Sortie de “Qu’est-ce que le digital labor?” : grand entretien d’Antonio Casilli dans Libération (12 sept. 2015)

Interview

Antonio Casilli : «Poster sur Facebook, c’est travailler. Comment nous rémunérer ?»

Par Jean-Christophe Féraud

Le sociologue développe le concept de «digital labor», le travail qui ne dit pas son nom, produit par les internautes qui alimentent les réseaux sociaux. Il défend l’idée d’un «revenu de base universel» en taxant les grandes firmes numériques.

Et si chacun de nos tweets, posts, commentaires ou contributions en ligne était en fait assimilable à un travail qui ne dit pas son nom ? Et si chaque internaute était une petite main au service des Google, Amazon et autres Facebook ? C’est le postulat du sociologue Antonio Casilli, qui vient de publier Qu’est-ce que le Digital Labor ? (INA Editions) avec Dominique Cardon. Pour ce spécialiste italien des impacts sociaux d’Internet, notre présence en ligne produit de la donnée et, par conséquent, de la valeur : une valeur intégralement captée par les géants du numérique. Ce qui pose la question de la (non) rémunération de ce nouveau «prolétariat numérique» exploité à l’insu de son plein gré par le «capitalisme cognitif». Diplômé de l’Université Bocconi de Milan, Antonio Casilli est maître de conférences en digital humanities à Télécom ParisTech. Il dirige aussi un séminaire sur les cultures numériques à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Sur le Net, sommes-nous tous des travailleurs numériques qui nous ignorons…

Nous avons tendance à concevoir les internautes comme les consommateurs des plateformes numériques. Or, dans ce livre, je soulève une question séditieuse : et si, en fait, ils en étaient les producteurs, les ouvriers ? Chaque publication, chaque commentaire ou même chacune de nos connexions sur une application mobile ou un réseau social peut être considéré comme un processus assimilable à du travail. Quand je partage une information ou un conseil, a fortiori quand je mets en ligne un texte plus élaboré, je produis un contenu doté d’une valeur intrinsèque qui est captée par les plateformes numériques, et qui leur profite. Il en va de même pour tous nos clics, nos requêtes sur Google, nos «like» sur Facebook, nos «RT» sur Twitter. Et cela va même au-delà : avec les smartphones, les montres et les objets connectés disséminés dans notre quotidien, chacune de nos actions produit désormais des données qui alimentent le Big Data des entreprises de l’Internet. A chaque instant, nous travaillons pour le complexe numérico-industriel sans même y penser.

Vous parlez à ce propos de «digital labor», comment définiriez-vous précisément cette notion ?

C’est un travail implicite qui concerne tous les utilisateurs des technologies numériques, un travail qui ne dit pas son nom, alors qu’aucun individu connecté n’y échappe aujourd’hui. Il y a travail à chaque fois que nous publions, partageons, participons, laissons des «traces» par notre passage sur une plateforme numérique… Pour faire simple, le digital labor, c’est le travail de la présence en ligne.

Si le digital labor ne dit pas son nom, comment parler de travail ?

Il y a trois critères qui permettent de parler de travail. Premièrement, notre digital labor à tous est source de valeur. Or, cette valeur n’est pas créée mais capturée par les entreprises de l’ère numérique. Le deuxième point, c’est que notre performance est constamment mesurée. Ces mêmes entreprises déploient des efforts considérables pour quantifier nos comportements : où sommes-nous ? Combien de temps restons-nous connectés par jour ? Combien de like, combien de retweets engendrons-nous ? Si elles le font, c’est bien que nous produisons quelque chose qui a une valeur marchande, à savoir de l’information, des données qu’elles pourront utiliser et revendre pour nourrir leurs algorithmes. Enfin, ces entreprises subordonnent notre présence en ligne à des contrats. Ce sont les «conditions générales d’usage» – qu’elles nous demandent d’accepter pour utiliser leurs applications et leurs services. La fonction de ces contrats est justement de redistribuer la valeur produite entre l’utilisateur (laborer) et le concepteur (employeur de la plateforme).

Mais on n’a pas du tout l’impression de travailler quand on poste un statut sur Facebook ou que l’on tweete. Ce travail serait donc «inconscient» ?

Je ne suis pas à l’aise avec ce qualificatif. Je parle plutôt de «travail implicite». Le digital labor ne relève pas de la décision, il se passe complètement de la question de la volonté et échappe à l’utilisateur dans tous les sens du terme. Et ce n’est pas parce que ce dernier prend du plaisir à être sur Facebook que ce n’est pas du travail ! Dès lors qu’il y a création de valeur, il y a travail. Et le fait est qu’«on peut être heureux et exploité», comme l’a écrit le philosophe italien Carlo Formenti. Le capitalisme est une forme d’eudaimonia, une promesse de bonheur. Et ce bonheur devient une ruse pour pousser le travailleur à être productif. Le génie du digital labor, c’est que le travail n’a plus de limites, il devient interminable, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans que cette aliénation soit forcément ressentie.

Nous travaillons donc tout le temps au service de ce que vous appelez le nouveau «capitalisme cognitif» ?

