La carte d’identité pour s’inscrire sur les médias sociaux, ou le durcissement des intermédiaires d’identité souples

Les internets se sont insurgés, comme il était prévisible, suite à la proposition de l’élu d’extrême-extrême droite français Eric Ciotti : imposer « la carte d’identité pour s’inscrire sur les réseaux sociaux ». Je pourrais me joindre au concert de critique qui a accueilli cet énième bêlement de partisan de l’identification forcée comme outil de « civilisation d’internet » via une politique des « vrais noms ».

Mais à ce stade, ma modeste proposition se limite à encourager toute personne intéressée à (re)lire l’article de Zarsky & de Andrade (2013) Regulating electronic identity intermediaries. Selon les auteurs le processus d’identification passe de manière générale par la définition du rôle des « intermédiaires d’identité ». (Ce n’est pas une nouveauté : il y a une vaste littérature sur les documents d’identité et leurs intermédiaires en histoire). Les intermédiaires d’identité participent à la « création, l’authentification, la vérification et l’accompagnement d’identités stables par lesquelles nous interagissons, envoyons et recevons de l’information en ligne, et, aussi bien, structurent notre identité et notre personnalité » (2013 : 1339). L’activité d’intermédiation est cruciale car elle met en évidence le rôle politique grandissant d’acteurs allant de l’État au secteur privé.

Il existe différentes catégories d’acteurs remplissant ce rôle d’intermédiaires d’identification. Ils se succèdent dans le temps. Historiquement, le premier intermédiaire d’identité est l’Etat (ex. obligations légales d’enregistrement des naissances, données biométriques, participation à la statistique publique [recensements…], authentification des actes légaux). L’État institue une identification «dure», dont la contrainte majeure est la nécessité pour la personne qui s’identifie de se trouver en présence physique de l’intermédiaire d’identité.

Avec le temps, d’autres intermédiaires se sont ajoutés à l’Etat : banques, compagnies téléphoniques, assurances, fournisseurs d’électricité… (Ex. Une carte bleue ou une facture de votre fournisseur d’énergie peuvent dans plusieurs situations valider une identifications formelle). Cette deuxième catégorie d’intermédiaires a souvent assoupli les modalités de mise en présence des sujets candidats à l’identification. Une rencontre physique est toujours présupposée mais les lieux sont variables (pas forcément dans un bureau étatique mais par ex chez vous).

Troisième catégorie, plus récente d’un point de vue chronologique: les systèmes de médiation numérique (fournisseurs email, FB, comptes clients…). Zarsky & de Andrade situent son apparition autour de 1999 lors du lancement de la directive européenne eSig. Ils l’appellent régime de « soft eID ». Pour ces systèmes, la présentation initiale d’un titre d’identité certifié, voire la présence physique, devient progressivement accessoire. Plateformes publicitaires, médias sociaux,les sites d’e-commerce ou de démarches administratives en ligne: des « intermédiaires de soft eID ». Ils jouent un rôle similaire d’identification, mais dans un cadre légal différent (d’où controverses fréquentes sur l’anonymat/pseudonymat…).

Bref, M. Ciotti est en train de demander qu’on s’inscrive avec un identifiant « dur » (étatique, ex. une pièce d’identité) sur un service d’identification «soft» (privé, ex sur Facebook). C’est une demande de rapprochement qui est (hélas) cohérent avec plusieurs évolutions récentes autant des intermédiaires privés (ex. la politiques des «vrais noms» sur les médias sociaux) que des intermédiaires publics (ex. le dispositif France Connect « le premier composant de l’Etat plateforme »…). Le constat de cette tendance récente à la convergence ne doit pas, pour autant, nous faire croire que le proposition de M. Ciotti soit réalisable, ni même raisonnable. La proposition de rapprocher de manière sauvage ces deux modalités d’identification (identification régalienne et identification par des entreprises privées) il nous met face à l’incompatibilité des circonstances pratiques (où s’inscrire sur FB ? à la mairie ? chez soi ? dans n’importe quel commerce ?) et légales (est-ce qu’à terme mon ID Apple féra foi en justice ?), tout en réaffirmant l’inquiétante proximité politique de ces systèmes — durs ou souples — d’identification et de gouvernement des individus.

Ce texte est une version remix du chapitre “La fausse piste du processus d’identification” de l’article co-publié avec Fred Pailler S’inscrire en faux: Les fakes et les politiques de l’identité des publics connectés, Communication, vol. 33/2 | 2015.