formée en 1994 pour défendre les droits des populations indigènes, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) est aujourd’hui encore toujours active au Mexique.

A.C. : Si l’on regarde la naissance du Web, au début des années 1990, on voit qu’il joue tout de suite un rôle d’accompagnement du mouvement zapatiste au Mexique. Dans ce cas, ni les populations indigènes du Chiapas ni, évidemment, les membres de l’EZLN du sous-commandant Marcos n’avaient un accès suffi sant à cette technologie. Ce sont des étudiants militants des États-Unis qui ont commencé à publier des pages sur Internet, en anglais et, parfois, en espagnol, pour faire connaître l’EZLN aux journalistes et à l’opinion publique américaine puis, mondiale. L’impact en terme de reconnaissance, y compris par les institutions du mouvement, a été considérable et a agi comme une caisse de résonance comparable à celle jouée par les médias sociaux lors du « Printemps arabe » en 2011. Entre ces deux jalons, un gros effort de réflexion sur les potentialités de changement social intrinsèque au Web a eu lieu. Mais, une fois encore, dans les pays du Nord. Finalement, la « révolution Internet » est avant tout un fantasme occidental, hérité d’un méta-récit historique du changement politique porté par des pionniers de la Toile qui ont grandi imbibés par une rhétorique jeuniste, progressiste, techniciste et positiviste.
Pour eux, la foi dans le progrès se traduit dans la foi dans la technologie, manifestation matérielle de ce progrès. Ce seraient les jeunes qui se servent de la technologie les vrais acteurs du changement social. Plusieurs années après, nous voulons encore entendre cette histoire. C’est pourquoi, au moment où l’on a vu arriver la révolution tunisienne, on s’est exclamé : « C’est la révolution des médias sociaux ! ».

Ce récit techniciste et positiviste se heurte pourtant à un autre récit, pessimiste cette fois. Les écoutes de la NSA, Snowden et la vente de technologies de surveillance à des régimes autoritaires… autant de cas qui nous mettent face aux dangers de la surveillance. Comment concilier ces deux récits ?

A.C. : Dénoncer les scandales de la surveillance globale qui ont émaillé les années 2000, depuis Echelon et jusqu’à Snowden, ce n’est pas une manière de renier le récit positif. Au contraire, on dénonce et on pointe négativement tout ce qui va dans une direction opposée à ce récit. Le répertoire linguistique du Big Brother, tout en marquant négativement les agissements des gouvernements, contribue à identifier l’ennemi de la rhétorique techniciste. Comme dans tout grand récit historique, il y a une thèse : le progrès de l’esprit se fait à travers les jeunes et la
technologie. En face, une antithèse : les pouvoirs en présence, les vieux, les réactionnaires et leur droit de regard, de surveillance. Mais aussi les autres, le Big Other, qui exercent une surveillance horizontale, participative, réciproque. C’est l’ami Facebook qui dit des choses de toi qui peuvent te compromettre.

Comment parvenir alors à une synthèse ?

A.C. : Aujourd’hui, le numérique est sujet à tout type de récupération de la part de pouvoirs exécutifs débridés, qui veulent en faire un instrument de domination. Récupération à laquelle les acteurs industriels se soumettent parfois volontairement, comme semblent le prouver certaines révélations de Snowden. Tout espace de liberté lié à la technologie est aujourd’hui sujet à des formes de criminalisation et de diabolisation. Je pense, par exemple, à l’anonymat et à la cryptographie dans un contexte qui voit les gouvernements complices des grandes plateformes, opposées à l’anonymat pour des raisons commerciales. Je reste pourtant positif car justement je rejette cette idéologie progressiste qui voit le changement social comme une évolution linéaire. Je pense, au contraire, que l’Histoire doit être envisagée comme un ensemble de tensions et de conflictualités. Ces luttes déterminent des cycles historiques qui se manifestent, par exemple, à travers des situations d’ouverture démocratique ou libertaire toujours suivies du risque possible d’une répression. Les phases d’harmonie et de paix sociale sont des intervalles entre deux explosions de conflictualité.