EnemyGraph: blasphème ou ruse de l’amitié sur Facebook ?

On m’a souvent entendu parler d’amitié et d’inimitié dans les réseaux sociaux. De l’amitié à l’heure du numérique, autant dans le chapitre « Mon friend n’est pas mon ami » (v. mon ouvrage Les liaisons numériques, Paris, Seuil, p. 270-277 – que vous trouvez résumées ici) que dans plusieurs interventions publiques  détaillant les tenants et les aboutissants du friending. D’inimitié, plus récemment, dans mon effort de théoriser la conflictualité et les liens négatifs en ligne.

 Donc, quand le toujours admirable @affordanceinfo m’a signalé aujourd’hui le lancement d’EnemyGraph, une nouvelle app qui permet de déclarer des ennemis sur Facebook, j’ai fait un bond de surprise. Créé à la University of Texas par Dean Terry et ses étudiants Bradley Griffith et Harrison Massey, l’application promet de faire le contre-pied de l’ethos de l’amour et de l’amitié forcées de Facebook et de réaliser le rêve longtemps refoulé d’un bouton dislike. Mais comment ça marche ? Selon Terry le tout est basé sur la notion de « dissonance sociale », voire l’évaluation des liens existants entre usagers selon leur désignation de personnes, choses et lieux qui leur déplaisent:

EnemyGraph is an application that allows you to list your “enemies”. Any Facebook friend or user of the app can be an enemy. More importantly, you can also make any page or group on Facebook an “enemy”. This covers almost everything including people, places and things. During our testing testing triangles and q-tips were trending, along with politicians, music groups, and math.
Dean Terry EnemyGraph Facebook Application [visité 26 Mar. 12]

https://www.facebook.com/dialog/oauth?client_id=283355878374166&redirect_uri=https%3A%2F%2Funreliable.me%2Fenemygraph%2F&state=07b77244aed7a4e474ffb47b0f3b9189&canvas=1&fbconnect=0&scope=publish_stream%2Cpublish_actions

Et quelle est la motivation qui a poussé ces développeurs à mettre en ligne leur prototype ? Surtout le besoin d’une mise en perspective critique de l’idéologie irénique des médias sociaux.

EnemyGraph points to a new form of social protest, one that could only happen in a virtual realm. In the physical world, scholars calling for social change might write up their suggestions, or stage symbolic protests, and hope their arguments prompt leaders to make changes. In online communities, it is possible to promote change by creating a new technical feature or service.
Jeffrey R. Young College 2.0 in The Chronicle of Higher Education [visité 26 Mar. 12]

En dénonçant la rhétorique d’amitié à tout prix de Zuckerberg, Enemygraph aspire à être une sorte de blasphème proféré dans la maison du seigneur du Web social.

EnemyGraph is a critique the social philosophy of Facebook. On its developer splash page Facebook invites us to “Hack the Graph” – and so we did. We give them a couple of weeks at best before they shut us down for broadening the conversation and for “utilizing community, building conversation, and curating identity” their three elements of social design. EnemyGraph is a kind of social media blasphemy.
Dean Terry EnemyGraph Facebook Application [visité 26 Mar. 12]

Même si, en bons hérétiques, les auteurs d’EnemyGraph aspirent au martyre, vraisemblablement Facebook ne va pas censurer leur app parce qu’elle représente une menace pour le lien social sur sa plateforme de networking. Tout au plus l’entreprise de Palo Alto va la censurer pour éliminer un concurrent dangereux dont le but est, au final, de la rivaliser sur son coeur de métier : la collecte de  données sur les liens affinitaires via les préférences révélées de ses usagers. Si Facebook élicite ces liens en posant la question « Que préfères-tu ? » et ensuite en connectant les individus ayant les mêmes styles et goûts, EnemyGraph, lui, pose la question « Que détestes-tu ? » et ensuite connecte les individus ayant les mêmes styles et goûts… C’est la même logique de construction du graphe social, mais en creux.

People are also connected and motivated by things they dislike. Alliances are created, conversations are generated, friendships are stressed, stretched, and/or enhanced. (…) I’m sure there are new algorithms that can be developed around what you can sell some one when they don’t like X or Y, and conversely what they will like, what kind of person they are, etc.
Dean Terry EnemyGraph Facebook Application [visité 26 Mar. 12]

D’où ma conclusion : EnemyGraph caresse, pour ainsi dire, la bête Facebook dans le sens du poil. Elle aspire in fine a réaliser le même exploit que le réseau qu’elle croit critiquer. Détecter des liens affinitaires, faire émerger des communautés d’intérêts et de pratiques, collecter et stocker des données qui permettent une analyse des interactions sociales médiatées par une plateforme informatique et orientées consommation…