Mon texte sur l’actualité des luttes abolitionnistes publié dans le magazine Le 1 Hebdo (14 mars 2022)

Le magazine Le 1 Hebdo publie ma tribune sur l’abolitionnisme, entre lutte contre la dissuasion nucléaire et limitation des algorithmes. Ce texte est né d’une conversation avec la journaliste Marie Deshaye.


Abolition

Antonio A. Casilli

Quel est le point commun entre la lutte contre l’esclavagisme, contre la prolifération des armes nucléaires et contre le manque de contrôle des algorithmes ? C’est, à chaque fois, la volonté d’abolir une institution disciplinaire, nous dit le sociologue spécialiste du numérique.

Dans une situation de risque de guerre nucléaire, il est important de rappeler l’histoire du mot abolition. Prenons la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), qui existe depuis quinze ans et avait reçu le prix Nobel pour la paix en 2017. Sa visée est radicale : non seulement interdire, mais “abolir” les armes atomiques.
Cette campagne se rattache à un mouvement beaucoup plus vaste et plus ancien : celui qui, du combat pour l’abolition de l’esclavage au XVIIIe et XIXe siècle, conduit à la lutte contre la peine de mort, contre le système pénal et la police. Il s’agit d’un mouvement très varié, dont la visée politique est la suppression d’institutions considérées comme des formes de répression, ainsi que des sources d’injustice et d’inégalités sociales.

Pour les abolitionnistes, la peine de mort et les prisons sont considérées comme une de prolongation de l’esclavage. Comme ce dernier, elles punissent et disciplinent les corps de populations opprimées. Aux États-Unis, la population carcérale est énorme et très inégalement répartie ; les personnes racisées sont surreprésentées. Les prisonniers sont, de plus, encouragés à travailler pour des activités peu rémunérées.

On voit donc que le mouvement abolitionniste a su à chaque fois changer son cap et sa cible, toujours en restant sur une critique des institutions : c’est toujours le point de départ.

Récemment, d’autres formes d’abolitionnisme se sont manifestées, notamment avec la pensée de toute une nouvelle génération de militants aux États-Unis. En 2020, alors que la crise sanitaire battait son plein, un événement déclencheur, le meurtre de Georges Floyd, a catalysé l’organisation et la structuration d’un mouvement d’abolition de la police. La revendication est de limiter son budget, de la démilitariser. Par opposition, en France on assiste à l’explosion de l’usage de nouvelles armes par les policiers et les gendarmes. Depuis 2010, les tirs d’armes “non létales” sont passés de 1 000 à plus de 32 000 par an. Parfois, l’abolition de la police peut aller jusqu’à la volonté de s’en passer totalement, en réorganisant les collectivités humaines et locales, dans lesquelles on peut gérer l’ordre public d’une manière préventive plutôt que punitive. Il s’agit d’une vision de la justice réparatrice, basée sur le dialogue, l’entraide et l’inclusion.

Le lien entre ces événements apparemment disparates est toujours la volonté politique d’abolir une institution. Et l’esclavage, la prison, la police et le nucléaire doivent justement être considérés comme des institutions qui règlent la vie humaine de manière répressive. Le nucléaire militaire, par exemple, impose de choix de politiques publiques même aux Etats qui poursuivent des processus de dénucléarisation. Face à la menace nucléaire de Vladimir Poutine, l’Allemagne a tout de suite décidé de consacrer 2 % de son PIB aux dépenses militaires. Si le problème de l’Allemagne est la dépendance aux énergies fossiles fournies par la Russie, consacrer 100 milliards d’euros pour poursuivre une transition énergétique significative aurait été une politique à long terme plus intéressante, mais ce n’est pas ce choix qui a été retenu.

Il y a également un lien entre le mouvement abolitionniste et ce dont je m’occupe dans mon activité de chercheur, le numérique. Certes, la réflexion est pour l’instant extrêmement exploratoire, avec une tentative de structuration des luttes. Quel est le lien entre abolition, big data et algorithmes ? C’est le fait que pour un nombre croissant de chercheuses et de chercheurs, il existe une continuité entre des formes d’oppression anciennes et les mesures d’aides aux personnes précaires, de plus en plus automatisées. Les enquêtes de l’américaine Virginia Eubanks montrent comment l’isolement et la discrimination algorithmique ont succédé à l’enfermement physique dans les hospices pour les indigents d’antan. Ces formes de gestion automatisée de l’assistance peuvent parfois créer des véritables désastres dans la vie des pauvres, des migrants, des minorités sexuelles. L’idée est donc d’abolir la gestion automatique de ces aides pour en venir à une gestion réellement humaine, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la législation existante. L’article 22 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) précise ainsi que les citoyens ont le droit de ne pas faire l’objet de décisions entièrement automatisées.

Cela explique qu’un nombre croissant de chercheuses et chercheurs aient cessé de considérer les effets négatifs des technologies simplement comme les conséquences de biais de programmation. La reconnaissance faciale, par exemple, n’est pas seulement dangereuse parce qu’elle est moins précise dans l’identification de personnes qui ne sont pas des hommes blancs. Elle est délétère pour la démocratie puisqu’elle constitue la continuation de politiques de domination anciennes sur les populations, dont l’émancipation passe aussi par une mouvement populaire d’abolition.