[Vidéo et compte rendu] Antonio Casilli au Sénat pour la journée "Vie privée et renseignement" (22 mai 2014)

Le 22 mai, La Commission des lois du Sénat a organise une journée d’étude sur le thème : “Numérique, renseignement et vie privée : de nouveaux défis pour le droit” au Sénat, Palais du Luxembourg. Parmi les intervenants de la première table-ronde, le sociologue Antonio Casilli, auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014), avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi.

Intervention Antonio Casilli “Numérique, renseignement et vie privée” (18″ 23′) | Public Sénat VOD.

[Ajout août 2014 :

Deux rapports du Sénat présentant les résultats de l’étude de Paola Tubaro, Antonio A. Casilli, Yasaman Sarabi, Against the Hypothesis of the End of Privacy – An Agent-Based Modelling Approach to Social Media, Springer, 2014

– “Numérique, renseignement et vie privée : de nouveaux défis pour le droit”
http://www.senat.fr/rap/r13-663/r13-6631.pdf
Rapport d’information de M. Jean-Pierre SUEUR, fait au nom de la commission des lois n° 663 (2013-2014) – 27 juin 2014

– “L’Europe au secours de l’Internet : démocratiser la gouvernance de l’Internet en s’appuyant sur une ambition politique et industrielle européenne”
http://www.senat.fr/rap/r13-696-1/r13-696-11.pdf
Rapport d’information n° 696 (2013-2014) de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la MCI sur la gouvernance mondiale de l’Internet, déposé le 8 juillet 2014]

Internet : Professionnels et associations réclament une nouvelle loi sur la vie privée

[Compte rendu de la séance, disponible sur le site web du Sénat]

Rémi Clément

Le 23.05.2014 à 17:35 – Mise à jour 01.01.1970 à 01:33
Internet : Professionnels et associations réclament une nouvelle loi sur la vie privée
Présentation du colloque “Numérique, renseignement et vie privée.”
© Sénat
Face à l’explosion du volume des données individuelles sur Internet, professionnels et associations en conviennent : le droit à la vie privée doit être protégé. Et cela passe par une nouvelle loi. Celle en vigueur date de 1990.

Internet sonne-t-il le glas de la vie privée ? C’est la question qui était posée aux intervenants du colloque « Numérique, renseignement et vie privée : de nouveaux défis pour le droit », organisé par le Sénat, hier.  A la barre, des défenseurs du droit au respect de la vie privée, comme le cofondateur de la Quadrature du Net Philippe Aigrain ou le chercheur Antonio Casilli mais aussi le directeur des politiques publiques de Google France Benoît Tabaka ou la juriste Christiane Féral-Schuhl.

En première ligne : l’explosion du volume de données produites par les internautes. « 90% des données personnelles présentes sur internet, ont été créées ces deux dernières années » note Christiane Féral-Schuhl. Un boom qui suscite des inquiétudes. Les données personnelles suscitent chaque jour plus d’intérêts commerciaux. « Nous sommes confrontés à un modèle économique qui consiste à collecter un maximum de données sur les utilisateurs pour les réutiliser à des fins consuméristes » alerte-t-elle.

Une situation potentiellement explosive, alors que beaucoup d’internautes s’imaginent encore que leur utilisation privée des réseaux sociaux reste confidentielle. « Il y a là un problème culturel » note Christiane Féral-Schuhl. « Internet a une mémoire d’éléphant, rien ne se perd. […] Des photos vont pouvoir ressortir cinq ans, dix ans, vingt ans plus tard » explique l’ancien bâtonnier. « Et quand il y a un préjudice, il est à l’échelle planétaire, avec des dommages considérables. »

« Vous avez zéro vie privée, tournez la page »

Plus qu’une évolution culturelle, c’est une évolution juridique qu’appellent de leurs vœux les intervenants. La loi sur la protection de la vie privée en vigueur date de 1990. Et serait loin d’être adaptée aux réalités des évolutions technologiques. « Le cadre légal est aujourd’hui basé sur une vieille conception de la vie privée », note Antonio Casilli. Un cadre qui n’est plus adapté « au contexte » de diffusion des données individuelles  sur internet. Et à leur potentielle exploitation par des acteurs privés ou publics.

