Recension de “Qu’est-ce que le digital labor ?” (Lectures, 26 nov. 2016)


Qu'est-ce que le Digital Labor ?

Olivier Cléach

Dominique Cardon, Antonio Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Bry-sur-Marne, INA, col. « Etudes et controverses », 2015, 104 p., ISBN : 978-2-86938-229-9.

Dans cet opuscule, Dominique Cardon et Antonio Casilli, deux sociologues spécialistes du numérique, nous présentent un champ, un phénomène relativement nouveaux1 : le digital labor/labour. L’ouvrage s’articule autour de deux exposés2 des auteurs et d’un débat où ils confrontent leurs points de vue.

2Dans la première contribution, A. Casilli définit le digital labor, phénomène qui désigne à la fois un ensemble de pratiques et un champ de recherche. Pour lui, cette approche est d’abord un moyen d’aborder la question du travail dans un contexte numérique (p. 11), plus précisément une « nouvelle » forme de mise au travail des internautes.

3L’auteur commence par poser au préalable les premiers éléments de définition : « Nous appelons digital labor la réduction de nos “liaisons numérique” à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques » (p. 13). Cela renvoie aux activités numériques des usagers de plateformes sociales (Facebook, Twitter, Google…), d’applications mobiles ou, plus récemment, d’objets connectés. Deux cas se dégagent alors. Le premier renvoie à la mobilisation d’internautes rémunérés par des sites, par des agences pour réaliser des tâches simples (Human Intelligence Tasks), « non spécialisées et à faible niveau d’implication des usagers » (p. 17) : écrire un court commentaire, regarder une photo ou réaliser une petite vidéo, cliquer ici ou là, construire une playlist à partir de morceaux choisis, reconnaître des visages, mettre à jour des statistiques. Bref, autant d’opérations qu’une intelligence artificielle, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut exécuter en autonomie, mais qui, une fois conditionnées par la main humaine, peuvent être algorithmiquement recomposées pour produire des données qui viendront ensuite alimenter des bases de données ou fournir un corpus de contenus (p. 17). Services qui pourront par la suite être revendus à des clients, à des annonceurs. À titre d’illustration, l’auteur cite le « Mechanical Turk » d’Amazon qui mobilise, à travers cette plateforme de microtravail, « des foules de travailleurs flexibles qui aident les machines » (p. 18).

4Le second cas est plus pernicieux. En effet, en publiant des informations plus ou moins personnelles (des préférences, des goûts…), en produisant des contenus simplement en visitant des sites web ou en recherchant un renseignement dans un moteur de recherche, en cliquant sur des fonctionnalités ou en utilisant des « appli » ou des objets connectés…, les utilisateurs génèrent, le plus souvent à leur insu3, des « traces » qui seront valorisées, monétisées par l’industrie du numérique, par le « capitalisme numérique ». Le digital labor renvoie ici à « l’extraction de données issues de la masse des usagers » (p. 20). Le travail « indirect » que peut faire l’internaute pour le compte d’entreprises numériques peut même être encore plus invisible, plus pervers. L’auteur cite le reCAPTCHAs de Google, un dispositif par lequel le cybernaute doit prouver qu’il n’est pas un robot en recopiant des mots parfois déformés qui semblent n’avoir aucun sens. Sauf qu’en renseignant cette modalité, il participe au projet de numérisation de textes (Google Books) et par là, au calibrage d’algorithmes, à l’apprentissage des intelligences artificielles. Ce n’est plus la machine qui soutient l’homme, mais le contraire. Ces exemples permettent à l’auteur d’enrichir sa définition du digital labor : « Une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données » (p. 21).

5Ces méthodes ne sont pas sans rappeler les pratiques du taylorisme ou du fordisme, adaptées à un autre contexte. Nous sommes face à des situations qui excèdent le champ du travail immatériel classique, face à des « phénomènes de captation de la valeur par le capitalisme des plates-formes numériques, sur [des] dynamiques de récupération marchande des flux de générosité par les entreprises du Web, qui ont prospéré durant ces mêmes années en comptant sur la libéralité des utilisateurs et sur leur envie de participation » (p. 15). Tous les flux d’activité générés par les internautes au quotidien, même les plus anodins, sont ainsi susceptibles d’être exploités par des algorithmes afin de produire de la valeur économique. L’auteur résume très bien, p. 27, la situation : nous serions ainsi passés du « si c’est gratuit, c’est toi le produit ! » à « si c’est gratuit, c’est que tu y travailles ! ». Confusion des rôles, le consommateur se confond avec le travailleur et la sphère privée avec le monde des affaires.

6L’auteur nous livre alors le dernier étage de sa définition du digital labor : celui-ci « est un travail éminemment cognitif qui se manifeste à travers une activité informelle, capturée et appropriée dans un contexte marchand en s’appuyant sur des tâches médiatisées par des dispositifs numériques » (p. 31). Il précise dès lors le cadre dans lequel ce phénomène doit être appréhendé à travers la mobilisation de deux notions connotées : « l’exploitation » (la répartition des gains étant loin d’être égalitaire, les uns s’appropriant à peu de frais4 le travail des autres, les « prolétaires du numérique ») et « l’aliénation » qui, en l’occurrence, s’apparente davantage à une sorte de « domination douce », au sens de D. Courpasson (L’action contrainte, Paris, PUF, 2000).

