Compte rendu dans la revue ETVDES (avril 2019)

Recension de Franck Damour, parue dans le numéro d’avril 2019 de ETVDES – Revue de culture contemporaine.

Le titre renvoie au maître de l’absurde Samuel Beckett : après tout, ne vous est-il pas arrivé, ces derniers jours, de devoir confirmer à une machine que vous n’êtes pas un robot… C’est le mécanisme à la fois absurde et cyniquement efficace de l’économie de l’intelligence artificielle qu’Antonio Casilli démonte dans cet ouvrage qui fera date, car il n’a pas d’équivalent à ce jour. L’auteur défend une position forte dans le débat contemporain sur le « grand remplacement » des hommes par les robots : c’est un fantasme, un argument commercial, une croyance technophilique. La réalité est que ces algorithmes ne fonctionneraient pas sans le travail de millions de personnes dans le monde, un travail fragmenté, fait de microtâches (Casilli décrit cette « tâcheronisation » du travail), parfois rémunéré de mille façons, souvent sans rémunération, et toujours caché dans une novlangue qui nie la réalité de ce travail. La force du livre est de tenir ensemble de multiples formes de ce travail : ce sont les tâches effectuées à la demande pour Uber ou Deliveroo, bien visibles et connues ; mais aussi les moins médiatisées microtâches qui consistent à entraîner et réguler les fameuses « intelligences artificielles », à saisir des lignes de code, identifier des images, recopier quelques lignes d’un ouvrage numérisé, etc. ; et enfin tout le travail effectué par les usagers dans les réseaux sociaux en postant, en relayant, en commentant, etc. L’autre force du livre est de mettre en valeur la forme de ces entreprises : la plate-forme, qui tend à devenir celle de toutes les entreprises dans le processus croissant d’externalisation des activités. Casilli ne s’en tient pas à une critique, il invite au final à imaginer une autre forme de capitalisme de la plate-forme, qui rendrait celle-ci à ses origines : servir ce qui est commun. Un livre salutaire qui nous fait comprendre que l’ère du « numérique » (des chiffres, aériens et volatils) est avant tout celle du « digital » (des doigts, terrestres, beaux et fragiles par leur gravité).