La vie privée est aujourd’hui violée aussi par « les Etats que les opérateurs privés », note Philippe Aigrain. D’un côté, « le processus de captation et d’utilisation des données par les Etats n’a cessé de s’accroître, au nom d’une conception toujours plus étendue de la sécurité ». De l’autre, les acteurs privés du net ont développé des modèles commerciaux qui reposent directement sur « des abus de la vie privée. »

Ces abus, les entreprises ont longtemps essayé de les maquiller sous un vernis idéologique, explique Antonio Casilli. Le chercheur se souvient : « En 1999, le PDG de Sun Microsystems avait déclaré : “De toute façon vous avez zéro vie privée, tournez la page”. En 2010, c’était Marc Zuckerberg qui affirmait que “la vie publique était la nouvelle norme et que la vie privée était finie.” Au G8 de 2011, le PDG de Cap Geminin, Paul Hermelin, s’était dit certain que “la vie privée avait été une parenthèse dans l’histoire de l’Homme.”

Un discours teinté d’idéologie qui, pour Antonio Casilli, cherche avant tout à nier toute historicité de la vie privée. « On cherche à nous faire croire que la vie privée s’est affirmée à un instant de l’histoire, mais qu’ensuite on est revenu au temps où on vivait dans des petites communautés rurales. Communautés qui seraient justement reproduites par notre groupe d’amis sur les réseaux sociaux. »

Une nécessaire évolution juridique

Mais, depuis quelques années, certains signes indiquent que le paradigme pourrait bien se retourner contre les géants du web. « Comme le fait que 30% des utilisateurs de Facebook, entre 15 et 34 ans, aient choisi de délaisser le réseau social pour se tourner vers Tumblr », note Philippe Aigrain. Ou que « les entreprises du cloud aient subi entre 20 et 30 milliards de dollars de perte en trois ans, depuis les révélations sur les viols de la vie privée des internautes », avance Antonio Casilli. Surtout, les révélations d’Edward Snowden sur les lien entre les Etats et les géants de l’Internet ont permis une prise de conscience générale.

 « On assiste à un véritable changement de discours » constate Antonio Casilli. « Les géants du web doivent abandonner la rhétorique de la fin de la vie privée, qui avait leur cheval de bataille depuis quinze ans. »

Un peu esseulé à la table, Benoît Tabaka, directeur des politiques publiques de Google France reconnaît, lui aussi, la nécessaire évolution de l’attitude des entreprises. Même s’il préfère évoquer « de nouvelles demande » auxquelles « Google est tenu de répondre. » Au programme : plus d’informations pour l’internaute sur l’utilisation qui est faite de ses données personnelles, la possibilité, pour ce dernier, de pouvoir sortir  des services et la mise en place de systèmes de cryptage par chiffrement SSL pour protéger son anonymat au cours de son utilisation des services (connexion à sa boîte mail, recherche sur moteur de recherche, cloud…)

Des mesures que Tabaka souhaite voir accompagnée de la mise en place de systèmes de contrôles au sein de l’entreprise. Des « gardes fous » qui seraient actifs au moment des demandes de transmissions de données par les Etats. Avec un but : s’assurer de la conformité de la requête avec le droit américain mais aussi le droit local du pays d’où est issue la demande de renseignement.

Des mesures qui ne peuvent libérer l’Etat de ses responsabilités. Un volet légal doit être mis en place pour assurer « plus de transparence » explique le directeur des politiques publiques de Google. Un avis sur lequel s’accordent tous les intervenants de la table ronde.

 « Il est essentiel que les lois redonnent un nouveau pouvoir de négociation collective face aux Etats et aux grands acteurs commerciaux » explique Philippe Aigrain. Des vœux qui pourraient être rapidement exaucés. La nouvelle secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire doit préparer un projet de loi à la rentrée.