Culture numérique et dépression saisonnière : retour sur "le Web est mort"

Nous sommes le 1er octobre. Je peux donc affirmer sans crainte d’être démenti que l’apocalypse n’a pas eu lieu. Quelle apocalypse ? Celle annoncée sur les couvertures des numéros de septembre 2010 de deux incontournables en matière de magazines pour geeks d’outre-Atlantique : Wired et Scientific American.

Elles se ressemblent vachement, hein ? Je suis parmi ceux qui se demandent d’où vient cette attitude négative qui traverse, à ce temps de l’année, les mordus de technoscience étasuniens. Et oui, parce que Scientific American nous a fait sa Cassandre plusieurs fois dans la dernière décennie, en annonçant (je cite au hasard de mes archives) la fin du changement climatique, de la biomasse, de l’énergie nucléaire et même du maïs. Et Wired, à son tour, ne s’est pas gêné de déclarer mortes avant leur temps des tas de technologies, de la télé au Wi-Fi, du téléphone aux voitures. Magnéto, s’il vous plaît…

Que la plupart de ces sombres prophéties se concentrent dans les mois qui vont de septembre à janvier peut dépendre de plusieurs facteurs. Peut-être une hausse de la mélatonine, comme pour la dépression saisonnière ? J’avoue que je ne suis pas trop branché endocrinologie. Si ce n’était qu’un cas de blues hivernal, il serait fréquent auprès d’autres tranches de la population de l’hémisphère nord. Alors que là, c’est clairement un truc de nerds américains.

Il doit y avoir une explication culturelle. Comme un traumatisme passé qui se réactive dès que les premières feuilles de l’automne colorent les jardins des villes étasuniennes. Des mauvais souvenir qui refont surface, comme le fantômes de Noël de Charles Dickens ?

Sans doute le souvenir de l’automne 1999, passé dans l’attente frénétique de l’apocalypse du Y2K. Le ‘bogue du Millénaire’ a ouvert une remise en discussion de l’omnipotence des nouvelles technologies. Pour Wired c’était la fin de la “croyance religieuse” dans les outils informatiques, l’admonestation que les désastres globaux peuvent être précipités par des jeux de chiffres (ceux dans les horloges des calculateurs en l’occurrence). Scientific American, de son côté parlait de fin du monde et de chute dans le chaos. Ces articles rejoignent les tons alarmistes du Cassandra Project, une association techno-catastrophiste américaine dont la mission était la mise en place de mesures contre les effets néfastes du Y2K. Aux yeux du grand public, les ordinateurs en réseaux deviennent porteurs de risques majeurs pour la santé, la sécurité et le fonctionnement des infrastructures essentielles. Les annonces de catastrophes humanitaires sans précédent (dont témoigne cette page web de conseils de survie – du pur vintage !), et même le péril de l’anéantissement potentiel de la vie sur la planète s’affichent comme la contrepartie possible des promesses de la cyberculture des années 1990.

Ou alors le souvenir de l’hiver 2000, préparant l’explosion de la bulle spéculative d’Internet. L’index NASDAQ qui avait grimpé jusqu’à 5132.52 au cours de l’année, sombre de 51% après Noël. Des millions d’employés des start-ups en faillite s’ajoutent à la légion des chômeurs créée par la vague de restructurations et par la précarisation de la décennie précédente. Les banqueroutes, les scandales financiers et les fusions sauvages qui s’enchaînent ne sont qu’une démonstration de plus que la “nouvelle économie” est sujette aux mêmes risques systémiques de l’ancienne. La ruée vers l’or du commerce électronique finit par ressembler à une course de rats et les conséquences sur le plan politique ne tardent pas à se manifester, en déclenchant la série d’événements qui va culminer dans la victoire contestée de George W. Bush contre Al Gore. Ce dernier, avant de devenir le héros de la lutte contre le changement climatique, avait associé son destin politique au secteur des télécommunications et pendant sa vice-présidence avait poussé son effronterie de techno-enthousiaste jusqu’à se vanter d’avoir “inventé Internet”.

Sa défaite préfigure la reconversion militaire de l’internet américain suivie aux attentats du 11 septembre. La déception de la culture numérique étasunienne affecte la communauté geek internationale, comme le résume bien Frank Rieger dans sa synthèse conclusive d’un colloque du Chaos Computer Club.

« Perdre une guerre n’a jamais été une situation agréable. C’est pourquoi la plupart des gens n’aiment pas admettre que nous ayons été vaincus. Nous avions une probabilité vraisemblable de dompter la bête sauvage de la technologie de surveillance universelle – approximativement jusqu’au 10 septembre 2001. Le jour suivant, nous étions vaincus. Tous les espoirs que nous avions, de repousser les grandes multinationales et les ‘pouvoirs sécuritaires’ et de développer des concepts alternatifs fédérateurs dans le monde virtuel, se dissipèrent avec les nuages de fumée du World Trade Center. »

Le trouble affectif saisonnier dont souffre une partie de la culture du Web est lié à une série de coïncidences historiquement documentées, qui remontent au début des années 2000. Quand elle se sera remise de ces émotions, elle pourra arrêter de nous sortir des prophéties outrancières au début de chaque automne. Après tout, T. S. Eliot était catégorique : ce n’est pas septembre le mois le plus cruel.

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