Covid-19, numérique et inégalités (interview, Libération, 25 mars 2020)

Antonio Casilli : «Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société»

Pour le sociologue Antonio Casilli, la crise du coronavirus est révélatrice des inégalités entre ceux qui peuvent télétravailler et les employés en fin de chaîne, caissiers, livreurs ou transporteurs, dont les métiers sur le terrain s’avèrent indispensables. Malgré les promesses du tout-numérique.

25 mars 2020 à 17:11

A Paris, mardi.
A Paris, mardi. Photo Albert Facelly

Le confinement lié au coronavirus met au jour les limites de la société du tout-numérique : les visioconférences ne remplacent pas les amis, le télétravail devient pesant sans aucun contact réel, les ordinateurs tombent en panne pour ceux qui en ont. Pour le sociologue Antonio Casilli, professeur à Télécom Paris, la crise révèle une fracture sociale qui sous-tend ces inégalités numériques, entre travailleurs en bout de chaîne (caissières, livreurs, transporteurs, etc.) et cadres télétravaillant depuis chez eux, ou mieux depuis leur maison de campagne. Pour l’auteur d’En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic(Seuil, 2019), cette crise pourrait en sus avoir une conséquence inattendue : l’intelligence artificielle, privée de ses travailleurs du clic, risque dans les prochains mois de devenir moins intelligente.

Profiter de la quarantaine, est-ce un privilège de classe ?

La quarantaine se décline différemment selon sa place dans la société. Pour ceux qui ont un capital financier qui leur permet d’avoir des biens immobiliers, des résidences secondaires, des jardins, le confinement peut se transformer en une expérience de retraite, de loisir, de déconnexion. Ce sont souvent les personnes issues des catégories sociales les plus aisées, qui sont dotées d’un capital social plus important et qui déjà, en temps normal, sont ciblées par ce discours de la «détox sociale». Cela ne change pas : le confinement est maintenant vu comme l’occasion de se décharger de cette surenchère de sociabilité à laquelle ils étaient exposés auparavant.

Mais il y a des laissés-pour-compte : des personnes qui font partie des classes populaires, qui assurent les last miles jobs [emplois du dernier kilomètre, ndlr]. Ce sont ceux qui réalisent le dernier bout de la chaîne de production ou d’approvisionnement : livrer, transporter, conduire, conditionner, vendre. lls réalisent des activités qui les mettent dans des situations de proximité avec les autres – et qui ont donc des risques de contamination plus importants.

Que révèle le confinement sur la nature de ces professions ?

La première chose est que ces métiers ne s’arrêtent pas avec la quarantaine. Ces dernières années, ces employés ont été les plus précarisés, parce qu’ils ont été exposés à une érosion de leurs droits ; ils ont souvent été transformés en free-lances précaires, ou ont été «ubérisés». Les syndicats commencent à se faire entendre, pour dire que ces situations vont bientôt devenir tragiques parce que ces travailleurs n’ont plus de source stable de revenus et vont donc être exposés à de lourdes pertes dans les mois à venir, et qu’ils n’ont pas accès aux droits sociaux, réservés aux travailleurs salariés. Leur position montre combien la quarantaine est un mécanisme social à deux vitesses.

Le personnel de santé représente aussi un exemple notable de la nécessité de protéger tout travail à forte proximité avec le public. Il faudra non seulement enrayer l’érosion de leurs acquis sociaux actée par les gouvernements de la dernière décennie, mais aussi œuvrer pour les généraliser aux autres métiers du dernier kilomètre.

L’épidémie du coronavirus fait-elle ressortir encore plus fortement les inégalités ?

Cette crise est un énorme révélateur social et économique : le masque tombe et, dans le cas de certains nouveaux métiers liés au numérique, ceux qui avaient cru être des travailleurs sublimes, des indépendants qui choisissent leur condition, doivent admettre qu’une partie de leur situation est subie. Cela a, au moins, le mérite d’alerter sur la précarisation qu’ont subie des professions comme graphiste, traducteur, designer, ces dernières années, en grande partie à cause des plateformes numériques.

En réponse à la crise, le télétravail a été présenté comme la panacée. Mais cette rhétorique a des limites. Pour pouvoir télétravailler correctement, il faut avoir un chez-soi convenable, ce qui impose d’avoir un capital économique suffisant. Pour ceux qui vivent dans quelques mètres carrés ou qui ont des situations familiales difficiles, surtout pour les femmes, le télétravail peut se transformer en une double peine : en plus de la pénibilité et des rythmes de leur propre travail dans des logements qui ne sont pas toujours adaptés, il y a le travail du suivi des enfants ou des personnes âgées à assurer en même temps.

Qu’en est-il des «microtravailleurs du Web», que vous avez étudiés dans votre  dernier livre, En attendant les robots ?

Ces personnes réalisent des tâches fragmentées pour calibrer les intelligences artificielles, souvent depuis leurs propres équipements. Même si la nature de leur métier en fait des candidats idéaux pour le télétravail ceci n’est pas le cas pour toutes les catégories de microtravailleurs. Les modérateurs de plateformes sociales réalisent des tâches qui ont un niveau de confidentialité très élevé : ils manipulent des données sensibles. Les contrats qui les lient aux entreprises – qu’il s’agisse de grands groupes comme Facebook ou de sous-traitants – contiennent des clauses de non-dévoilement très contraignantes. L’employeur leur impose de travailler à des rythmes insupportables, ils n’ont le droit d’amener ni smartphone ni de quoi prendre des notes, confidentialité oblige. Ils sont presque dans une situation d’enfermement. C’est pourquoi ils ne peuvent pas télétravailler, même en cette période exceptionnelle : ils sont, pour certains, obligés de se rendre sur leur lieu de travail, quand les cadres de la même entreprise peuvent rester chez eux.

Les microtravailleurs sont aussi des travailleurs du dernier kilomètre dont on ignore l’utilité profonde. Il ne s’agit pas du dernier kilomètre de la chaîne de livraison, mais des services numériques. Ce sont les personnes qui s’occupent d’adapter le modèle idéal d’un logiciel, comme votre GPS ou votre système de ventes en ligne, à la condition particulière de son utilisateur. Ils améliorent l’intelligence artificielle, calibrent les algorithmes. S’ils cessent de microtravailler, parce qu’ils sont contaminés ou obligés d’arrêter leur activité à cause du confinement, alors, toute cette chaîne de production de l’intelligence artificielle s’interrompt. La communauté universitaire l’anticipe déjà : la quarantaine provoque la rupture de certaines chaînes de production des données. On anticipe donc que les intelligences artificielles seront, pour ainsi dire, un peu moins intelligentes dans les mois à venir. Cela peut vouloir dire que votre enceinte connectée fera des recommandations musicales moins performantes. Mais cela peut aussi avoir des conséquences plus graves : influer sur des décisions de justice dans certains pays ou déterminer si un crédit vous sera accordé ou non.
On voit là les limites de ceux qui recommandent, autant au niveau du gouvernement français que de l’industrie, d’utiliser davantage de technologie intelligente pour faire face à l’épidémie.
En somme, le virus montre toutes les failles de l’univers technologique lisse et perfectionné que certains se plaisent déjà à imaginer déjà en place, et rend flagrant le fait que l’intelligence artificielle n’est pas autonome mais nécessite une quantité de petites mains pour fonctionner.Nicolas Celnik