7Dans la seconde contribution, Dominique Cardon rajoute principalement deux éléments à la réflexion : le digital labor est un marqueur de l’évolution des finalités d’Internet ; nous manquons d’études empiriques (expériences) solides des pratiques numériques s’inscrivant dans le cadre de cette marchandisation d’un pan conséquent du cyberespace.

8Ainsi, pour l’auteur, Internet aurait changé de nature ouvrant ainsi le champ au digital labor, symptomatique de cette évolution : « Alors qu’il libérait en bousculant normes et institutions, Internet serait devenu à la fois un système d’exploitation, une usine, et l’instrument d’une servitude volontaire, une aliénation. » (p. 42). Sous l’influence des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et d’autres, il serait devenu conformiste et commercial (p. 41).

9Ici, l’auteur montre bien que, dans ce contexte, deux camps, deux conceptions s’affrontent. Le premier rassemble les théoriciens, les « pionniers », les « puristes » (inventeurs ou utilisateurs de la première heure) de la toile, empreints de « l’éthique hacker » et de l’esprit « open source ». Ceux qui prônent une approche libertaire, ludique, non finalisée (guidée par le plaisir et la passion) du net. Tous ceux qui mèneraient des activités désintéressées sur la toile (c’est-à-dire non assimilées à un travail), simplement guidés par « le plaisir, l’excitation, le don, la passion, le souci du partage, le goût de l’échange, le sentiment de dette et de responsabilité qui naît de faire du commun… » (p. 59). Le second camp est constitué de sites marchands, de plateformes sociales qui ont fait entrer les valeurs du marché dans des pratiques numériques, comme réponse à la massification des publics d’Internet par rapport au contexte des années quatre-vingt-dix. Les « hackers old school » du premier camp reprochent au second, à travers des pratiques comme celles qui caractérisent le digital labor, d’avoir perverti, dévoyé leurs valeurs, l’idéal démocratique d’Internet et de transformer l’internaute soit en prospect, soit en travailleur spolié. Le digital labor symbolise alors le brouillage des frontières entre le travail et le hors travail, entre la sphère privée et le monde des affaires.

10Les problématiques abordées dans cet ouvrage ne sont pas totalement nouvelles : on peut penser par exemple aux réflexions exposées dans un livre collectif (Le travail et les techniques, Paris, PUF, 1948) ou, plus proches de nous, aux travaux de M.-A. Dujarier5 (citée par les auteurs) et de G. Tiffon6 (non mobilisé), et on voit bien que la gestionnarisation, la financiarisation de la société dénoncées par la sociologie de la gestion entre autres n’épargnent pas le net. Mais, ces problématiques sont posées dans un autre contexte (la digitalisation du travail et des entreprises, le développement des réseaux sociaux…) et portent sur des dispositifs numériques fondés sur des intelligences artificielles (algorithmes). Ce qui nécessite parfois d’avoir préalablement un certain nombre de connaissances des domaines dont il est question, des positionnements théoriques, des concepts et de la culture du milieu… pour rendre compréhensible la lecture de l’ouvrage et l’appréhension de certains enjeux. En effet, en si peu de pages, les auteurs sont obligés d’aller au cœur du sujet, au détriment parfois d’une « périphérie » plus vulgarisatrice.

11Autre remarque. D. Cardon mobilise à juste titre les travaux de M. J. Sandel7, mais sans aller jusqu’au bout de la thèse de l’auteur : la marchandisation de certaines activités, de certaines pratiques en corrompt le sens profond, la finalité première. Le digital labor n’échappe pas à cela.

12Au-delà des connaissances qu’il apporte, la lecture de cet ouvrage présente un autre intérêt : il ouvre le regard des cybercitoyens que nous sommes, leur permettant de surfer sur la toile en toute connaissance de cause, même si, à moins de renoncer à l’utilisation de certaines technologiques numériques ou de définir une régulation mondiale, il est difficile d’échapper à ces processus de dévoiement que les auteurs analysent à travers le cas du digital labor. En tout cas, cet ouvrage participe à lever un voile d’ignorance sur certaines pratiques avérées qui, bien souvent, restent invisibles.

Notes

1 Selon Casilli, on peut faire remonter son origine à une conférence qui s’est tenue en 2009 : The Internet as playground and factory (on retrouve les actes de cette conférence dans : Scholz T. (s/d), Digital Labor, New York, Routledge, 2013). Elle est concomitante de la montée en puissance des réseaux sociaux type Facebook, Twitter, Linkedin…

2 Les contributions de cet ouvrage sont issues d’un des ateliers de recherche méthodologique organisés par l’Ina.

3 Quels sont ceux d’entre nous qui lisent entièrement les CGU et la politique de confidentialité des réseaux sociaux ou des applications pour mobiles, dont l’accord exprès et sans restriction subordonne l’accès aux dits services ?

4 Les rémunérations des contributions étant souvent symboliques.

5 Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008.

6 La mise au travail des clients, Paris, Economica, 2013.

7 https://lectures.revues.org/16481