Dans Le Soir (Belgique, 04 févr. 2014)

Le quotidien belge Le Soir consacre un article au sociologue Antonio Casilli, co-auteur de Against the hypothesis of the « end of privacy ». An agent-based modeling approach to social media (avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi, Springer, 2014).

 

 

 

POLEMIQUES, mardi 4 février 2014, p. Brabant Wallon19

Vais-je quitter Facebook?

PHILIPPE DE BOECK

Pour beaucoup, Facebook est devenu incontournable. Ce n’est pas pour rien que le réseau social généraliste compte plus de 1,23 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde. Depuis que le titre est coté en Bourse, Marc Zuckerberg a de grandes ambitions: doubler le nombre d’utilisateurs. Mais à force de renier les engagements des débuts, Facebook commence à perdre de sa superbe. Surtout quand il essaye de se rendre incontournable.«La survie de Facebook est mise en péril non pas par le départ de certaines cohortes d’âge (les ados, notamment), mais par leurs politiques quelque peu téméraires de gestion des données personnelles de leurs usagers», entame Antonio Casilli, chercheur au Centre Edgar-Morin de l’Ehess à Paris où il enseigne la socio-anthropologie des usages numériques.

Le coeur du problème se situe entre ce qui est public et ce qui est privé. Et ce que Facebook, ou plutôt son patron, veut en faire pour des raisons commerciales. Car quand on s’inscrit à Facebook, on donne en fait tout ce qu’on y met. C’est en tout cas ce qui est mentionné dans les conditions générales d’utilisation que personne ne lit malheureusement.«Quand j’analyse les déclarations publiques de Marc Zuckerberg, on apprend qu’il est porteur d’une idée selon laquelle les usagers auraient renoncé à leur vie privée pour adopter une nouvelle norme sociale qui consiste à mettre en public ce qui auparavant était intime. Et qui donc représenterait un changement d’époque. C’est un discours très chargé idéologiquement et moralement parlant. Cette vision des choses implique que quiconque n’est pas prêt à déverrouiller ces paramétrages de la vie privée a quelque chose à cacher, poursuit Antonio Casilli. Ce sont les motivations économiques qui le poussent à dire ça, car Facebook est évidemment basée sur la monétisation de données personnelles. C’est lié à l’introduction de Facebook, mais aussi au fait d’être un entrepreneur de morale. Il faut apparaître avec son vrai nom, sa véritable identité et non pas sous un pseudonyme. C’est aussi une idéologie de connectivité. Celui qui cache sa véritable identité est un suspect potentiel. C’est très lourd de sens et ça se heurte à de très fortes critiques de la part des usagers».Depuis sa création, Facebook a dû faire face à un certain nombre d’accidents de vie privée. «En gros, à chaque fois que le réseau a introduit une nouvelle fonctionnalité ou de nouvelles conditions d’utilisation mettant en mode public ce qui était auparavant en mode privé, explique Antonio Casilli. A chaque fois, l’entreprise présente ça comme étant anodin. Mais à chaque fois, ils se sont heurtés à des réactions virulentes et de plus en plus organisées de leurs utilisateurs. Et huit fois sur dix, Facebook a dû faire marche arrière. Et parfois, Zuckerberg a dû présenter ses excuses personnelles.»Et Antonio Casilli de citer quelques exemples: «Quand ils ont présenté une première version de croisements de données avec des bases commerciales – le Beacon en 2008 – ils n’avaient pas prévenu les utilisateurs qui se sont organisés et ont forcé Facebook à y renoncer. En 2006, lors du lancement du tout premier newsfeed, ils étaient 700.000 à avoir réagi. A l’époque, c’était environ un tiers des utilisateurs du réseau social. Tout ça pour dire qu’on peut obtenir des choses en réagissant massivement. De manière isolée, cela n’a pas de sens.»Toujours d’après Antonio Casilli, on assiste également à une véritable guerre culturelle entre les Etats-Unis et l’Europe autour des paramétrages vie privée/vie publique. «Facebook est loin d’avoir gagné cette guerre et sous-estime la potentialité conflictuelle de leurs actions. C’est quelque chose qui risque d’affecter la survie de Facebook ou, du moins, d’en affecter sa rentabilité commerciale. Ils ne peuvent pas continuer ad libitum avec les données des utilisateurs. En attendant, Facebook continue à s’implanter dans des pays où les législations sur la vie privée sont moins regardantes. C’est le cas avec l’Irlande où se trouve son siège social pour l’Europe», explique-t-il.Et Antonio Casilli de conclure en rappelant que Facebook avait promis, lors de sa création, de favoriser «une socialisation harmonieuse et maîtrisable». «On voit que tout cela est devenu très relatif», conclut Antonio Casilli.

PHILIPPE DE BOECK

(1)«Contre l’hypothèse de la fin de la vie privée. La négociation dans les médias sociaux», Antonio A. Casilli, Revue française des sciences de l’information et de la communication. Et «Les liaisons numériques» (Seuil).