Inscrire dans le Code du travail le digital labor (Slate, 19 mars 2017)

Le média d’information Slate a demandé à 100 chercheurs des proposition pour la campagne présidentielle 2017. Da la médecine, à l’éducation, à la technologie, au travail, voilà le résultat. Et voilà aussi ma propre proposition, sur la régulation du travail des plateformes.

 

Inscrire dans le Code du travail le digital labor

Antonio A Casilli
Du chauffeur d’appli de VTC à l’usager de réseaux sociaux numériques, nous sommes tous à divers titres les ouvriers d’une vaste usine de données. Rémunérés ou pas, chaque type de «tâcherons du clic» devrait avoir un statut juridique, avec des droits et des protections associés.

Par delà les géants du numérique que sont les AFAMA (Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Alphabet ex-Google), les entreprises traditionnelles commencent à adopter les caractéristiques de l’économie des plateformes: utilisation intensive de données, coordination algorithmique de diverses catégories d’usager, captation de la valeur produite par les individus, qu’ils cherchent un travail, une location, une course de taxi, qu’ils souhaitent s’échanger des documents, des images… En devenant des plateformes, les entreprises deviennent des usines à données, dans lesquelles nous sommes tous des ouvriers et effectuons ce qu’on appelle du «digital labor» (qu’on traduit par «travail digital» plutôt que «travail numérique», dans la mesure où ce travail doit s’effectuer «avec les doigts», sur un clavier, une souris, un écran tactile).

Je propose que le Code du travail reconnaisse tous ces travailleurs comme tels et leur accorde des droits, qui iraient du niveau minimal de leur rémunération à leur encadrement contractuel en passant par leur droit de se syndiquer et de se mobiliser. Dans le détail, ces droits dépendraient du type de travailleur de plateforme concerné. Il existe différents types d’usines de données, chacune mettant à contribution différentes catégories d’usagers, lesquels se situent sur un continuum allant de ceux qui sont sous-rémunérés, à ceux qui ne le sont pas du tout.
1.Les travailleurs des plateformes à la demande

Il y a d’abord les travailleurs d’Uber, Airbnb, et autre Deliveroo. C’est ce qu’on a mépris un moment pour une «économie collaborative». Dans l’exemple le plus connu, Uber, on pourrait penser que l’entreprise fournit principalement des services de transport urbain. En fait, c’est une entreprise qui collecte les clics, les messages, les données de géolocalisation de ses chauffeurs et de ses passagers et les met en relation. Si le chauffeur doit évidemment conduire le passager à sa destination, la plus grande partie de son temps de travail est en fait consacrée à des tâches effectuées sur l’appli Uber: choisir la bonne photo de profil, envoyer des messages au client et, surtout, gérer sa réputation et en particulier sa note, dont dépend son maintien sur la plateforme. Les chauffeurs Uber et autres travailleurs des plateformes à la demande font émerger deux questions juridiques: la possible requalification comme salariés formels de la plateforme, dans la mesure où ils ont un lien de subordination avec cette dernière. Et la question d’un salaire minimum horaire, que la loi pourrait fixer.
2.Les micro-travailleurs

Un autre cas de figure est celui des plateformes de micro-travail en ligne, dont la plus connue est Amazon Mechanical Turk. Il s’agit de plateformes où les producteurs de données vont recruter des micro-tâcherons du clic, c’est-à-dire des internautes qui exécutent des activités minuscules et répétitives comme retranscrire des tickets de caisse, labelliser des images, saisir des noms de produits. Les opérateurs peuvent aussi être recrutés pour tester les applications mobiles, générer de l’audience artificielle sur les réseaux sociaux en partageant et «likant» des informations. Certains s’occupent de sélectionner et de filtrer des contenus problématiques allant des mèmes racistes aux images violentes ou choquantes. Ces tâches sont rémunérées à peine quelque centimes. Certaines, nécessaires pour faire monter le score des micro-tâcherons, sont mêmes gratuites. Requalifier ces travailleurs comme employés serait complexe, mais la loi pourrait fixer un taux horaire minimum pour ce micro-travail, en faisant reconnaître la pénibilité des micro-tâches émotionnellement plus éprouvantes. Le Code du travail pourrait aussi reconnaître (plus fermement que ne l’a fait la loi El Khomri) leur droit de se syndiquer, ainsi que celui de mener des recours collectifs en justice.
3.Les utilisateurs lambda

Une situation distincte concerne tous les individus qui produisent de la donnée sur des plateformes sociales, c’est à dire la grande majorité de la population. C’est une force de travail numérique qui s’ignore, d’autant qu’elle n’a pas conscience de produire de la valeur. Le micro-travail invisible des plateformes peut être celui de tous les utilisateurs de médias sociaux, comme Facebook qui extrait des données personnelles ensuite monétisées, parce que revendues à des entreprises tierces ou à des courtiers en données. Mais c’est aussi le cas des plateformes d’objets connectés qui enregistrent jour et nuit des données sur nos comportements. Les conditions générales d’utilisation devraient préciser dans quelles conditions le droit de propriété sur les données et des contenus produits par les utilisateurs ne leur revient pas. Dans certains cas, elles devraient aussi reconnaître le lien de «parasubordination technique» existant entre les utilisateurs et ces plateformes qui, sous couvert de loisir, les exposent à un flux tendu de notifications («clique ici», «connecte-toi», «évalue ce produit», etc) lesquelles sont autant d’ordres impartis pour réaliser des tâches.