Le travail s’insinue dans les interstices de notre quotidien, bien au-delà de l’entreprise, de l’usine, des lieux classiques de production. De plus en plus, la vie entière est «travaillée» à la maison, le week-end, en vacances, la nuit. Bien sûr, tout cela ne date pas d’Internet. La dynamique d’effacement des frontières géographiques et temporelles du travail était déjà engagée par le capitalisme prénumérique. «Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout» : c’était Marx qui l’affirmait, en 1848 ! Mais ce phénomène s’est bien sûr accéléré durant la dernière décennie de la révolution numérique avec les Google, Amazon, Facebook, Twitter, etc. qui sont devenus les principaux lieux d’interaction sociale partout, tout le temps. Avec la transition numérique, ce nouveau capitalisme cognitif a inventé le travail omniprésent en opérant une reconfiguration pervasive de l’intimité.

Qu’entendez-vous par là ?

L’organisation de la vie laborieuse remontant à la révolution industrielle, selon laquelle nous voulions «huit heures pour travailler, huit heures pour nous instruire et huit heures pour nous reposer», a volé en éclats. Aujourd’hui, la production est partout, y compris dans les lieux qui relevaient des contextes personnels, la famille, la consommation, les loisirs. Nous travaillons quand nous pensons nous reposer : saviez-vous qu’en tapant un «captcha code» [des mots de passe permettant de distinguer un humain d’un ordinateur, ndlr], on numérise une page de livre pour Google Books ou on entraîne un algorithme ? Quand vous créez un profil Uber en tant que client, vous travaillez encore puisque vous notez le chauffeur et inversement. Et si vous portez un objet connecté, vous travaillez même en courant ou en dormant. Chaque minute de notre existence participe à une activité productive. Et, désormais, le travailleur est tout le monde. Le digital labor, c’est l’extension infinie du domaine du travail.

Y a-t-il une prise de conscience de cette forme d’exploitation numérique ?

Oui, mais cette prise de conscience est inégalement partagée. Nous savons tous quelque part que les Google, Apple, Facebook et autres Amazon font de l’argent avec nos requêtes, nos habitudes, nos comportements d’achat en ligne. Mais là où la prise de conscience est véritablement engagée, c’est autour du traçage des utilisateurs : la protection de la vie privée est un débat croissant dans la société civile, comme l’a montré la controverse sur la loi renseignement ou celle sur le droit à l’oubli, et tout récemment l’affaire Ashley Madison [le site de rencontres adultères dont les données utilisateurs ont été piratées, ndlr]. C’est une plus vaste question, qui porte sur l’appropriation des données réalisée par les plateformes numériques et, de plus en plus, les Etats. La question qui monte, c’est : que faites-vous de mes données personnelles ?

Faut-il rémunérer ce travail numérique ?

Il faut répondre à cette question avec beaucoup de précaution. Je ne suis pas pour une rémunération des utilisateurs, car on se retrouverait devant une clause léonine, une négociation totalement asymétrique à l’avantage des propriétaires des plateformes : que pèserait le digital laborer pour faire reconnaître sa juste valeur face à cette force énorme ? Rien ou presque. On en a déjà un exemple avec le service Mechanical Turk d’Amazon, qui paie quelques centimes des petites mains pour effectuer des microtâches répétitives : remplir des questionnaires, recopier des tickets de caisse, organiser des playlists, etc. Ce nouveau prolétariat numérique vend en fait son temps de vie pour une misère. Avec le travail à la donnée, on revient au travail à la pièce, à des scénarios à la Dickens ! Et la perversité du système est que, de surcroît, ce travail en miettes sert à entraîner des algorithmes qui précarisent à terme le travail humain. C’est l’exemple à ne pas suivre.

Alors que faire ?

Aujourd’hui, il n’y a pas de lieu de négociation avec les plateformes numériques. L’utilisateur se retrouve face à des boîtes mail «no-reply» et il est renvoyé aux fameuses conditions générales d’utilisation. C’est une bataille qu’il ne peut pas gagner. Il faut explorer des modalités alternatives. Il y a la piste d’une rémunération en droits d’auteur sur le mode «royalties de la donnée» – vous devez me payer quand vous utilisez un de mes posts ou une de mes photos sur Facebook ou Instagram, par exemple – qui avait été avancée par le chercheur et essayiste Jaron Lanier dans Who Owns the Future [éd. Simon & Schuster, ndlr]. Je trouve cette solution impraticable. Le principe même d’Internet, le partage sur Facebook, les RT sur Twitter font que la donnée personnelle est un enjeu forcément collectif. C’est pourquoi je défends plutôt l’idée d’un «revenu de base universel» pour tout le monde, qui serait financé par une taxation des plateformes numériques. Il faudra évaluer la valeur produite par ce travail invisible, et taxer les géants de l’Internet sera compliqué, mais pour le coup, c’est une mesure indispensable, qui relève du débat citoyen et de la décision politique.

Jean-Christophe Féraud QU’EST-CE QUE LE DIGITAL LABOR? d’ANTONIO CASELLI et DOMINIQUE CARDON, éd. INA, coll. «Etudes et controverses», 104pp, 6€.

Source: Antonio Casilli : «Poster sur Facebook, c’est travailler. Comment nous rémunérer ?» – Libération